Quand l’Afrique s’écrit au futur

Publié le 4 juin 2006 Lecture : 8 minutes.

Le samedi 31 janvier 2004, vers 13 heures, Laurent Gabgbo pose la première pierre du futur palais de la présidence de la République de Yamoussoukro, manifestant par là même son désir de rendre irréversible le transfert de la capitale ivoirienne d’Abidjan vers l’intérieur du pays. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de voir cet homme qui, en 1983, alors dans l’opposition et exilé à Paris, s’était farouchement opposé à ce transfert s’en faire aujourd’hui l’ardent promoteur (voir pp. III à V).
Comment expliquer un tel retournement ? Le chef de l’État répond que beaucoup d’argent a été investi dans ce projet et qu’en tant que « gérant des biens du pays », il ne souhaite pas perdre le bénéfice des investissements réalisés. De fait, peu de temps après son élection, survenue en octobre 2000, Laurent Gbagbo profitait d’un déplacement à Yamoussoukro en mars 2001 pour annoncer un prochain « transfert effectif » de la capitale. Le mois suivant, comme pour traduire en actes la détermination du président à aller de l’avant, l’Assemblée nationale tenait une session sur place, dans des locaux du PDCI, la formation créée par Houphouët-Boigny.
Les esprits chagrins n’ont pas manqué de voir dans cette démarche une tentative de récupération de l’héritage politique de l’ancien président par celui qui fut longtemps l’un de ses plus irréductibles adversaires. Issu d’un groupe ethnique du Centre-Ouest, les Bétés, très minoritaire, Gbagbo ne peut pas ne pas s’intéresser à l’électorat des Akans, dont Yamoussoukro est un peu l’épicentre et qui constituent quelque 40 % de la population du pays.
Quoi qu’il en soit, il suffit de se rendre sur place pour constater que la déclaration présidentielle n’était pas un effet d’annonce. Sur le site qui accueillera la nouvelle zone administrative et politique, les travaux vont bon train. Grâce à la République populaire de Chine, un immeuble d’envergure, la Maison des députés, est déjà sorti de terre. Il a été solennellement livré aux autorités ivoiriennes le 26 mai. La construction de l’axe central de même que celle du futur palais présidentiel, pièces maîtresses du nouvel ensemble urbanistique, sont engagées.
Au cur de ce projet titanesque auquel personne ne croyait plus, on retrouve Pierre Fakhoury, celui-là même à qui Houphouët avait confié la construction de « sa » basilique. Lui y a toujours cru. Dès 1988, avant donc l’achèvement de l’édifice religieux, il travaillait sur le plan d’urbanisme de la capitale. Bouclée en 1989, l’esquisse est depuis lors exposée dans les locaux de la Direction et contrôle des grands travaux (DCGTx), dirigée alors par le Français Antoine Cesaréo et qui se transformera en Bureau national d’études techniques et de développement (BNETD) en 1994 (voir l’encadré p. X).
Quand Alassane Dramane Ouattara est nommé Premier ministre, en avril 1990, avec pour priorité de redresser l’économie – ce qu’il fera avec quelque succès -, Pierre Fakhoury sait que Yamoussoukro n’est plus la priorité. Mais il est convaincu aussi que le projet aboutira tôt ou tard. C’est avec Henri Konan Bédié, le successeur d’Houphouët, décédé en décembre 1993, que la flamme est rallumée. Si on lui a reproché de s’intéresser un peu trop à son propre « village », Daoukro, où il a multiplié les investissements, l’ancien président de l’Assemblée nationale n’a jamais remis en question le choix du « Vieux ». C’est sous sa présidence, et jusqu’au coup d’État de décembre 1999, qu’est mis au point le plan d’urbanisme de la nouvelle capitale. Le schéma élaboré avec Houphouët est repris, mais plus en détail. Le palais présidentiel et les sièges des autres pouvoirs sont localisés, de même que les différents départements de l’administration. On détermine l’emplacement des lacs, des jardins et des autres espaces publics. Un musée de l’Agriculture est imaginé.
Au terme de plus de quatre ans d’études, les travaux démarrent à la fin de 1998 avec la mise en chantier de la Voie triomphale, immense artère de 6 kilomètres de long et de 120 mètres de large – l’équivalent de l’avenue Foch, à Paris -, autour de laquelle doit s’organiser l’ensemble de la zone administrative et politique à bâtir.
Survient le coup d’État de 1999 qui chasse Bédié du pouvoir. Pour le nouveau maître du pays, le général Robert Gueï, qui se considère lui aussi comme un héritier du « Vieux », les choses sont claires : « Pas de problème, déclare-t-il à Fakhoury. On continue : c’est le projet du président Houphouët. » Mais il n’aura pas le temps de voir le dossier progresser. Dix mois après son arrivée à la tête de l’État, il doit céder la place à Laurent Gbagbo, vainqueur de l’élection d’octobre 2000.
Dès son accession à la présidence, ce dernier fait venir Fakhoury pour passer en revue tous les projets de l’État. Il en retient certains, en reporte d’autres, voire les annule s’il ne les trouve pas bons. Quid de Yamoussoukro ? À l’architecte il tient en substance ce propos : « Je continuerai l’uvre d’Houphouët. Je n’étais pas d’accord au départ, mais maintenant qu’on est si engagé, il faut aller jusqu’au bout et faire en sorte que la nouvelle capitale soit digne du peuple ivoirien. »
Les choix de Fakhoury, grandioses et résolument futuristes (voir plus loin), auraient pu faire tiquer le chef de l’État. Mais non, il les approuve. Pour la première fois dans l’histoire contemporaine du pays, voilà une entreprise qui n’est pas un héritage des autres – les Français en l’espèce. Il l’assume avec fierté : « C’est un projet philosophique et de civilisation issu de notre seule volonté et porteur de notre identité. Ce projet doit être nous, c’est-à-dire nous ensemble », se plaît-il à répéter. Son objectif est de rendre le processus irréversible. Qu’il se succède ou non à lui-même à l’issue des élections prévues pour octobre 2006, il veut entrer dans l’Histoire comme un grand bâtisseur.
