Enfer et paradis à Raga
Explorateur des mers, des îles et des déserts, Le Clézio a choisi de faire escale en Océanie.
Publié le 4 février 2007 Lecture : 3 minutes.
Jean-Marie Gustave Le Clézio surgit souvent où on ne l’attend pas. L’année dernière, il livrait avec Ourania un roman pour le moins ambigu sur la tragique destinée d’une secte. Aujourd’hui, il compose un objet littéraire non identifié qui démontre, si besoin était, qu’il n’a rien perdu de sa capacité à renouveler les formes du roman. Raga, sous-titré Approche du continent invisible, est tout à la fois un poème, un reportage, un roman, un pamphlet et une rêverie aux confins de l’imaginaire. Un chant (une ode ?) mélancolique et ensorcelant. Le sujet de ce texte pas comme les autres ? L’Océanie, ses peuples, son histoire tourmentée et nous.
Le livre commence ainsi : « On dit de l’Afrique qu’elle est le continent oublié. L’Océanie, c’est le continent invisible. Invisible parce que les voyageurs qui s’y sont aventurés la première fois ne l’ont pas aperçue, et parce que, aujourd’hui, elle reste un lieu sans reconnaissance internationale, un passage, une absence en quelque sorte. » Le Clézio nous entraîne avec lui à la découverte de cet invisible qui ne l’est que pour ceux qui ne veulent pas regarder. Il déambule, navigue, escalade, remonte le temps. Nous le suivons. D’abord sur les navires des grands explorateurs : Magellan, Bougainville, Cook, Torres, Dumont d’Urville et, plus près de nous, Heyerdhal. Puis sur la pirogue à balancier (le ruerue) d’un groupe d’hommes et de femmes qui, en s’aidant du chemin des étoiles, tentent de rejoindre Raga (nom de l’île de Pentecôte en langue apma) où « il n’y a pas de guerre, ni de famine ».
Puis l’on rencontre le présent sous les traits d’une femme volontaire, Charlotte Wèi Matansuè. « Tout indique sa condition modeste, sa robe à fleurs usée, ses pieds nus dans des tongs fatiguées. […] Je n’ai pas compris tout de suite que c’était elle, la militante des droits des femmes à Raga. » Grâce à cette femme qui grimpe comme un cabri les pentes abruptes de son île, l’Océanie se dévoile, avec beaucoup de pudeur. Tressage et teinture des nattes, collection de mâchoires et de dents de porcs, importance des plantes, présence des légendes et du divin. « Au Vanuatu, écrit l’auteur, les mythes affleurent. Ils ne sont pas séparés du réel. À chaque instant, à chaque endroit, la parole peut les faire jaillir, comme si la force du commencement vibrait encore, dans les pierres, les arbres, dans l’eau des torrents. »
La réalité historique, pourtant, est cruelle. Dans les années 1850 et jusqu’en 1903, la population océanienne a été décimée par le blackbirding, l’esclavage organisé par les autorités australiennes qui, après avoir exploité leurs propres populations aborigènes, ont eu besoin de main-d’uvre pour la culture du coton dans le Queensland. L’auteur montre ainsi que la population des Nouvelles-Hébrides passe de 1 million en 1 800 à 45 000 en 1935 ! Et au détour d’une page, le poème se transforme en réquisitoire. Contre la France coloniale à propos des événements survenus en Nouvelle-Calédonie : « Malgré une enquête diligentée par l’ONU, la responsabilité des leaders d’Ouvéa, ou celle de l’armée française, mal informée, mal commandée par le gouvernement bicéphale de l’époque [Mitterrand président, Chirac Premier ministre], n’a pas été établie. » Ou contre le peintre Paul Gauguin « qui profita de la conquête pour assouvir ses désirs et laisser à jamais l’image d’une femme polynésienne réduite à un simple objet très lisse, très doux et très docile ».
Au bout du compte, en rendant perceptible l’Océanie, Raga dévoile les graves responsabilités d’un Occident avide et aveugle, dans cette partie du monde où exotisme et lieux communs – cocotiers, plages, nudité, paradis – servent toujours de cache-sexe à la vérité. En nous entraînant vers ces mers, Le Clézio savait très bien ce qu’il faisait : « Sans doute ne devrait-il jamais y avoir d’autre raison au voyage que celle de mesurer exactement ses propres incompétences. »
