Pourquoi Yamoussoukro

Publié le 4 juin 2006 Lecture : 10 minutes.

Avec la pose de la première pierre du palais de la présidence de la République à Yamoussoukro, le 31 janvier 2004, le processus du transfert de la capitale de la Côte d’Ivoire est devenu irréversible. II fallait couper court à toutes les supputations en marquant nettement notre volonté d’aller de l’avant. J’ai décidé d’inscrire mon pays dans le sens du progrès, de le sortir des tâtonnements préjudiciables à l’affirmation de notre souveraineté.
Le sens de cet engagement mérite d’être compris de tous. Il répond d’abord à une nécessité, la nécessité de partir d’Abidjan. Cette dernière ville est la troisième capitale de la Côte d’Ivoire après Grand-Bassam et Bingerville, qui ont été les sièges successifs du gouvernement colonial. Et c’est peut-être de l’histoire de ces villes, qui content, chacune à sa manière, la marche de la nation ivoirienne, qu’il faut partir pour comprendre notre projet d’aujourd’hui.
Au commencement était Grand-Bassam, une ville bâtie sur un site qui répondait parfaitement au projet d’une colonie d’exploitation. Construite sur la côte, au confluent du fleuve Comoé, voie de communication naturelle vers l’hinterland, et des principales lagunes, la ville était considérée comme la véritable porte d’entrée du pays et vouée au commerce extérieur. C’est là que les Français signèrent, le 19 février 1842, leur premier traité en terre ivoirienne par lequel « la souveraineté pleine et entière du pays et de la rivière de Grand-Bassam est concédée au roi des Français ». Contestant par la suite ce traité, dont ils n’avaient sans doute pas mesuré toutes les implications au moment de la signature, les Bassamois et les Tchaman (Ébriés) opposèrent une farouche résistance à l’occupation française marquée notamment par une attaque du fort Nemours (1853), le pillage d’un bateau (1871) et des rébellions ouvertes partout sur la côte contre le pouvoir français. Il fallut envoyer sur place une colonne de l’armée coloniale venue de Gorée pour obtenir la soumission des populations locales.
En 1893, le gouvernement de la Côte d’Ivoire devient autonome, et la Côte d’Ivoire colonie, avec Binger pour premier gouverneur et Grand-Bassam comme capitale. Le palais du gouverneur, siège et symbole de l’autorité coloniale, est un bâtiment préfabriqué en France et livré le 18 avril 1893, en même temps que d’autres « maisons démontables » destinées aux postes de Tabou, Sassandra et San Pedro. Mais Grand-Bassam ne restera capitale de la Côte d’Ivoire que six ans. Outre l’hostilité des Africains, nécessitant un site facile à défendre, ce sont des épidémies répétées de fièvre jaune qui sont à l’origine de la décision prise, dès 1897, de transférer la capitale sur un site plus apte à recevoir les Européens.
Bingerville, ainsi baptisée en souvenir du premier gouverneur de la colonie, fut construite à partir de 1899 pour servir de capitale transitoire, en attendant le percement du canal de Vridi, la construction du port et du chemin de fer sur le site actuel d’Abidjan. Les travaux ayant duré plus longtemps que prévu, la Côte d’Ivoire s’est trouvée un moment avec trois capitales : Grand-Bassam, capitale économique avec le Warf ; Abidjan, la capitale désignée qui n’abritait pas encore le siège du pouvoir ; et Bingerville, capitale intérimaire où les travaux de construction du palais du gouverneur, commencés en 1905, ne s’achèveront que sept ans plus tard. C’est en 1913 que le gouverneur Angoulvant aménage dans ce palais qui existe encore aujourd’hui. Il a fallu attendre le 20 novembre 1920 pour que le Conseil du gouvernement entérine le projet de faire d’Abidjan la capitale et le 1er juillet 1934 pour que cette décision devienne effective.
Le transfert de la capitale à Abidjan était commandé par plusieurs facteurs. En quittant Grand-Bassam, le pouvoir colonial ne cherchait pas seulement à s’installer sur un site plus salubre. Il fallait aussi un site susceptible d’accueillir des infrastructures à la mesure du développement économique de la colonie alors en pleine expansion. On songea un moment à Drewin, aujourd’hui appelé Sassandra, mais Abidjan offrait de bien plus grands avantages stratégiques et géographiques le désignant tout naturellement, d’une part, pour abriter un grand port, moyennant le percement d’une langue de terre de près d’un kilomètre qui séparait la mer de la lagune, et, d’autre part, pour être le point de départ d’un chemin de fer qui devait traverser toute la colonie et désenclaver les colonies situées au nord de la Côte d’Ivoire (le futur Réseau Abidjan-Niger).
