Et pourtant, Alger revit !

Oubliée, la peur du terrorisme ! Dans la capitale, magasins, salles de spectacle, cinémas, restaurants, cabarets ne désemplissent plus, et les Algérois renouent avec la joie de vivre et le goût de la culture.

Publié le 3 juillet 2005 Lecture : 7 minutes.

« Une chambre libre ? Vous plaisantez, j’espère, répond la jolie réceptionniste de ce palace situé sur les hauteurs de la capitale algérienne. Il n’y en aura pas avant la rentrée prochaine. Désormais, il faut réserver plusieurs mois à l’avance. » Chose impensable il y a quelques années, tous les hôtels d’Alger affichent complet ! Certes, en ce début du mois de juin 2005, la Foire internationale accueille un maximum de visiteurs étrangers. Hommes d’affaires et diplomates de toute nationalité écument la place. Mais ce n’est pas tout.
Hier ville maudite, Alger la Blanche est redevenue fréquentable et fréquentée, attirante et sécurisée. Une ville où l’on s’amuse, où l’on sort le soir pour aller dîner, pour assister à un concert ou à une pièce de théâtre. Dans cette capitale, on peut désormais s’encanailler toute la nuit sans risque de tomber sur un faux barrage. Treize mille policiers patrouillent dans les quartiers et une centaine de caméras de surveillance ont été placées autour des grands immeubles. Enfin, Alger revit. Le visiteur étranger a peut-être du mal à le croire. Et pourtant…
Dans le quartier de Bab el-Oued, autrefois le fief des terroristes, les rues grouillent de monde du matin au soir. Les magasins ne ferment plus dès la nuit tombée, et les « barbus » ne font plus la loi. Jeunes filles en minijupe et femmes qui arborent le voile, islamique ou traditionnel, s’y côtoient. Les murs des bâtiments, toujours aussi malpropres, ne portent plus aucune trace des slogans et graffitis badigeonnés à la gloire de la Dawla islamiya, cette république que les islamistes voulaient imposer par le verbe et par le glaive.
Place des Trois-Horloges, au coeur du vieux Bab el-Oued, les images des terribles inondations de novembre 2002, qui avaient fait des milliers de morts, ne sont que de lointains souvenirs. À l’endroit des barres entières d’immeubles avaient été emportées par des torrents d’eau et de boue, un jardin et une stèle érigée à la mémoire des victimes rappellent la catastrophe. « C’est ici que Jacques Chirac est venu se recueillir en mars 2003 pour rendre hommage aux habitants de Bab el-Oued », indique un résident. Décidément, ce grand quartier d’Alger ne cessera jamais d’être un lieu de symboles.
Suprême pied de nez au climat d’intolérance qui a régné dans ce quartier pendant plus d’une décennie, les bars et les débits de boissons alcoolisées restent ouverts jusqu’à une heure tardive de la nuit. Smaïl, gérant d’une petite brasserie, a du mal à cacher sa fierté. « Ici, vous pouvez déguster une bière tranquillement pendant que le muezzin fait l’appel à la prière du soir », dit-il. Autre signe de renouveau à Alger, les anciens pieds-noirs, ainsi qu’une poignée de juifs, viennent s’y ressourcer, le temps d’un pèlerinage. D’ailleurs, les cimetières des communautés chrétiennes et juives de Saint-Eugène, en contrebas de la basilique Notre-Dame-d’Afrique, ne finissent pas de recevoir les visiteurs étrangers.
Aujourd’hui que les autorités algériennes et françaises ont décidé de les réhabiliter, on ne compte plus le nombre de ressortissants français qui viennent se recueillir sur les tombes et les sépultures de leurs proches. « Rien que la semaine passée, nous avons reçu une délégation de cent personnes venues du sud de la France », affirme Mokhtar, chargé de la restauration de ces cimetières.
Alger est redevenue une capitale où l’on peut respirer et s’amuser. Les restaurants restent ouverts jusqu’à une heure tardive alors que les cabarets et boîtes de nuit affichent complet. Les cinémas retrouvent leurs cinéphiles et les salles de spectacle proposent des têtes d’affiches telles que Georges Moustaki, Maxime Le Forestier, Robert Charlebois et la diva de la chanson cap-verdienne, Cesaria Evora.
Finies, donc, ces années où les gens se terraient chez eux dès la tombée de la nuit ? Karim, le gérant de la Brasserie du jardin, un restaurant situé non loin du Palais du gouvernement, est affirmatif. Dans cette brasserie, qui fut jadis la propriété d’un chef de l’OAS, cette organisation terroriste qui a pratiqué la politique de la terre brûlée quelques mois avant l’indépendance, en juillet 1962, on se bouscule pour trouver une table. « Les artistes, les cinéastes, les chanteurs et même les diplomates viennent ici pour dîner et passer un bon moment. Tenez, c’est ici que le réalisateur Merzak Allouache a fait le casting de son dernier film. Ce soir, nous avons réservé vingt couverts pour l’équipe d’un chanteur égyptien. Après le concert, ils termineront la nuit dans notre brasserie », indique Karim.
