Jean-Joseph Boillot : « Pékin et New Delhi, c’est le yin et le yang »
La Chine, l’Inde et l’Afrique pourraient structurer l’économie mondiale d’ici à vingt ans. Industrie, innovation et matières premières : ces trois blocs sont complémentaires.
L’économie mondiale portée par la troïka Chine-Inde-Afrique en 2030 ? Le Français Jean-Joseph Boillot en est convaincu. Conseiller auprès du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii), à Paris, mais aussi cofondateur de l’Euro India Economic & Business Group, il vient de publier Chindiafrique, un essai dans lequel il explique la dynamique qui fera de ces trois blocs un nouveau triangle de développement.
Jeune Afrique : La Chine, l’Inde et l’Afrique feront d’après vous « le monde de demain ». Qu’entendez-vous par là ?
Jean-Joseph Boillot : Ces trois géants représenteront en 2030 la moitié de l’humanité, avec chacun une population de plus de 1,5 milliard d’habitants. Réunis, ils regrouperont même plus des deux tiers de la population jeune du monde, alors que les pays riches connaîtront un vieillissement. Outre l’aspect démographique, ils pèseront grâce à leur décollage économique près de 45 % du PIB mondial, soit une contribution à la croissance internationale quatre fois plus importante que celle des pays de l’OCDE [Organisation de développement et de coopération économiques, NDLR]. Vous voyez bien que dans ces conditions, l’agenda du monde ne peut plus être fixé par des pays de quelques dizaines de millions d’habitants.
La Chindiafrique dominera-t-elle le monde ?
Non, parce que ce triangle a en son propre sein encore beaucoup de défis à relever. Même si la Chine reste jeune, elle devra gérer le vieillissement de sa population. Et ce phénomène sera un choc au moins aussi important que celui des années 1980, lorsque l’empire du Milieu a décollé. L’Inde, quant à elle, n’a à mon avis pas les moyens d’atteindre la croissance de 8 % à 10 % que lui prédisent certains experts. Enfin, en Afrique, la faiblesse des États nuit à l’affirmation d’un pouvoir politique et à l’exploitation d’un pouvoir de marché. Par ailleurs, au niveau mondial, il y aura un certain équilibre dans la répartition de ce qu’on appelle le brain power, le pouvoir des cerveaux bien formés. Toutefois, de par leur modèle économique, les facteurs de marché et le rythme d’écoulement des produits au sein de ces trois blocs, ce sont eux qui structureront l’économie mondiale et qui seront ses locomotives.
Avez-vous un exemple précis ?
Prenons le secteur automobile. Il y a vingt ans, la Chindiafrique représentait un marché d’à peine 2 millions de véhicules par an. Aujourd’hui, la Chine, c’est 15 millions de véhicules, et l’Inde 5 millions. En tout, cela fait 20 millions de voitures par an, soit l’équivalent du marché américain aujourd’hui. L’Afrique, d’à peine 1 million de véhicules aujourd’hui avec surtout des voitures d’occasion, devrait passer à 6 millions d’unités d’ici à cinq ans. Le basculement dont nous parlons ne se limite pas à ces chiffres-là, mais concerne notamment les types de voitures qui sont actuellement fabriquées, les technologies utilisées et l’origine de la demande. On voit bien aujourd’hui que la tendance est aux voitures low cost mais de bonne qualité, et que les constructeurs sont dans une démarche d’implantation dans les marchés émergents de ce triangle. Par exemple, si Renault s’est installé au Maroc, c’est, au-delà du marché local, pour produire des véhicules destinés à l’Afrique subsaharienne.
Historiquement, la Chine et l’Inde sont fort éloignées, en termes de culture comme d’organisation sociale et politique. Où sont leurs intérêts communs ?
Le couple Inde-Chine fonctionne comme le yin et le yang, c’est-à-dire en complémentarité. Les points forts de la Chine sont les points faibles de l’Inde, et vice versa. Un exemple : le chinois ZTE et l’indien Bharti ont conjointement reçu, en novembre 2012, au Cap [Afrique du Sud], un prix des Africa Com Awards pour avoir mis au point un relais de téléphonie mobile alimenté par une énergie mixte éolienne et solaire. Sur le plan industriel, l’Inde a des handicaps et va continuer à en avoir, sa structure sociale se prêtant plutôt à l’émergence de très bons commerçants et hommes d’affaires. Cela crée des groupes qui sont d’une innovation hors pair en termes de marketing et de business model. Les Chinois, de leur côté, ont une capacité d’organisation qui leur permet de copier des technologies et de fabriquer en masse des produits à prix compétitifs.
L’expression « Chindia » existait déjà, vous y ajoutez l’Afrique. Quelle place occupe le continent à côté de ce couple finalement complémentaire ?
Le jeu se fait désormais à trois. L’Afrique a des matières premières que ni la Chine ni l’Inde n’ont. Contrairement à ce qu’on peut penser, le continent ne se fait pas piller par ces deux pays asiatiques. Il leur vend ses ressources naturelles aux prix du marché. Mais sur le plan industriel, l’Afrique aura du mal à décoller réellement dans les prochaines décennies pour les raisons qu’on connaît, notamment le déficit d’infrastructures. De fait, elle va bénéficier de l’apport de la Chine et de l’Inde dans ce domaine. Sans le made in China, vous n’auriez pas, par exemple, tous ces téléphones portables qui envahissent l’Afrique. Et sans l’Inde et son business model, qui aurait pu proposer la minute de communication de téléphone pour l’équivalent de 0,01 euro en Afrique ?
Le jeu se fait désormais à trois. Et contrairement à ce qu’on peut penser, l’Afrique ne se fait pas piller.
Dans ces conditions, l’Afrique ne restera-t-elle pas le terrain de jeu des puissances asiatiques et occidentales ?
En théorie économique, dès lors qu’il n’y a plus de monopole d’intervention, vous avez la possibilité de choisir vos partenaires. L’arrivée de la Chine et de l’Inde a bousculé le rapport des forces en Afrique. On voit bien que la Banque africaine de développement, devenue aujourd’hui l’une des meilleures au monde, est capable sur des tas de projets de mettre en concurrence l’Inde, la Chine, les différents pays européens et même les États-Unis… Il s’agit là de l’un des signaux qui montrent qu’il n’y aura pas une nouvelle conférence de Berlin [qui, en 1885, organisa le partage de l’Afrique entre les différents empires coloniaux], mais que l’Afrique aura son mot à dire. Et puis il faut ajouter la montée des groupes africains, qui ont aussi leur partition à jouer.
Vous considérez l’Afrique comme un bloc homogène, alors qu’à l’inverse de la Chine et de l’Inde elle est composée de 54 pays avec chacun ses particularités. Cela ne fausse-t-il pas votre analyse ?
On peut très bien dire la même chose pour la Chine et l’Inde. Lorsqu’on désagrège les statistiques de ces deux pays, on s’aperçoit par exemple que l’Inde, avec 28 États, est très hétérogène, de même que la Chine, avec sa vingtaine de provinces. Quelque 80 % des exportations de l’empire du Milieu viennent du Guangdong, dans le Sud. C’est vrai que l’Afrique, c’est 54 pays, Wangari Maathai [écologiste kényane, Prix Nobel de la paix en 2004] disait même 1 500 micronations. Mais on voit émerger des structures collectives régionales [des unions douanières, par exemple] qui commencent à jouer un rôle essentiel.
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