C’est autour de ces deux principales infrastructures, le port et le chemin de fer, que la ville d’Abidjan est bâtie. Elle réalisait pleinement la vocation commerciale d’une colonie d’exploitation qui avait présidé au choix de Grand-Bassam en offrant les possibilités qui faisaient défaut à la première capitale. Les premiers à s’installer sur le site d’Abidjan, avant l’administration et les services et avant même le lotissement, intervenu seulement en 1903, furent les commerces : la Compagnie française de Côte d’Ivoire (CFCI) dès 1898, la Compagnie française de l’Afrique de l’Ouest (CFAO) en 1899, etc.
Le palais du gouverneur, achevé en 1933, est situé sur un site dont la beauté n’est pas le seul critère du choix ! Il est implanté sur un promontoire dominant le port, le terminus du chemin de fer et relié en ligne droite à l’aéroport via l’unique pont de l’époque qu’il jouxte du reste. Ce palais faisait face à la CFAO. Les deux bâtiments, expressions majeures du pouvoir colonial, étaient ainsi sur un même site. Autour de ces symboles, la ville elle-même est construite selon un schéma typique de l’urbanisme colonial. Abidjan est d’abord bâti pour les acteurs économiques, politiques et administratifs de la colonisation. Le plan de base de la ville est relativement simple. Le cur de la ville, situé sur le « Plateau », abritait essentiellement les Européens et quelques Africains. Là se trouvaient les commerces, les bâtiments administratifs et des services. Vers ce centre convergent toutes les grandes rues. De là partent toutes les voies qui desservent la banlieue et les deux anciennes capitales. Ce site était coupé des populations africaines vivant à Anoumabo (actuel Treichville) au sud par la lagune. Avant la construction, en 1957, du futur pont Houphouët-Boigny, les deux rives étaient reliées par un pont métallique flottant ayant en son milieu une partie mobile que l’on soulevait le soir quand les Africains qui travaillaient au Plateau avaient rejoint leur habitat. Au Nord, le camp militaire Gallieni protégeait le Plateau des habitants d’Adjamé et de Cocody.
La Côte d’Ivoire indépendante n’a pas fondamentalement remis en cause cette disposition de la ville. Elle a conservé en particulier la symbolique géographique du pouvoir politique et économique de la capitale impulsée par le colonisateur. Le site du palais présidentiel est conservé. Il s’agissait sans doute pour les nouvelles autorités d’exprimer et d’installer la souveraineté du pays là même où le colonisateur avait exercé la sienne. L’ancien palais du gouverneur fut démoli et c’est à l’endroit même où il se trouvait que fut construit l’actuel palais présidentiel. Le Plateau continue d’abriter les principaux bâtiments administratifs, les commerces et les édifices publics. La ville, pendant ce temps, s’est considérablement développée. La population d’Abidjan est aujourd’hui estimée à cinq millions d’habitants. Le Plateau est devenu comme un trop petit cur pour un trop grand corps. La ville s’étouffe comme un corps vivant qui ne parvient plus à mener les activités indispensables à son existence. Pour qu’elle continue à remplir sa vocation économique, en offrant à ses habitants un cadre de vie acceptable, il faut au moins la décharger de certaines fonctions qu’elle ne peut plus remplir convenablement. C’est pourquoi Abidjan doit passer le relais politique à Yamoussoukro.
Mais cette évolution n’est pas uniquement commandée par le fait que la ville d’Abidjan a atteint aujourd’hui les limites de ses capacités d’accueil, ne pouvant plus répondre efficacement aux nécessités de notre développement politique et économique. L’histoire des deux premières capitales de la Côte d’Ivoire, Grand-Bassam et Bingerville, a montré qu’il y a toujours des raisons politiques profondes derrière la décision de bâtir une nouvelle capitale. Le colonisateur avait choisi le site d’Abidjan pour y implanter les symboles de sa présence et donner, à partir de ce site, une orientation globale à ce qu’il estimait être le développement de la colonie, inséparable de celui de la métropole. Nous n’avons pas choisi cette orientation. Mais nous l’avons assumée, à l’indépendance, en toute souveraineté, en chargeant la ville dont nous avons hérité et telle que nous l’avons reçue, de remplir pour notre compte les missions qu’elle était chargée de remplir pour le compte de ceux qui l’avaient conçue. Nous constatons aujourd’hui que cette option a ses limites.
C’est pourquoi le départ d’Abidjan doit être porté par un projet nouveau de la capitale, par un nouveau concept de la ville, par un nouveau projet politique. C’est le second sens de mon engagement. Yamoussoukro ne devra pas être une reproduction d’Abidjan, une ville construite dans l’urgence où se trouvaient ses concepteurs de doter le pays d’infrastructures capables de répondre sans délai aux besoins d’une économie en plein essor puis la Côte d’Ivoire indépendante de bâtir des édifices pour accueillir les institutions d’un jeune État. Le palais présidentiel a été construit en un an, du 7 août 1960 au 7 août 1961, parce qu’il fallait faire vite pour marquer la souveraineté recouvrée. Abidjan est donc une ville de la transition entre la colonisation et l’indépendance. Yamoussoukro devra être le symbole de notre propre volonté, de l’affirmation de notre propre grandeur, de notre culture et de notre civilisation. Nous devons faire quelque chose qui soit « nous », quelque chose qui dise « nous », mais qui dise « nous » en commun. Voilà pourquoi ce qui se fera à Yamoussoukro n’aura rien à voir avec ce qui s’est fait à Abidjan. Ce sera quelque chose de grandiose, et la Côte d’Ivoire se donnera les moyens pour le réussir.
Le président Houphouët-Boigny a voulu laisser un témoignage de son attachement à la terre qui l’a vu naître, à son village natal et à la Côte d’Ivoire ; mais aussi un témoignage des valeurs auxquelles il croyait : la foi, la paix, l’enseignement et la recherche, etc. Nous héritons de ces choix. Nous devons les assumer, car ils expriment une part de nous-mêmes. Mais il ne suffit pas de revendiquer un héritage, encore faut-il se rendre digne de l’héritage, en inscrivant l’uvre de son prédécesseur dans le sens de l’histoire. J’étais contre le transfert de la capitale à Yamoussoukro, j’ai protesté quand la décision fut prise, en 1983, de faire de cette ville la capitale politique et administrative de la Côte d’Ivoire et, aujourd’hui encore, je suis contre ce choix. Sur cette question, ma position est claire. Ce n’est pas du transfert de la capitale qu’il s’agit, mais du choix du village du chef de l’État pour abriter la capitale du pays qu’il dirige, pendant qu’il le dirige et parce qu’il le dirige. C’est une question de culture. Je trouve inconvenant, au regard de l’éthique républicaine, que le chef de l’État transforme son village en capitale du pays. Il faut d’ailleurs se rappeler les scrupules ayant entouré ce projet à ses débuts et qui cachaient mal un malaise réel. Pendant que des palais sortaient de terre, on s’efforçait de parler dans les discours officiels du « village de Yamoussoukro ». Mais c’est précisément pour toutes ces raisons que je bâtis aujourd’hui Yamoussoukro. Qu’importent aujourd’hui les motifs de départ au regard des investissements publics réalisés sur ce site. La Côte d’Ivoire ne peut pas se permettre de perdre ces investissements. Aucune personne ou communauté privée ne peut rentabiliser ces investissements. En rendant effectif le transfert de la capitale, nous sauvegardons et nous rentabilisons un patrimoine national. Mais ce n’est pas la seule raison. Yamoussoukro construite et le transfert de la capitale rendu effectif, il ne viendra pas de sitôt à l’esprit d’aucun chef d’État l’idée de transformer son village en capitale de la Côte d’Ivoire.
Yamoussoukro est donc pour moi un projet de philosophie politique, parce qu’elle est un projet de civilisation et tout projet de civilisation est un projet philosophique. Qu’est-ce que nous voulons montrer dans les pierres ? Nous voulons montrer la pérennité de notre existence d’aujourd’hui. Nous voulons montrer que notre existence d’aujourd’hui restera gravée dans les pierres pour toujours. Mais cette ambition est celle de la Côte d’Ivoire. Elle signifie donc que c’est la Côte d’Ivoire qui ne s’effacera pas. Elle sera là pour toujours. Elle sera dans les pierres de nos édifices, comme la nation ivoirienne est gravée dans nos curs. Elle sera là, une terre d’accueil et de rencontres. C’est ce que symbolise la situation centrale de Yamoussoukro.
Abidjan a été élevé à la gloire de la souveraineté nationale recouvrée. À Yamoussoukro, c’est l’Afrique réunie que nous voulons affirmer et célébrer ; c’est la Côte d’Ivoire terre d’accueil, la Côte d’Ivoire terre de rencontres de tous les peuples qui viennent de partout, de tous les endroits du monde, notamment d’Afrique que nous voulons célébrer, c’est à eux que nous voulons dédier cette ville. Nous voulons marquer que les Africains n’ont pas nécessairement besoin de bâtiments hérités de l’époque coloniale pour avoir des édifices de prestige. Les Africains comme tous les peuples peuvent concevoir et faire de grands bâtiments. Et le choix de Pierre Fakhoury, architecte de la célèbre basilique de Yamoussoukro, n’est pas fortuit. Nul ne conteste son génie d’architecte et d’urbaniste depuis Houphouët-Boigny à nos jours. De plus, il est d’ici. Il est né à Dabou.
Mon engagement à bâtir Yamoussoukro répond donc certes à une nécessité pratique, mais il participe avant tout d’une nécessité politique de réaffirmation et d’un nouveau départ de la Côte d’Ivoire comme centre d’accueil, mais aussi comme centre leader vers le monde moderne. C’est un pari sur l’avenir de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique, un pari sur la grandeur dans l’unité du continent.

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