Expulsions, mode d’emploi

Publié le 3 juin 2007 Lecture : 6 minutes.

Selif Kanaté devait être expulsé vers son Mali natal le 26 mai dernier. Mais une fois embarqué dans l’avion d’Air France censé le reconduire au pays, un violent incident l’oppose aux policiers qui l’escortent. Alertés par les échanges de coups et les cris provenant des sièges situés à l’arrière de l’appareil, plusieurs passagers s’interposent. Parmi eux, Michel Dubois, collaborateur du cinéaste français Laurent Cantet, qui se rend avec son équipe en tournage à Bamako. Kanaté, quinquagénaire sans papiers, a passé plus de deux décennies en France avant de faire l’objet d’un arrêté de reconduite à la frontière. Il est débarqué pour être hospitalisé alors qu’il a perdu connaissance. Le commandant de bord demande ensuite à tous les passagers de quitter l’appareil : les conditions de sécurité n’étant pas réunies pour faire décoller le vol 796 à destination de Bamako, le voyage est annulé. De tous les passagers qui se sont interposés, les policiers ont surtout retenu le visage de Michel Dubois, qui est menotté pour être placé en garde à vue. Selon une source judiciaire, le tribunal de Bobigny, compétent pour statuer sur les incidents survenant à Roissy-Charles-de-Gaulle reçoit, chaque jour, deux à trois dossiers relatifs au refus d’embarquer d’une personne frappée d’une mesure d’expulsion.
Pour les 82 000 personnes expulsées de France métropolitaine entre 2002 et 2006, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, le voyage du retour s’est déroulé, le plus souvent, sans accrocs majeurs. Cependant, de nombreux incidents ont eu lieu, dont les plus graves, en France, ont entraîné la mort de deux personnes. À en croire les témoins, ces scènes sont traumatisantes. Tant pour les hôtesses de l’air, terrorisées par ces actes de violence, que pour les passagers, priés de ne pas manifester leur indignation. Quelquefois, certains réagissent, au risque d’être poursuivis pour entrave à la circulation aérienne et obstruction à une décision judiciaire.

Policier de l’Unité nationale d’escorte, de soutien et d’intervention (Unesi) au ministère français de l’Intérieur, Bernard [les prénoms ont été modifiés, NDLR] s’est confié à Jeune Afrique. Pour lui, les fonctionnaires qui accompagnent les expulsés ne sont pas les bourreaux que l’on décrit. Certes, il reconnaît que, jeune policier affecté dans un commissariat de la banlieue parisienne, il nourrissait des « préjugés » envers les Noirs et les Arabes. « Mais lorsque j’ai intégré l’Unité, quand j’ai commencé à voyager et découvert les pays des expulsés, ça m’a ouvert les yeux. » Bernard effectue en moyenne soixante missions par an, au sein d’équipes composées de trois policiers pour un expulsé. « Parfois, tout se passe bien. Il nous arrive même, dans certains cas, d’avoir des états d’âme. » Ce fut notamment le cas avec un immigré sénégalais « bien intégré, qui travaillait, qui payait ses impôts », et dont le titre de séjour n’avait pas été renouvelé : les policiers ont été invités à dîner dans sa famille à leur arrivée à Dakar. Une anecdote qui, pour Xavier Boumtsé, Camerounais de 26 ans, renvoyé à Douala en février dernier, ne reflète pas du tout la réalité : « Avec ceux qui procèdent aux contrôles d’identité à la sortie du métro, les policiers d’escorte sont les plus méchants. Ils te provoquent délibérément, ils te poussent à bout pour avoir une raison de te passer à tabac. »
La procédure établie par le ministère de l’Intérieur est loin de satisfaire ses agents : « Nous ne sommes prévenus que la veille de l’expulsion », se plaint Bernard. Les policiers découvrent la personne à raccompagner deux heures avant le vol, dans une cellule de l’unité d’éloignement à Roissy. Il faut alors lui expliquer la manière dont le voyage se déroulera. Parfois, l’escorte évite de lui passer les menottes comme le prescrit le règlement. Mais ce n’est pas toujours le cas, loin de là. Entré clandestinement en France dans l’espoir de décrocher un contrat dans un club de rugby, Xavier n’a pas eu droit à autant d’égards. Doté d’un physique jugé potentiellement dangereux par ses anges gardiens, il a été « scotché » des pieds au thorax pour prévenir toute tentative de rébellion.

