Rachida, plus Belge que les Belges

Publié le 3 septembre 2006 Lecture : 3 minutes.

La semaine dernière, j’étais à Bruxelles pour une émission de radio. Me voici arrivé devant le siège de la Radio et Télévision flamande, la VRT. J’entre dans ce qui fait office de loge du concierge et là j’avise une jeune femme impeccablement vêtue, les cheveux relevés en chignon et l’air de garder toute seule la réserve d’or de Fort-Knox. Vous connaissez le type : le regard sévère, l’il méfiant, un doigt qui pianote pas loin de la touche qui déclenche le signal d’alarme.
C’est alors que je m’aperçois que cette dame porte un badge et que sur ce badge s’étale son prénom, qui n’est autre que Rachida. J’y regarde de plus près : pas de doute, le cheveu est noir, l’il noisette, la peau très blanche. Cette jeune dame est née entre Tétouan et Nador, ou en tout cas ses deux géniteurs viennent de cette région du Nord marocain qui a fourni à Bruxelles la moitié de ses chauffeurs de taxi.
Maintenant, vous allez peut-être croire que je me suis fendu d’un grand sourire pour amadouer Rachida, et que je lui ai roucoulé quelque chose du genre :
– Ah, fille de mon pays, bent el-blad, comment ça va ? T’es née où, toi ? Fnideq ? Cap de l’eau ? Al-Hoceima ?
Eh bien, c’est mal me connaître car je suis contre ces familiarités que des lourdauds à gourmette postillonnent contre de parfaites inconnues sous prétexte qu’elles s’appellent Rachida et eux Jamal. Donc, je me contente de lui sourire et de dire très poliment :
– Bonjour, Madame.
C’est là qu’elle me regarde d’un air encore plus glacial et qu’elle me répond, en détachant les mots comme si elle parlait à un débile mental :
– Goede middag, meneer.
Ça, c’est du flamand et ça veut dire : bonjour Monsieur.
En un instant, je réalise quel est le problème. Comme chacun sait, la Belgique est divisée en trois communautés linguistiques : française, flamande et germanophone. Les germanophones, tout le monde s’en fiche, ils ne sont que soixante-cinq mille et ne posent aucun problème. En revanche, entre francophones et néerlandophones, c’est la guerre larvée. Or il faut savoir que Bruxelles est un îlot francophone au cur d’une région néerlandophone. Mais là où ça se complique encore, c’est que le complexe qui abrite la radio flamande se trouve, à son tour, au cur de Bruxelles. Vous me suivez ? On a donc des Flamands entourés par des Wallons eux-mêmes assiégés par des Flamands. Moi, j’arrive à Bruxelles, je discute en français avec le patron du café où je prends le petit déjeuner, je bavarde dans l’idiome de Coluche avec le chauffeur de taxi qui me conduit à la radio et là, évidemment, je continue sur ma lancée et je balance un cordial « Bonjour, Madame ! » à Rachida. Je n’y entends pas malice, mais pour elle, c’est comme si je parlais hébreu à La Mecque. D’où son Goede middag, meneer subpolaire.
Là, j’ai quand même eu un instant de flottement. Attends, je me dis, attends, je m’appelle Fouad, elle s’appelle Rachida, et qu’est-ce qu’on est en train de faire ? On interprète le duo des frères ennemis belges ! On rejoue la querelle linguistique entre Flamands et Wallons ! C’est quoi la suite ? Elle va me traiter de Wallon paresseux et jouisseur, qui vit des impôts qu’elle paie ? Je vais la traiter de Flamande lourdingue, de blondasse fadasse alors qu’elle a les cheveux encre de Chine ? Qu’est-ce que c’est que cette querelle linguistique entre deux ressortissants de l’Empire chérifien ?
Comme je suis en train de cogiter en la regardant comme si elle était une extraterrestre – ce qu’elle est d’ailleurs, d’une certaine façon -, elle s’impatiente et me demande, de plus en plus glaciale :
– Kan ik nog iets voor u doen ?
Finalement, je me ressaisis et je lui explique, en néerlandais puisque c’est la loi, qui je suis et ce que je viens faire sur son territoire. Elle me donne un badge pour que je puisse aller à mon interview. Au moment où elle écrit mon nom, Fouad, je l’observe pour voir si elle va un peu se dégeler, se rendre compte que nous ne sommes pas des ennemis linguistiques, au contraire. Mais non, elle ne bronche pas et me tend le carré de plastique en me souhaitant, en néerlandais et d’une voix machinale, une bonne journée.
La morale de cette histoire, je ne la connais pas. Mais si on veut être optimiste, on pourrait dire ceci : le jour où une Rachida et un Fouad sont sur le point de se crêper le chignon pour une affaire qui ne regarde que les Belges, c’est que l’intégration des Maghrébins en Europe est bien avancée.

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