Pour qui travaillent les planteurs ?

Gestion opaque, grogne sociale : les réformes promises tardent à se concrétiser. Mais la filière continue de rapporter gros.

Publié le 3 décembre 2006 Lecture : 5 minutes.

« C’est un échec total. La filière cacao ne contribue qu’à enrichir les caciques du régime Gbagbo, quelques pseudo-représentants des planteurs et les patrons des multinationales cacaoyères », s’insurge Boniface, planteur burkinabè établi dans l’Ouest ivoirien. Moins de sept ans après la libéralisation des activités, les paysans subissent de plein fouet les effets du marché et de la désorganisation totale du secteur. Les premiers jours d’octobre, au début de la nouvelle campagne agricole, les producteurs des régions de Soubré (sud), Daloa (centre) et de certaines régions frontalières du Ghana, en quête d’argent frais pour la rentrée scolaire, bradaient leurs fèves à environ 200 F CFA le kilo. Du pain bénit pour les groupes de négoce qui réalisent de substantielles marges alors que la tonne de cacao s’échange à plus de 800 livres sterling (775 000 F CFA).
Les producteurs s’accrochent pourtant à la culture cacaoyère, leur quasi unique source de revenu. Quelque 1,34 million de tonnes ont été récoltées en 2005-2006, soit 50 000 tonnes de plus que l’année précédente. Les premières estimations pour la saison 2006-2007 tablent sur une production de 1,1 million de tonnes pour la récolte principale. À la fin de la saison, il faudra y ajouter entre 250 000 et 400 000 tonnes de récolte intermédiaire.
Comme chaque année, la campagne a été lancée dans une ambiance délétère sur fond de grève et de règlements de comptes entre représentants de la filière. Henri Amouzou, le patron de l’Association nationale des producteurs (Anaproci), a lâché sa meute de fidèles pour demander une hausse des prix d’achat de la fève et le maintien des taxes parafiscales, dont une partie est reversée aux structures dirigées par les représentants des planteurs pour gérer l’encadrement. En vain. Le gouvernement de Charles Konan Banny ne s’est pas laissé intimider par la grogne. Contraint de donner des gages de bonne gouvernance aux bailleurs de fonds, il a, au contraire, coupé en partie les vivres aux structures de gestion et de régulation de la filière montrées du doigt pour leur opacité. Les autorités ont ainsi ramené les taxes allouées à ces organismes de 51 F CFA par kilo à 10,65 F cfa et maintenu le droit unique de sortie (DUS) à 220 F CFA, une des principales rentrées fiscales du pays.
Les revenus du cacao constituent une sorte de viatique pour les dirigeants ivoiriens depuis que le président Félix Houphouët-Boigny a décidé de faire des exportations de fèves la principale ressource du pays, au lendemain de l’indépendance en 1960. L’activité a drainé des populations jeunes et nombreuses et une abondante main-d’uvre venue de pays frontaliers, en particulier du Burkina et du Mali, conforté par la formule désormais célèbre de l’ex-chef de l’État : « La terre appartient à ceux qui la mettent en valeur. » La Caisse de stabilisation des prix (Caistab) contrôlait alors toutes les activités commerciales, affectant à des entreprises exportatrices et à des proches du pouvoir des quotas de cacao. Jusqu’à ce que la Banque mondiale impose à la fin des années 1990 le démantèlement de la fameuse Caistab au moment de la chute des cours mondiaux. Les géants internationaux du négoce du cacao, les américains ADM et Cargill ainsi que le suisse Barry Callebaut en ont profité pour prendre le contrôle des activités. Ces trois groupes assurent aujourd’hui l’essentiel des exportations en leur nom propre ou par l’intermédiaire de petites sociétés ivoiriennes partenaires.
Les planteurs sont soumis aux fluctuations et aux incertitudes des prix alors que la réforme de la filière, voulue pour améliorer l’encadrement et la compétitivité, accouche dans la pratique d’un système opaque et favorisant l’esprit de rente. Les activités du secteur sont aujourd’hui administrées conjointement par les autorités et les représentants des producteurs. La défunte Caistab a laissé la place à toute une série d’organismes, souvent qualifiés de « monstres juridiques » aux missions un peu floues : Autorité de régulation et de contrôle du café-cacao (ARCC), Bourse du café et du cacao (BCC), Fonds de régulation et de contrôle (FRC) et Fonds de développement et de promotion des activités des producteurs de café-cacao (FDPCC). « C’est la confusion la plus totale. On assiste à des querelles de personnes et à de nombreux conflits d’intérêts nourris par des arrière-pensées politiques et des questions de suprématie ethnique et clanique », explique un cadre du ministère de l’Agriculture. La partition du pays et le partage des compétences entre les différents mouvements politiques rassemblés au sein des gouvernements de réconciliation n’ont fait qu’accroître la confusion. La redistribution des prélèvements est l’occasion de sérieuses querelles entre le ministère de l’Agriculture géré par Amadou Gon Coulibaly, du Rassemblement des républicains (RDR), les représentants des producteurs et les régies financières restées fidèles au clan Gbagbo.
Les différents audits du secteur ont montré d’innombrables détournements auxquels se sont livrés les dirigeants des structures de gestion et de régulation de la filière – pour leur propre compte et à des fins politiques – et la déviation par rapport à leur mission. Selon les estimations établies en fonction du barème des taxes officielles, plus de 500 milliards de F CFA ont été prélevés pour financer ces organes entre 2001 et 2005. Une partie de l’argent a été dépensée pour acquérir des armes pour les forces loyalistes, des biens immobiliers ou des sociétés. Les audits révèlent également de grandes largesses de comptabilité, des ambiguïtés institutionnelles, l’inflation des effectifs des structures de régulation, le recours à des commissaires aux comptes de complaisance
La donne politique actuelle bloque toute possibilité de réforme qui ne pourra intervenir qu’une fois les élections passées et la paix revenue sur le territoire. En attendant, le Premier ministre tente de limiter les détournements en abaissant les taxes parafiscales. Les paysans, pour leur part, continuent de souffrir. À la volatilité des prix se sont ajoutés les conflits ethniques dans de nombreuses zones de production, particulièrement à l’ouest du pays, où les milices progouvernementales font régner la terreur. « Nous avons peur de la galaxie patriotique, alors nous restons terrés en brousse lorsque les affrontements éclatent avec les jeunes de l’opposition », témoigne Célestin, un planteur de la région de Divo. La haine raciale et les représailles sont monnaie courante dans les régions de Duékoué et de Guiglo, où près de 7 000 planteurs et leurs familles sont réfugiés dans un camp de déplacés géré par des organisations humanitaires. Pourtant, beaucoup d’étrangers et d’allogènes ont choisi de rester, n’ayant nulle part où aller. La durée de vie d’une plantation est d’environ quarante ans. À l’âge adulte, les jeunes planteurs s’installent généralement sur un front pionnier, y fondent leur famille et y demeurent le temps d’une vie.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires