Ehsan Naraghi : « C’est par les jeunes mollahs que le régime s’ouvrira »

Pour cet observateur averti, les principaux changements intervenus dans la République islamique concernent deux catégories spécifiques : les femmes et la nouvelle génération de théologiens.

Publié le 3 décembre 2006 Lecture : 5 minutes.

Sociologue et historien iranien, ancien conseiller de Federico Mayor à l’Unesco, Ehsan Naraghi est l’auteur de nombreux ouvrages, dont L’Orient et la crise de l’Occident (1977) et Des palais du shah aux prisons de la Révolution (1991). Installé en France depuis vingt ans, il retourne régulièrement en Iran, dont il est l’un des observateurs les plus avisés. Les journaux de son pays comme les médias occidentaux le sollicitent régulièrement pour commenter la politique de la République islamique ou l’évolution de la société iranienne. C’est précisément sur ce dernier point que Naraghi, de retour de la ville sainte de Qom, a choisi de livrer ses impressions. Selon lui, les principaux changements que l’on observe aujourd’hui concernent deux catégories sociales spécifiques : les femmes et les jeunes mollahs.

Jeune Afrique : Quelle était la situation des femmes avant la Révolution ?
Ehsan Naraghi : Le shah suivait l’exemple de Mustapha Kemal : il avait opté pour l’émancipation des femmes. La réforme « Kachf Hijab » qu’il avait engagée était destinée, comme son nom l’indique, à dévoiler les femmes. Mais, en raison de son caractère obligatoire, elle n’avait pas eu un effet positif au sein de la population. Résultat : un grand nombre d’Iraniennes étaient restées réfractaires au changement, et leur statut n’avait pas beaucoup évolué.

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Et après la Révolution islamique ?
Si elle n’a pas supprimé les discriminations, elle a fissuré la tradition et favorisé l’arrivée des femmes sur la scène publique. En prônant la justice et l’égalité, elle ne pouvait exclure les femmes. Les appels de Khomeiny adressés spécifiquement aux femmes pour qu’elles participent au renversement du shah ne sont pas restés lettre morte. Les Iraniennes ont largement pris part aux manifestations qui ont fait sauter l’interdit religieux et rendu caduc le principe de leur réclusion spatiale. L’autre événement qui a fait sortir les femmes de l’ombre fut la guerre contre l’Irak. Elles étaient encore nombreuses à partir pour le front afin d’aider les soldats, notamment au sein des services sanitaires et sociaux. Cette ferveur avait suscité, au passage, une génération d’écrivaines de talent, telles que Fariba Wafa ou Roya Pirzade, devenues des symboles du patriotisme. Les statistiques du Centre de participation des femmes illustrent les progrès enregistrés pendant cette période : de 1976 à 1980, le nombre des éditrices est passé de 60 à 103, celui des écrivaines de 358 à 1 310 et celui des traductrices de 214 à 708. L’ère Khatami, qui fut président de 1997 à 2005, a également contribué à la multiplication des ONG et, partant, à l’action des femmes dans la société civile.

Qu’en est-il aujourd’hui ?
Les femmes sont partout présentes : 70 % des instituteurs et des professeurs de lycées, 65 % des 2 millions d’étudiants. La part des jeunes filles admises aux concours d’entrée à l’université avoisine 65 %. Dans les sciences humaines, ce taux atteint 80 %. Cette prépondérance féminine est remarquable dans un secteur comme le cinéma. Alors qu’elles n’avaient que des rôles subalternes au temps du shah, les Iraniennes tiennent désormais les rênes de la création. Certaines ont propulsé le septième art iranien sur le devant de la scène mondiale. Bien que le chant soit interdit aux femmes, il existe des orchestres féminins qui se produisent dans les caves des maisons. Ces derniers temps, des militantes insistent sur le développement du sport et des loisirs.

Comment le régime considère cette action des femmes ?
Il ne l’encourage pas, mais il ne l’empêche pas non plus. On peut même se demander s’il a vraiment pris la mesure de cette évolution souterraine, à moins qu’il se refuse à l’admettre, sachant qu’il ne peut pas l’arrêter.
Pensez-vous que l’émancipation des femmes peut mettre en difficulté le régime ?
Les Iraniennes ne se révoltent pas vraiment. Elles se contentent d’occuper des positions d’où elles chassent les hommes. Mais quand des journaux emploient 80 % de femmes, on peut croire que demain elles influenceront l’opinion. Elles exercent déjà des pressions sociales, de sorte qu’il devient difficile à un Iranien d’être polygame ou de répudier son épouse, alors que la charia le lui permet. En fait, les femmes s’ingénient à trouver des moyens indirects de contourner le droit. Mais on arrivera sans doute un jour à une véritable bataille juridique. D’ailleurs, une pétition visant à recueillir un million de signatures circule en ce moment. Elle réclame au Parlement la révision du statut de la femme et l’abolition des mesures discriminatoires.

Vous avez fait une étude sur le Centre théologique de Qom. Qu’est-ce qui a changé dans ces écoles religieuses ?
Sur le plan pratique, la Révolution a fait sortir les théologiens de leurs citadelles. Elle a mis fin à leur isolement et à leur fermeture d’esprit. Ils ont pu toucher du doigt les vrais problèmes de la société et ont découvert d’autres formes de savoir que la théologie. Au contact d’étudiants étrangers, ils se sont également familiarisés avec les problèmes internationaux. Le rapport avec l’extérieur existe désormais. Un voyage hors du pays pour connaître différents centres islamiques fait partie de leur cursus.

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Est-ce que le contenu des études a changé ?
Alors qu’il ne comprenait auparavant que la théologie et l’arabe, le cursus inclut désormais d’autres matières, comme les sciences humaines ou les sciences politiques. En outre, l’apprentissage d’une langue étrangère est devenu obligatoire. Enfin, en raison du développement des moyens de communication, le mode d’acquisition du savoir lui-même a changé. Internet a élargi la vision des théologiens sur le plan théorique, les poussant à connaître d’autres langues et à s’intéresser davantage au monde.
Qu’en est-il de la liberté d’expression ?
Le grand changement est là : ces centres religieux cultivent comme nulle part ailleurs la recherche et le débat, appelés la moubahatha et la mounadhara. Les étudiants n’hésitent pas à contredire leurs professeurs et, l’ordinateur sur les genoux, ont de quoi argumenter. D’où une génération de nouveaux mollahs qui sont loin d’être obtus et qui ont pris goût à la controverse. À tel point que lorsqu’ils sont envoyés dans les écoles d’enseignement religieux, ils sont plus populaires que les professeurs laïcs, réputés plus prudents.

Les jeunes filles sont-elles admises dans ces centres religieux ?
À Qom, on compte 70 000 étudiants en théologie, dont quelques milliers de jeunes filles. Ils vivent dans des pensionnats séparés, mais suivent les mêmes cours dès qu’ils atteignent les niveaux supérieurs. On compte, en outre, près de 1 millier d’étudiants étrangers. Résultat : la présence de ces « talibans » étrangers et de ces femmes favorise l’esprit d’ouverture chez les jeunes mollahs et crée une atmosphère plus détendue. Ce qui me fait croire que cette génération de jeunes religieux porte une promesse d’ouverture pour le régime. Il y a trois ans, j’ai été invité dans ce centre pour un séminaire sur les droits de l’homme : une trentaine de juristes étrangers y ont participé, dont une vingtaine d’Américains.

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Que peut-on attendre de ces changements ?
La transformation des méthodes, du milieu et du contenu de l’enseignement induit forcément un changement de mentalité. En outre, ces jeunes mollahs côtoient des femmes et sont par conséquent ouverts à leurs problèmes. Demain, ils pourront reprocher au régime des pratiques qui ne correspondent pas à l’islam et exiger une autre application de la loi coranique. Et le pouvoir serait mal avisé de les traiter d’impies, de laïcs, ou de suppôts de l’étranger.

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