La bataille de l’or noir

Payez vos taxes ou quittez le pays ! Le 28 août, Idriss Déby Itno engageait un bras de fer avec deux compagnies pétrolières étrangères. La dispute pourrait bien se solder par une réforme du secteur.

Publié le 3 septembre 2006 Lecture : 5 minutes.

L’opération « main basse sur l’or noir » est lancée. Après s’être attaqué à la Banque mondiale et avoir obtenu en juillet dernier un nouvel accord sur l’utilisation des revenus pétroliers, le président tchadien Déby Itno engage un nouveau bras de fer. Au motif qu’elles n’ont pas payé leurs impôts, il a sommé, le 26 août, les compagnies pétrolières américaine Chevron et malaisienne Petronas de quitter le pays. Après avoir reçu le 28 août un courrier leur notifiant la « suspension » de leurs activités, les deux sociétés affirment avoir « respecté leurs obligations contractuelles et payé ce qu’elles devaient ». Seul le géant américain ExxonMobil, présent également sur le champ de Doba, a échappé aux foudres présidentielles.
« Déby Itno s’est attaqué aux plus faibles mais cela peut tout de même inquiéter le plus fort », estime Gilbert Maoundonodji, du GRAMP-TC (Groupe de recherches alternatives et de monitoring du projet pétrole Tchad-Cameroun). ExxonMobil détient 40 % de ce consortium international qui exploite, depuis 2003, les 300 puits disséminés dans la région du Logone. Les deux autres associés participent marginalement à la production et ont très peu de personnel sur place. « Comme souvent dans ce genre de montages internationaux, il y a un opérateur principal. Les autres ont participé aux financements pour répartir les risques financiers. En contrepartie, ils sont intéressés aux bénéfices mais ne sont pas des exploitants directs », décrit Jean-Pierre Favennec, économiste à l’Institut français du pétrole (IFP).
« Le Tchad gérera, avec Exxon, le pétrole en attendant de trouver une solution avec les deux autres partenaires », a prévenu le chef de l’État. Le propos se veut sans appel. La stratégie déployée vise à profiter plus largement de la rente pétrolière. Mais concrètement, les solutions de rechange – peu nombreuses – vont être difficiles à mettre en uvre.
Premier cas de figure, la nationalisation des actifs détenus par Chevron et Petronas, soit respectivement 25 % et 35 %. « C’est un peu passé de mode. Seul Evo Morales, en Bolivie, a opté pour cette voie, mais cela implique une compensation financière calculée sur la valeur des installations », analyse Favennec. Avec le pipeline de 1 000 kilomètres conduisant le brut tchadien au terminal maritime de Kribi au Cameroun, les investissements effectués dépassent 3,5 milliards de dollars. Deuxième possibilité, remplacer Chevron et Petronas par de nouvelles sociétés, plus accommodantes, et pourquoi pas chinoises ? Le 6 août, N’Djamena a repris ses relations diplomatiques avec Pékin au détriment de Taiwan. « On peut difficilement imaginer qu’une major américaine accepte de travailler avec des Chinois », avance un observateur. Troisième hypothèse, Exxon fait valoir ses droits de préemption sur les parts détenues par Chevron et Petronas, mais les implications juridiques et économiques sont complexes. Qui plus est, il n’est pas certain que le Tchad ait intérêt à perturber l’exploitation de ses champs, dont la capacité est d’environ 170 000 barils par jour, dans un contexte de flambée des cours mondiaux.
Fondamentalement, l’ancien chef rebelle, adepte des rapports de force, cherche avant tout à obtenir une renégociation du contrat de concession conclu en 1988 entre N’Djamena et le consortium. Alors que la plupart des pays pétroliers ont bénéficié d’accords de partage de production, le Tchad doit se contenter de 12,5 % en royalties sur les ventes effectuées par les compagnies. Les autres recettes proviennent des impôts acquittés par toute entreprise opérant sur le territoire national. Selon la Banque mondiale, grâce à une production de 160 millions de barils en trois ans, les redevances s’élèvent à 536 millions de dollars et les taxes à 96,6 millions de dollars. Problème, ce contrat