Justement, à la salle Ibn-Khaldoun, une légendaire salle de spectacle située juste au-dessous des bureaux du Premier ministre, on organise des concerts et des spectacles toutes les fins de semaine. En cette soirée de juin, ils sont plus d’un millier à venir applaudir Hani Chaker, une des vedettes de la chanson arabe. Commentaire de Chafia, chargée de la communication auprès de l’association Arts et Culture de la wilaya d’Alger : « Les Algérois réapprennent à sortir. Ils demandent le programme des spectacles un mois à l’avance. Ils viennent en famille ou en couple et ne ratent pratiquement aucun concert. Pour la venue de Pierre Bachelet, en novembre 2004, nous avions joué à guichets fermés. Aujourd’hui, on sent que la décennie du terrorisme est derrière nous », dit-elle. Le terrorisme est derrière nous : cette phrase revient comme un leitmotiv dans la bouche des habitants d’Alger. C’est comme si, chaque jour, cette population exorcisait ses démons et se débarrassait de ses vieilles peurs.
Mais Alger offre d’autres distractions que les concerts de variétés françaises, de salsa et de musique arabe. Longtemps boudées par les cinéphiles, les salles de cinéma reprennent vie. Fermées ou transformées en salles des fêtes durant les années sombres, elles sont redevenues fréquentables, à l’instar de l’Algéria, située sur le boulevard Didouche-Mourad, ex-rue Michelet. Durant tout le mois de juin, on pouvait y voir Million Dollar Baby, le dernier film de Clint Eastwood. À la Cinémathèque, autre haut lieu du cinéma d’Alger, les deux employés préposés au guichet cachent mal leur enthousiasme. « Les années 1990 ont été les pires moments que nous ayons connus. Certains soirs, le projectionniste était obligé d’attendre que le seul client présent dans la salle veuille bien quitter les lieux pour qu’on puisse enfin fermer les portes et rentrer à la maison, affirme Mourad le guichetier. Les temps ont changé. Les gens viennent en famille pour assister à la dernière séance, prévue à 19 heures. »
Inscrite au Patrimoine de l’humanité par l’Unesco en 1992, la Casbah – la cité antique, la capitale de la Régence d’Alger avant que celle-ci ne tombe entre les mains des troupes françaises en juillet 1830 – est aujourd’hui totalement à l’abandon. Pourtant, de nombreux étrangers souhaiteraient s’y rendre. Mais comment développer le tourisme dans ces lieux chargés de culture et d’histoire où l’on n’obtient rien, a fortiori des guides, sans un petit pourboire ? Lies travaille comme gardien dans l’ancien palais du dey d’Alger. À l’instar de ses collègues, il voit défiler un groupe de touristes étrangers une fois tous les ans. « En France, ce genre de monument pourrait recevoir aisément des millions de visiteurs, dit-il. Ici, on ne voit presque personne. Et pourtant, ce palais reste l’un des plus grands monuments du patrimoine algérien. » Et Lies dit vrai. Construit au XIVe siècle, le palais du dey d’Alger est une merveille architecturale. C’est dans son enceinte que celui-ci, dans un geste mémorable, a lancé son éventail contre le consul de France. Dans ses sous-sols, les fantassins du général Bourmont, premier conquérant de l’Algérie, ont pillé les richesses et l’or de la Régence avant de les transférer dans les soutes des navires, vers la France et l’Angleterre. « La restauration de ce palais n’intéresse personne », se désole Lies. Personne ? Pourtant, d’après la rumeur, des entreprises turques, italiennes et polonaises seraient vivement intéressées par le projet.
La Madrague, un port de plaisance niché sur la côte ouest d’Alger, accueillait hier des milliers de touristes, et ses magnifiques restaurants, construits à même la place, n’avaient rien à envier à ceux de Saint-Tropez. Aujourd’hui, c’est devenu un lieu d’encanaillement, pour ne pas dire de débauche. À telle enseigne que ses habitants souhaitent l’intervention des autorités en vue de sa réhabilitation. Car les restaurants huppés y côtoient les cabarets les plus sordides. Le jeudi après-midi, début du week-end algérien, certains viennent en famille déguster de succulents plats de poisson, arrosés de limonade Hamoud Boualem, le Coca-Cola made in Algeria. Mais le soir, une autre frange de la population prend possession des lieux. Dans les cabarets et les tripots, là où les entraîneuses sont reines, de jeunes riches, milliardaires arrivistes que les Algériens désignent par le sobriquet de baguarine (« maquignons »), viennent claquer leur fric en éclusant des caisses de bière locale et des bouteilles de whisky. Certains clients terminent la soirée avec une ardoise équivalente au salaire de vingt travailleurs d’une entreprise publique. « La police ferme les yeux, affirme un habitué. De temps à autre, elle effectue des contrôles et procède à quelques arrestations, mais la plupart du temps, elle laisse faire. » Comme quoi Alger a bien changé.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires