« Nous menons une révolution silencieuse »

Conséquence de la campagne anticorruption menée par Nuhu Ribadu, plusieurs hauts fonctionnaires indélicats ont été limogés au cours des six derniers mois.

Publié le 2 octobre 2005 Lecture : 5 minutes.

Dirigée par Nuhu Ribadu depuis deux ans, la Commission de lutte contre les crimes économiques et financiers (Economic and Financial Crimes Commission, EFCC) a la responsabilité d’enquêter et d’appliquer les lois relatives aux crimes économiques, qui échappent à toute prescription. Elle a également le pouvoir d’engager directement des poursuites contre un suspect, sans en référer au procureur. Elle tient aussi lieu d’unité de renseignements pour la Nigeria Finance Intelligence Unit (NFIU). Enfin, elle coordonne l’action des diverses institutions impliquées dans la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement d’activités terroristes au Nigeria.
En 2003, lorsque Nuhu Ribadu prend la tête de l’EFCC, sa nomination suscite un certain scepticisme. Deux ans après, la presse indépendante nigériane ne tarit pas d’éloges à son sujet. Ribadu a osé ordonner des enquêtes sur des « intouchables » et même les traîner devant la justice (voir encadré). Âgé de 45 ans, juriste diplômé de l’université Ahmadu Bello de Zaria et de la Nigerian Law School, le « monsieur Propre » du Nigeria s’est engagé à l’âge de 26 ans dans la police. Il y a gravi les échelons avant d’en diriger le département juridique au siège et place son action dans une perspective de bonne gouvernance et de lutte contre la pauvreté. Nous l’avons interviewé à Abuja, dans son bureau fortement gardé par les forces de sécurité, pour dresser un bilan de ses deux premières années à la tête de l’EFCC et de ses 550 agents.

Jeune Afrique/l’intelligent : En partant en croisade contre la corruption, ne craignez-vous pas de vous attaquer aux puissants ?
Nuhu Ribadu : Avant d’entrer dans la vie professionnelle, j’avais le choix entre le secteur pétrolier, les Affaires étrangères et le barreau. Si j’ai finalement opté pour la police, c’est que, toute ma vie, je n’ai eu qu’un seul désir : me battre pour la justice. Pendant mon service national, j’ai été associé à une équipe d’enquêteurs chargée de restituer au Trésor public les fonds détournés. C’est ce qui a suscité ma vocation. Ce travail ne diffère pas de celui d’un soldat qui monte au front. C’est une profession à risques : affronter des criminels implique des sacrifices, mais c’est une question de survie pour notre peuple. Si nous réussissons, nous sortirons notre pays de l’ornière. Ce que nous accomplissons, c’est une révolution silencieuse…
J.A.I. : La situation est-elle aussi grave qu’on le dit ?
N.R. : La corruption engendre mauvaise gestion, incompétence, insécurité, pauvreté… À cause d’elle, les infrastructures fonctionnent peu ou pas du tout et nous n’utilisons que 20 % à 50 % de notre potentiel dans tous les domaines, le reste allant dans les poches des prévaricateurs… Ces vingt dernières années, nos revenus pétroliers ont atteint la somme faramineuse de 400 milliards de dollars. Qu’en avons-nous fait ?
J.A.I. : Quel bilan dressez-vous des deux années que vous venez de passer à l’EFCC ? Combien d’affaires ont été portées devant la justice ?
N.R. : Actuellement, nous avons environ 225 affaires criminelles en cours. Nous avons recouvré une centaine de milliards de nairas qui sont revenus au Trésor, pour la plupart. Notre rôle est d’enquêter, d’arrêter et de poursuivre en justice. Il revient ensuite aux tribunaux de sanctionner les coupables.
J.A.I. : Parmi les opérations que vous menez, il y a celle dite Nigeria 419, du numéro de l’article du Code pénal qui s’applique aux cyber-escroqueries…
N.R. : La 419 empêche que soient altérées l’image et la crédibilité de notre pays. Nous avons mis la pression sur ces escrocs. Nous en avons arrêté certains et dédommageons chaque jour leurs victimes, qui se trouvent en Grande-Bretagne, à Hong Kong, aux États-Unis ou ailleurs. Les autres ont fui dans des pays voisins comme le Togo, le Bénin, la Côte d’Ivoire, le Ghana ou même en Afrique du Sud. Mais nous sommes déterminés à mettre un terme à leurs activités illégales. Il n’y aura pas de sanctuaire pour eux.
J.A.I. : Quels sont les résultats de la lutte contre le trafic du pétrole ?
N.R. : À une certaine époque, sabotage et contrebande faisaient disparaître 100 000 barils de brut par jour dans la province du Delta : 10 % de la production quotidienne gagnaient ainsi illégalement le Cameroun, la Côte d’Ivoire, le Ghana et même le Brésil. La situation est maintenant sous contrôle. Nous avons inculpé une centaine de malfrats, et leurs réseaux sont en voie de démantèlement.
J.A.I. : Vous avez aussi arrêté le chef de la police fédérale, votre ancien supérieur hiérarchique, que l’on a vu arriver menotté au tribunal. Comment avez-vous pu avoir cette audace ?
N.R. : Cela devait être fait. Personne ne doit se placer au-dessus des lois, quelle que soit sa fonction. Lorsqu’on s’engage dans des activités frauduleuses, on s’expose à un châtiment. Mais bien d’autres personnalités ont été poursuivies pour corruption, notamment des dirigeants de banques. Du jamais vu au Nigeria ! Ce que nous sommes en train d’essayer de mettre en place, c’est l’État de droit. Nous voulons éradiquer la délinquance en cols blancs. Donnez-nous encore quelques années, et vous pourrez juger du résultat.
J.A.I. : Êtes-vous totalement indépendant ?
N.R. : Notre commission dispose des pleins pouvoirs. Nous rendons compte au président de la République et à lui seul. Notre mission bénéficie de son plein soutien, mais n’obéit à aucun ordre ou directive de sa part. Nous faisons aussi un rapport annuel à la Chambre des représentants qui, de temps à autre, sollicite notre avis à la demande des parlementaires.
J.A.I. : Selon certains journaux nigérians, votre action serait uniquement dictée par des motifs partisans. Comment réagissez-vous face à cette critique ?
N.R. : Les corrompus ont peur, mais ils ne manquent pas de moyens pour dénigrer notre action. Lorsque vous combattez la corruption, vous combattez des gens puissants qui contrôlent une partie de la presse. Comment peut-on nous accuser de partialité, alors que tous les inculpés appartiennent au parti au pouvoir et sont parfois très proches du gouvernement ? D’autres estiment qu’il ne s’agit que d’une opération ponctuelle. Qu’ils attendent, et ils verront qu’il n’y aura pas de retour en arrière. Notre mission bénéficie du soutien de tout le peuple nigérian.

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