de concession a été négocié alors que le baril atteignait péniblement les 20 dollars. Il est aujourd’hui à 70 dollars. Relativement lourd et comprenant des impuretés, le brut tchadien subit une « décote » de 15 à 20 dollars pour un coût de production qui ne dépasserait pas les 12 dollars. Les sommes en jeu sont donc considérables et les marges d’autant plus colossales que le prix du brut grimpe. « Initialement, le scénario de rentabilité reposait sur un prix de vente à 15 dollars, dénonce Maoundonodji. Dès le départ, la société civile tchadienne a protesté contre ce bradage. Nous sommes victimes d’une vaste escroquerie. » « En Afrique, les compagnies ont la fâcheuse tendance à ne pas déclarer l’intégralité de leurs bénéfices pour échapper au fisc », ajoute un spécialiste de ces dossiers. Avant de conclure, « du fait de l’amortissement des investissements, on peut comprendre qu’il n’y ait pas de profits les premières années. Mais, à présent, on a dépassé ce stade et la hausse des cours mondiaux a bouleversé la donne. Les protestations tchadiennes deviennent légitimes ».
Triomphalement réélu à la tête de l’État, le 3 mai, faute d’opposants ; débarrassé pour un temps de la menace rebelle après la victoire militaire en avril dernier sur les hommes du Front uni pour le changement démocratique (FUC) ; apparemment en voie de réconciliation avec le voisin soudanais malgré l’épine du Darfour, Idriss Déby Itno compte profiter de cette conjoncture favorable pour avancer ses pions sur le terrain sinueux des affaires pétrolières. « Le contrôle de nos ressources est un combat national []. En moins de trois ans d’exploitation, le consortium a réalisé un chiffre d’affaires de 5 milliards de dollars. Par contre, le Tchad n’a reçu que des broutilles », a-t-il martelé le 26 août. Afin d’augmenter sa part du gâteau, l’État chercherait notamment à entrer dans le consortium par le biais de la Société des hydrocarbures du Tchad (SDH) nouvellement créée. « Nous n’avons aucun droit de regard sur les niveaux de production et la vente de notre brut, cela n’est pas normal », nous affirmait, déjà, en février le conseiller pétrole du président Tidjani Thiam.
Une commission mixte réunissant des ministres, des parlementaires, des représentants de partis politiques ainsi que de la société civile a été constituée afin de renégocier l’ensemble des conventions pétrolières. Cette commission dirigée par le président de l’Assemblée nationale, Nassour Guelengdouksia, comprend également des membres du Collège de surveillance des ressources pétrolières, chargé de vérifier l’utilisation de cette manne providentielle. Si le nouvel accord conclu avec la Banque mondiale, le 13 juillet, confirme la suppression du Fonds pour les générations futures, 70 % des revenus de l’or noir doivent être consacrés à la lutte contre la pauvreté. Malgré la forte hausse du produit intérieur brut (PIB) engendrée par le boom pétrolier (31 % de croissance en 2004 et 13 % en 2005), près de 80 % des 8,9 millions d’habitants vivent toujours avec moins de un dollar par jour, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Plusieurs ONG dénoncent par ailleurs l’opacité avec laquelle l’argent est utilisé.
« On a mis la charrue avant les bufs, déplore Maoundonodji. Avant de vouloir modifier les contrats de concession, il faudrait surtout réformer le code pétrolier qui remonte à 1962 et qui fixe les règles d’exploitation de nos matières premières. » Un travail de réflexion auquel ne participeront pas, quoi qu’il en soit, le ministre de l’Économie, Mahamat Ali Hassan, son homologue du Pétrole, Mahamat Nasser Hassan, et le titulaire de l’Élevage, Moucktar Moussa (chargé du Pétrole dans le précédent gouvernement). Tous trois ont été congédiés et vont devoir répondre de leurs actes devant les juridictions compétentes. Tout en répliquant ainsi à ceux qui l’accusaient de complicité dans le pillage des ressources du pays, le président Déby Itno semble bien décidé à ouvrir une nouvelle page de l’ère pétrolière tchadienne.

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