Gbagbo retouche le plan d’aménagement de la nouvelle capitale à plusieurs reprises, pour lui donner encore plus d’ampleur. Ainsi le futur siège de l’Assemblée nationale est-il agrandi pour pouvoir accueillir cinq cents députés. La Côte d’Ivoire en compte aujourd’hui deux cent vingt-cinq pour quelque 18 millions d’habitants. Dans trente ans, ceux-ci seront 50 millions. Dans le même temps, le chef de l’État compte faire voter une loi pour limiter la hauteur des immeubles : aucun ne devrait dépasser la basilique.
Les travaux, dès lors, connaissent un coup d’accélérateur. Et ce n’est pas l’arrivée, le 4 décembre 2005, à la tête du gouvernement de Charles Konan Banny qui pourrait inverser le cours des choses. Enfant du pays baoulé, frère de l’ancien maire de Yamoussoukro, le nouveau Premier ministre ne peut être que favorable à l’entreprise. Ayant bouclé le plan foncier rural et approuvé le plan d’urbanisme de la ville nouvelle, le BNETD élabore actuellement le schéma directeur d’assainissement et procède à l’étude d’impact environnemental, autant d’étapes significatives de l’avancement de l’opération. Après l’ouverture des chantiers de la Voie triomphale et du palais présidentiel a également été lancée la construction de l’Assemblée nationale. Dans les mois à venir viendront les autres voies de circulation. Entre-temps, les Chinois ont mené à son terme la construction de la Maison des députés. Plus qu’un symbole, cette réalisation indique qu’à l’extérieur comme à l’intérieur tout le monde croit désormais à la faisabilité de l’opération.
On est bien entendu fondé à s’interroger sur l’opportunité politique et économique de l’entreprise. Comment un pays en pleine crise politique, dont la priorité devrait être de réintégrer l’ancienne rébellion qui occupe la moitié nord du pays depuis bientôt quatre ans, peut-il se lancer dans des investissements de prestige qui ne semblent pas répondre, loin s’en faut, aux priorités de l’heure ?
À cela les partisans du transfert répondent qu’il transcende les contingences de l’heure et s’inscrit dans une logique de décentralisation et d’aménagement du territoire inéluctable. Yamoussoukro est un carrefour au centre de la Côte d’Ivoire : son essor profitera à l’ensemble du pays, ne serait-ce que par le marché que constituera une cité appelée à dépasser le million d’habitants (elle en compte quelque 50 000 aujourd’hui). L’impact sera grand sur le Nord, gros producteur de produits vivriers (viande, fruits et légumes, céréales), tandis que l’agro-industrie se développera dans les environs. Sans compter les emplois qui seront créés par la construction de la ville nouvelle. Pierre Fakhoury, certes l’opérateur le plus impliqué dans le projet, fait déjà travailler six cents personnes. Ce chiffre grimpera à trois mille d’ici moins d’un an.
Abidjan, mégapole saturée, sera de son côté soulagé de ses fonctions politiques pour jouer pleinement son rôle de pôle économique à vocation sous-régionale. Des immeubles seront libérés par l’administration, offrant ainsi autant de possibilités à des grandes sociétés de s’établir au Plateau, le quartier des affaires. Et l’on ne craint guère la dissociation des fonctions administratives et économiques. On sait que l’autoroute reliant les deux cités s’arrête pour l’instant à Singrobo, à environ 90 km de Yamoussoukro. Les travaux portant sur les quelque 90 km restants devraient être achevés d’ici à 2009, mettant Abidjan à une heure et demie de voiture.
La question que chacun se pose : combien coûtera ce transfert ? S’il est difficile de chiffrer une par une les réalisations, on peut se risquer à une évaluation globale. Selon les estimations les plus sérieuses, le montant total des investissements publics et privés à réaliser dans les trente années à venir devrait s’élever à 2 500 milliards de F CFA (380 millions d’euros) en additionnant les équipements structurants, les bâtiments administratifs, les infrastructures de transports, les équipements de santé, les logements, etc. C’est en gros ce qui a été dépensé jusqu’ici pour la ville, y compris la construction du barrage de Kossou et l’édification de Notre-Dame-de-la-Paix.
C’est peu, pour un pays dont le PIB s’est élevé à 16,1 milliards de dollars en 2005, et énorme à la fois. Quoi qu’il en soit, les dépenses ne grèveront que très peu les finances publiques. Si l’on prend le cas de la Maison des députés, sur un total de 22 milliards de F CFA, l’État n’a pris en charge que 1,5 milliard, les Chinois ayant déboursé le reste – avec des contreparties dans le secteur du pétrole. Une bonne partie des fonds sera d’ailleurs levée sur le marché international des capitaux grâce aux garanties du patrimoine immobilier et, surtout, pétrolier de la Côte d’Ivoire. On compte également sur les sources privées pour financer des projets complémentaires.
Ces spéculations économiques valent ce qu’elles valent. Le plus important, pour l’instant, est que, du président Gbagbo à son prédécesseur Bédié, en passant par Alassane Ouattara, chef de file du Rassemblement des républicains, et Guillaume Soro, leader de l’ex-rébellion du Nord, toute la classe politique est aujourd’hui réunie autour du projet de transfert. C’est, à l’évidence, la meilleure garantie de son succès.

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