la suite après cette publicité

Au moment du départ, le petit groupe embarque toujours en premier. Mais avant de s’installer à l’arrière de l’appareil, les policiers sont tenus de se présenter au commandant de bord. Bien qu’ils soient « briefés » préalablement, les pilotes sont jugés « très susceptibles » et, pour signifier qu’ils restent les seuls maîtres à bord, certains d’entre eux n’hésitent pas à refuser d’embarquer aussi bien les personnes expulsées que leur escorte. « Il y en a même qui nous refoulent systématiquement », indique Bernard. Pourtant, selon lui, des accords existent entre certaines compagnies aériennes – y compris africaines – et le ministère de l’Intérieur. Jean-Claude Couturier, chargé de relations avec la presse à Air France, reconnaît qu’il existe un « document échangé avec le ministère de l’Intérieur, qui spécifie dans quelles conditions les personnes expulsées voyagent avec leurs accompagnants. » Il précise néanmoins que le ministère reste « un client comme les autres » et que la compagnie n’est pas « en situation de refuser de vendre des billets ». D’autant que, précise le policier, les billets sont achetés « plein pot » la veille du vol, souvent au tarif « business » (compte tenu des disponibilités). Et en cas d’annulation, comme cela a été le cas le 26 mai, la compagnie peut toujours se porter partie civile afin d’obtenir réparation du préjudice subi. Une fois à bord, les policiers, qui ne sont pas armés, disposent de matériel et de techniques pour maîtriser si besoin le passager dont ils ont la charge. Néanmoins, malgré la sélection qui prévaut pour intégrer l’Unesi (cinq années d’expérience ainsi que de bonnes aptitudes physiques et psychologiques), les policiers sont à cran et les dérapages sont nombreux.
Conséquence des restrictions budgétaires, les effectifs sont réduits : il arrive qu’une équipe, après huit heures de voyage, ne se repose que deux heures avant de prendre le vol de retour. Pour ces missions, les agents ne perçoivent qu’une maigre contrepartie. Pour raccompagner un expulsé à Bamako, le policier français reçoit 9 euros de défraiement par jour, alors que son collègue espagnol, pour la même destination, empoche 90 euros par jour.
Pour les agents de l’Unité d’escorte, l’épilogue d’une expulsion ne survient qu’avec la remise des migrants aux autorités du pays d’origine. Si leur mission s’arrête là, le calvaire de leur « client » n’est pas terminé. « Généralement, alors qu’on est épuisé, l’interrogatoire reprend avec les policiers locaux, qui vous dépouillent jusqu’au dernier sou, raconte Xavier Boumtsé. Votre famille est même sollicitée pour compléter la somme exigée si vous voulez éviter une détention prolongée dans une cellule infecte », conclut-il.
Cette procédure ne concerne que les personnes renvoyées dans leur pays d’origine après avoir séjourné sur le territoire français. Les autres, celles qui ont été refoulées alors qu’elles tentaient d’y entrer, sont raccompagnées au dernier aéroport desservi par le vol qui les a amenés en France. Cette mission est dévolue à la Police de l’air et des frontières (PAF), et non à l’Unesi. En 2006, cette mesure a touché environ 35 000 étrangers, indique le ministère de l’Intérieur. Quant aux mesures « d’éloignement » des clandestins, elles devaient concerner 24 000 personnes en 2006. Le ministère de l’Intérieur a d’ailleurs décidé de placer la barre un peu plus haut cette année, avec un objectif de 25 000 immigrés reconduits aux frontières. De gré ou de force.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires