« Croyez-moi, tout va changer ! »

Pour la première fois depuis son accession au pouvoir le 3 août, le nouveau président de la Mauritanie parle.

Publié le 2 octobre 2005 Lecture : 24 minutes.

Rien, ou si peu de choses ont changé en apparence à Nouakchott qu’il faut de longs instants d’immersion pour mesurer l’ampleur de la « révolution de velours » qui, depuis le
coup d’État du 3 août, bouleverse la Mauritanie. Sous le ciel sombre de cette fin
septembre, la présidence de béton et de marbre gris que Maaouiya Ould Taya s’était fait construire par une petite armée d’ouvriers chinois et de paysagistes marocains respire le même calme aseptisé. Du protocole à la sécurité, les hauts fonctionnaires et les gardes du corps sont toujours à leur poste et pas un fauteuil, pas un ouvrage pieux de la bibliothèque du bureau présidentiel n’a été déplacé. Seul l’hôte des lieux a changé.
Debout, décontracté, les mains dans les poches – tout le contraire de son prédécesseur -, le colonel Ely Ould Mohamed Vall, nouveau chef de l’État, arpente en souriant la moquette beige du saint des saints : « Oui, c’est vrai, je n’ai rien modifié ici. La sécurité est la même, et alors ? Rien ne peut vous protéger si le peuple ne vous suit pas. À la veille du 3 août, on pensait que tout était contrôlé, surveillé, verrouillé. Voyez ce qui s’est passé : c’était un château de cartes. » Dans un coin de la vaste pièce, au pied d’une lourde tenture, repose un tapis de prière à demi replié. C’est sans doute le seul apport personnel d’un homme qui, il le dit et le répète, n’est ici que de passage.
Révolution en douceur, donc. Trois ou quatre mises en résidence surveillée – mesures levées depuis -, pas un coup de feu, aucune trace de chasse aux sorcières : le fait que les chefs de l’armée aient choisi d’attendre un voyage à l’étranger de l’ancien président pour le renverser en son absence a incontestablement facilité cette transition soft. « C’était la condition sine qua non pour que nous agissions, explique un membre du Conseil militaire pour la justice et la démocratie – la junte au pouvoir. Il était hors de question que l’acte de naissance de la nouvelle Mauritanie soit entaché d’une seule goutte de sang ou d’une seule incarcération. » Une petite merveille de coup d’État indolore. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, une vraie révolution.
Amnistie générale, ouverture des prisons, retour des exilés, mesures spectaculaires de moralisation de la vie publique : depuis deux mois, les trois millions de Mauritaniens vivent au rythme haletant du changement impulsé par celui que chacun ici appelle Ely et par son Premier ministre Sidi Mohamed Ould Boubacar, un gestionnaire connu pour son intégrité. Rien pourtant n’a plus marqué les esprits que la première décision annoncée par le nouveau pouvoir – et qui constitue une mesure inédite dans le monde arabe et africain : celle d’interdire de par la loi à chacun de ses membres, qu’ils soient militaires ou ministres, de se présenter à l’élection présidentielle qui dans deux ans au plus tard marquera la fin de la transition. L’armée mauritanienne, qui s’est toujours voulue la conscience et la garante de la nation et dont les chefs président aux destinées de la Mauritanie depuis 1978, a donc voulu démontrer qu’elle n’avait pas réalisé un putsch de plus. « Le mot de coup d’État ne convient pas pour qualifier le 3 août, tient à dire Ely Ould Mohamed Vall. Je préfère celui de rupture. Rupture avec un système usé jusqu’à la corde. »
Depuis son exil de Doha, au Qatar, Maaouiya Ould Taya appréciera, lui que l’on charge désormais – il fallait s’y attendre – de tous les maux de la Mauritanie. Privée de son ennemi favori, ou de son unique référent comme on voudra, la classe politique cherche, elle, de nouveaux repères. L’apprentissage de la liberté n’est pas chose facile, surtout quand un pouvoir en plein état de grâce et que nul ne critique encore pousse chacun à prendre ses responsabilités en vue de l’élection de 2007. Il faut abandonner le « TSM » (Tout sauf Maaouiya) qui tenait lieu de programme, ouvrir des perspectives, nouer des alliances… Certains, comme Ahmed Ould Daddah, que d’aucuns présentent déjà comme favori, multiplient les contacts et sont déjà en précampagne. Mais deux ans, c’est à la fois court et long. Une chose est sûre, répète le nouveau président : « Nous ne soutiendrons personne. »
Pour la première fois depuis son arrivée au pouvoir, le colonel Ely Ould Mohamed Vall, 52 ans, parle. Ce long entretien avec J.A.I. a été recueilli au cours de la nuit du 21 au 22 septembre, dans la résidence présidentielle qui jouxte le Palais et au sein de laquelle, là encore, rien n’a changé. Toujours convaincu, parfois passionné, cet homme sec et sobre livre ici sa vérité. De l’eau, du thé, des plats auxquels il touche à peine : il est toujours le Vall que j’ai connu autrefois. Seule différence : il ne fume plus, lui qui grillait ses deux ou trois paquets de Gitane sans filtre par jour. « J’ai arrêté, car je me suis rendu compte que j’allais droit dans le mur, sourit-il, comme la Mauritanie à la veille du 3 août. » Un sevrage qui, à l’écouter, a des allures de délivrance.

Jeune Afrique/l’intelligent : Pourquoi avez-vous renversé Maaouiya Ould Taya ?
Ely Ould Mohamed Vall : Pour comprendre ce qui s’est passé le 3 août 2005, je crois qu’une rétrospective des formes et méthodes d’exercice du pouvoir en Mauritanie s’impose.
C’est la colonisation qui, ici comme ailleurs, a défini l’État. À cette époque, bien évidemment, les décisions relevaient du seul administrateur colonial, sans que les colonisés y soient de quelque manière associés. En 1960 survient l’indépendance, suivie presque aussitôt du régime de parti unique. Un groupe d’hommes décide de tout, et le peuple est prié d’avaliser et d’appliquer. Là encore, la déresponsabilisation est totale. Les pouvoirs militaires qui se succèdent à partir de 1978 reproduisent le même système :
les Mauritaniens sont contraints de bénir l’action de dirigeants sur lesquels ils n’ont aucun contrôle. Au début des années 1990, ce que l’on a appelé le vent de l’Est impose,
de l’extérieur, la démocratisation. Une nouvelle Constitution, irréprochable en matière de libertés, est adoptée par référendum.
Seulement voilà : tout cela reste très largement formel. En pratique, c’est autre chose. L’ex-président fonde en effet son propre parti, le PRDS [Parti républicain démocratique
et social], dont il se proclame le chef et qui devient ipso facto le parti-État. Ce fut sans doute sa faute majeure. Dans un pays où la culture démocratique est balbutiante, nous en sommes immédiatement revenus, par mimétisme, à un parti unique de fait. Du petit fonctionnaire au ministre, en passant par l’homme d’affaires, tout le monde s’est précipité, non par conviction mais par intérêt et opportunisme, au sein du PRDS. On a diabolisé une opposition réduite à sa plus simple expression, l’Assemblée nationale et le Sénat sont devenus monocolores et ce qui restait comme individus en dehors de ce système clientéliste a été contraint à la clandestinité ou à l’exil.
Résultat : une campagne outrancière de dénigrement de la Mauritanie, confondant allègrement le peuple et ses dirigeants dans le même opprobre, s’est peu à peu développée
à l’extérieur sur les thèmes du racisme, de l’esclavagisme et du féodalisme. C’était bien sûr excessif, mais l’opinion mauritanienne en a ressenti un profond malaise, presque un sentiment de honte. Les gens se taisaient, comme résignés. L’erreur du pouvoir a été de prendre ce silence pour un soutien alors que la fracture entre l’État-parti et la société était chaque jour moins réversible, y compris à l’intérieur même du PRDS.

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J.A.I. : La tentative sanglante de putsch du 8 juin 2003 était-elle la conséquence de cette situation ?
E.O.M.V. : Absolument. Encore faut-il savoir qu’elle n’a pas été la première. Deux ou trois autres ont eu lieu auparavant, étouffées dans l’uf et qui n’ont pas été révélées. Elle n’a pas non plus été la dernière puisqu’un an plus tard, à la mi-2004, on a failli assister au même scénario. Le 8 juin aurait pu et dû sonner comme un ultime avertissement pour l’ancien président. Le tour de vis sécuritaire auquel il a immédiatement procédé
démontre qu’il n’a pas voulu le comprendre. Dès lors, le pays allait dans le mur, c’est-à-dire vers une situation de crise absolument incontrôlable. Il fallait choisir.

J.A.I. : D’où votre coup d’État
E.O.M.V. : Nous n’avons pas fait un coup d’État, mais un contre-coup d’État pour rétablir une démocratie avortée. Je crois que cela découle de ce que je viens de vous dire. Pour le reste, nous n’en faisons pas une affaire de personne : si putsch il y a eu, c’était contre un système inique, pas contre l’homme qui l’incarnait et qui en était en quelque sorte le produit. Renverser un homme sans toucher au système, cela n’aurait d’ailleurs
été qu’un coup d’État de plus. Notre action a été une action de rupture. À l’aune de notre parcours, c’est, je crois, historique. Croyez-moi, tout va changer.

J.A.I. : Ne reconnaissez-vous pas à Maaouiya Ould Taya des résultats positifs dans le domaine du développement économique et social de la Mauritanie ?
E.O.M.V. : Vous verrez dans les semaines à venir, au fur et à mesure que nous révélerons le véritable bilan économique et social de la Mauritanie, à quel point cette réussite dont vous parlez était factice et surtout ne profitait qu’à une infime minorité. Plus grave encore : l’administration et la structure même de l’État étaient devenues des coquilles vides où seuls comptaient le clientélisme et le griotisme. Il n’y avait plus
de normes, plus de morale, seul importait le degré de servilité à l’égard du pouvoir. C’était le royaume de l’illusion et de l’image d’Épinal. Il y avait un décor, au sein duquel évoluait l’ex-président, et il y avait la réalité. Il gouvernait la Mauritanie sans les Mauritaniens. Comment pouvait-il espérer continuer ainsi ? Quand on se prend pour un homme providentiel et irremplaçable, on finit immanquablement en dictateur.

J.A.I. : Vous avez été le directeur de la Sûreté nationale pendant vingt ans et, à ce titre, très proche de Maaouiya Ould Taya. L’avez-vous mis en garde ? Avez-vous attiré son attention sur les risques que sa politique faisait courir au pays et à lui-même ?
E.O.M.V. : Vous savez, il n’avait pas le moindre souci d’écouter quiconque. Ce genre de système rend sourd et aveugle. On a beau vous dire, on a beau vous parler, vous n’entendez toujours que votre propre écho.

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J.A.I. : Vous ne vous sentez donc pas quelque part un peu responsable, ou coupable, des errements que vous dénoncez aujourd’hui ?
E.O.M.V. : Dans ce type de régime, il y a deux attitudes possibles. Soit se mettre en dehors et observer la dérive s’accomplir jusqu’à son terme sans intervenir. Soit rester à l’intérieur et ne faire que ce que votre conscience et le service de l’État vous commandent de faire, sans accepter d’être manipulé, encore moins de se salir les mains. À l’instar de beaucoup de mes compatriotes, j’ai fait, moi, ce second choix, et je ne le
regrette pas. Tout ce que j’ai pu rectifier, corriger, arranger, je l’ai fait, je crois que tous les Mauritaniens vous le diront.

J.A.I. : Jusqu’au moment où la coupe a été pleine
E.O.M.V. : Jusqu’au moment où nous avons perdu l’espoir que le système s’amende de lui-même. Je vous jure que s’il y avait eu encore une chance, même réduite, pour que le régime et l’homme qui était à sa tête se corrigent et reviennent à la raison, nous l’aurions saisie. Nous n’avons recouru au coup de force qu’en extrême nécessité, comme un moindre mal, à deux pas du gouffre.

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J.A.I. : Maaouiya Ould Taya a qualifié votre coup d’État de « trahison ». Dans sa logique, on peut le comprendre.
E.O.M.V. : Trahison par rapport à qui et à quoi ? Ni moi ni aucun officier de l’armée mauritanienne ne s’est jamais considéré comme le serviteur d’un seul homme. Je ne suis l’obligé de personne dans ce pays et je n’ai jamais courtisé quiconque pour obtenir un poste ou un grade. J’ai servi une nation et un État, pas un individu.

J.A.I. : Tout de même, on peut considérer qu’en vous mobilisant à ses côtés le 8 juin
2003 pour faire échouer le putsch, vous et vos compagnons lui avez en quelque sorte sauvé la mise. Pourquoi, puisque à l’époque votre diagnostic était déjà fait, ne pas vous être rallié aux putschistes ?
E.O.M.V. : Ce n’est pas pour lui que nous avons rétabli l’ordre ! Si des dizaines d’officiers se sont mobilisés ce jour-là, c’est parce qu’il fallait bien mettre un terme à une aventure dont nous ignorions tout, aussi bien d’où elle venait que sur quoi elle allait déboucher. Que l’ancien président en ait tiré momentanément bénéfice, quoi de
plus normal. Nous avons fait alors notre devoir, sans états d’âme et de notre propre initiative, pour le bien de la Mauritanie. Le problème est qu’il n’a pas tiré de cette tentative les conclusions qui s’imposaient. Juin 2003 fut une sonnette d’alarme. Il ne l’a pas entendue.

J.A.I. : Vous-même et les seize autres membres du Comité militaire, ainsi que le Premier ministre et tous les membres du gouvernement ne pourrez vous présenter à la prochaine élection présidentielle prévue pour 2007. C’est une décision qui est sanctionnée par une loi. Pourquoi l’avoir prise ?
E.O.M.V. : Parce qu’il fallait impérativement rompre avec le système. Si j’avais été à la place de l’ancien président, dans le même contexte que lui, j’aurais probablement agi comme lui, peut-être en pire. C’est donc le système qui est intrinsèquement pervers, celui qui a été écarté le 3 août n’en était que l’incarnation. Ce genre de système ne peut produire que ce genre de pouvoir, en totale rupture avec le pays réel. Vingt ans sans
craindre aucune sanction, aucun contrôle, conduisent fatalement au vertige, puis à l’autisme. Pendant ce temps, toute une génération de Mauritaniens est née, a grandi et a atteint la majorité avec le même homme aux commandes de l’État : comment voulez-vous que ces dizaines de milliers de jeunes se reconnaissent en lui et que lui-même les comprenne ?

J.A.I. : Sans doute. Mais pourquoi vous interdire, à vous et à vos collaborateurs, de vous présenter, ne seraitce que pour un mandat non renouvelable ?
E.O.M.V. : Il n’y a pas de vraie rupture sans symbole. Il fallait marquer les esprits par un geste fort, démontrer que le changement n’avait rien de cosmétique. Si qui que ce soit d’entre nous se présente et quelle que soit sa bonne volonté démocratique, les automatismes acquis depuis l’indépendance joueront forcément en sa faveur et fausseront inévitablement le jeu. L’État et l’administration fonctionnent en Mauritanie avec des réflexes quasi pavloviens : le pouvoir va au pouvoir, c’est un cercle vicieux. Nous devions le briser une fois pour toutes, afin que la Mauritanie puisse renaître. Celui qui sera élu en 2007 sera intouchable et insoupçonnable. C’est le seul moyen pour que notre pays retrouve sa virginité politique et morale.

J.A.I. : C’est donc clair : vous ne serez pas candidat et les Mauritaniens doivent vous croire sur parole.
E.O.M.V. : Cela a été formalisé par une loi ! Comment pourrais-je avoir l’insolence de prendre un tel engagement public et ensuite de me dédire ? Certes, me direz-vous, cela s’est déjà vu. Mais je ne suis pas ce genre d’homme. Mes actes ont toujours été conformes à mes paroles.

J.A.I. : Vous comprenez, néanmoins, que certains de vos compatriotes vous attendent au tournant
E.O.M.V. : Tout à fait. Moi-même, à leur place, je nourrirais quelques doutes, c’est parfaitement normal : on les a tant de fois trompés. Mais je ne vais pas passer mon temps à dissiper ces doutes. Il y a tellement à faire. Pour le reste, l’Histoire me jugera.

J.A.I. : La période de transition durera deux ans, avez-vous dit. Pourquoi ce délai ?
E.O.M.V. : C’est le délai à la fois maximal et raisonnable pour remettre la Mauritanie sur les rails. Si, chemin faisant, il apparaît que ce délai puisse être raccourci, j’en serai le premier satisfait.

J.A.I. : Exercer le pouvoir suscite des vocations inédites : celle de s’y accrocher par exemple. Êtes-vous vacciné contre ce type de tentation ?
E.O.M.V. : Vous pensez que je vais succomber ? Je vous donne rendez-vous dans moins de deux ans et nous verrons bien. Une chose est sûre : ni moi ni mes collègues du CMJD n’envisageons une seule seconde de nous éterniser au-delà du délai fixé.

J.A.I. : Et si la classe politique unanime vous demande de prolonger la transition, ou de revenir sur votre décision de ne pas vous présenter, que ferez-vous ?
E.O.M.V. : Alors, c’est que nous aurons tous échoué. Si les Mauritaniens souhaitent, pour les diriger, un petit dictateur de plus ce dont je doute fortement, ils trouveront aisément un candidat. En toute hypothèse, ce ne sera pas moi.

J.A.I. : Qui dirige la Mauritanie aujourd’hui ?
E.O.M.V. : Deux instances. Un Conseil militaire dont les compétences ont été fixées par une charte constitutionnelle précise, composé de dix-sept membres qui, au nom de l’armée, ont décidé de procéder au changement et d’être les inspirateurs d’un nouveau projet de société. En tant qu’officier le plus ancien dans le grade le plus élevé, j’en suis en quelque sorte le primus inter pares. Et un gouvernement qui sous la direction du CMJD mène une politique de redressement politique, économique et moral du pays.

J.A.I. : Quelle place accorder demain à l’armée mauritanienne en tant qu’institution ? Peut-on l’imaginer en caution et garantie du pouvoir civil, un peu comme en Algérie ou en Turquie ?
E.O.M.V. : Je ne peux vous répondre qu’à titre personnel. Je souhaite une armée républicaine respectueuse de l’ordre constitutionnel, comme dans n’importe quelle démocratie.

J.A.I. : L’une de vos premières décisions a été de proclamer une amnistie générale, y compris pour les putschistes de juin 2003
E.O.M.V. : J’ai beaucoup réfléchi à cette question. Je crois que c’était indispensable pour que la Mauritanie s’engage sur la bonne voie.

J.A.I. : Pas de chasse aux sorcières, ni d’esprit de revanche ?
E.O.M.V. : Non. Nous devons mettre les compteurs à zéro, c’est une affaire d’état d’esprit. Il n’y aura pas de vendetta vis-à-vis de qui que ce soit. Regardons l’avenir et oublions le passé. La reconstruction, l’apaisement, la symbiose nationale priment tout le reste, quitte à faire l’impasse sur certains comportements anciens et répréhensibles. La Mauritanie nouvelle ne peut se bâtir sur les règlements de comptes.

J.A.I. : Qu’est-ce qui empêchera le futur pouvoir issu des urnes en 2007 de rouvrir ces dossiers ?
E.O.M.V. : Je ne pense pas qu’il le fera. Ou alors, cela signifiera que nous avons failli à notre tâche qui est d’imprégner chaque Mauritanien de l’esprit de tolérance et de réconciliation. Nous avons montré la voie : pour la première fois dans l’histoire de ce pays, nul n’est allé en prison après un changement de pouvoir. Au contraire, les prisons se sont vidées.

J.A.I. : Rien donc, dans le fond comme dans la forme, ne s’oppose à ce que l’ancien président Ould Taya rentre en Mauritanie demain ?
E.O.M.V. : Personne ne l’empêche de revenir. J’ai dit, dès le premier jour, que tout Mauritanien était libre d’entrer et de sortir. Sa sécurité sera assurée comme celle de n’importe quel citoyen de ce pays.

J.A.I. : Bénéficiera-t-il, dans ce cas, du statut et des avantages réservés aux anciens chefs d’État ?
E.O.M.V. : Cela dépendra de lui-même et de son comportement, tout simplement.

J.A.I. : Rien ne l’empêche non plus de se présenter à l’élection présidentielle de 2007.
E.O.M.V. : Aucune disposition ne s’y oppose jusqu’à présent. Mais, de vous à moi, je le vois très mal être candidat en 2007. Sauf s’il persiste à ne pas mesurer l’état d’esprit réel des Mauritaniens à son égard.

J.A.I. : Il existe, dans ce pays, un problème et un malaise non résolus : celui de sa communauté noire. Comment comptez-vous y remédier ?
E.O.M.V. : Je suis un peu sidéré par cette dichotomie artificielle entre Négro-Mauritaniens et Arabo-Berbères, dont on nous rebat les oreilles. La population de ce pays n’est pas homogène, c’est un fait. Mais ce n’est pas une originalité mondiale, que je sache. Il y a ici et là des crispations identitaires et des revendications communautaires. Soit. Encore une fois : nous sommes très loin d’être les seuls. Ce qui nous est spécifique, c’est qu’à un moment donné, sous l’influence de deux extrémismes opposés et contradictoires, des événements dramatiques à connotation raciale ont éclaté. De cela, ces deux extrémismes sont responsables. Ce qui importe aujourd’hui, c’est de fonder un État de droit, non un État ethnique ou un État tribal, mais un véritable État de droit au sein duquel chaque citoyen jouira des mêmes droits et aura les mêmes devoirs.
C’est l’unique moyen de dépasser cette exacerbation dont vous parlez et de panser cette blessure. J’ajouterai un impératif absolu : que ce problème, comme tous les autres
d’ailleurs, se règle chez nous et entre nous et non pas depuis l’étranger.

J.A.I. : Cette exacerbation des relations intercommunautaires en Mauritanie est-elle à placer au débit de l’ancien régime ?
E.O.M.V. : Il y a eu incontestablement des maladresses qui ont été commises dans la gestion des comportements extrémistes des deux bords. Les réactions du pouvoir n’ont pas été celles qu’il fallait pour calmer le jeu.

J.A.I. : Des réfugiés négro-mauritaniens continuent de camper sur la rive sénégalaise du fleuve. Qu’avez-vous à leur dire ?
E.O.M.V. : Je dis et je redis que tout Mauritanien où qu’il soit sur terre, sur la lune ou sur la planète Mars peut rentrer immédiatement chez lui. Il suffit simplement que sa nationalité mauritanienne soit avérée.

J.A.I. : Et vous leur garantissez l’égalité des chances, quelle que soit la couleur de leur peau ?
E.O.M.V. : Je leur garantis de vivre dans un pays où la citoyenneté de chacun sera
pleinement respectée. Ce que vous venez de dire découle naturellement de cela.

J.A.I. : Y a-t-il un problème islamiste en Mauritanie et, si oui, comment le traiter ?
E.O.M.V. : S’agissant des islamistes qui ont opté pour la violence ou qui sont affiliés à une organisation prônant la lutte armée, il est clair que la loi doit s’appliquer. C’est une question de sécurité nationale et de respect de nos engagements internationaux en la matière.

J.A.I. : Un parti religieux a-t-il sa place en Mauritanie ?
E.O.M.V. : La Mauritanie est un pays à cent pour cent musulman où l’islam appartient à tous et à chacun. Dans ce cadre, nul ne peut s’en arroger le monopole. Nous ne pouvons donc en aucun cas tolérer l’existence d’un parti islamiste qui prétendrait détenir l’expression politique de la religion. Ce serait inacceptable et inconstitutionnel. Je crois que j’ai été clair.

J.A.I. : Vous allez avoir à gérer, à partir du début de 2006, les premiers revenus du pétrole mauritanien. À l’échelle du pays, c’est une révolution qui s’annonce. Comment comptez-vous vous y prendre ?
E.O.M.V. : Dans le cadre de la bonne gouvernance. La Mauritanie vient tout juste d’annoncer son adhésion à l’initiative de Johannesburg pour la transparence des revenus pétroliers, qui oblige les sociétés et le gouvernement à la plus grande limpidité en ce domaine. Il n’y aura ni secret, ni caisse noire. L’utilisation de chaque pétrodollar pourra être contrôlée par tout un chacun. Dans la gestion des affaires publiques, c’est désormais la moralité qui doit primer tout autre comportement.

J.A.I. : Le pouvoir, en général, enrichit. Serez-vous une exception ?
E.O.M.V. : Écoutez, pour cela comme pour le reste, je n’ai pour l’instant que ma parole à vous opposer. Alors, rendez-vous dans deux ans. Nous ferons les comptes ensemble.

J.A.I. : Certains disent que, le 3 août, on a assisté à la chute d’une tribu celle de l’ancien président Ould Taya, les Smassides et à l’avènement d’une autre la vôtre, les Ouled Bousbaa
E.O.M.V. : Cette vision étriquée et réductrice des réalités de la Mauritanie n’est pas la mienne. Certes, ce pays est un pays où le tribalisme est encore présent. Mais son influence n’existe que si l’État l’accepte et l’encourage et que si le chef de l’État décide de l’instrumentaliser. Ce qui s’est passé le 3 août n’a été le fait d’aucune tribu et n’a été dirigé contre aucun groupe particulier. Interrogez les Mauritaniens : ils ne souhaitent qu’une chose, qu’on en finisse avec le tribalisme.

J.A.I. : Pas de tribu sinistrée, donc
E.O.M.V. : Non, en aucun cas.

J.A.I. : Ni de tribu triomphante.
E.O.M.V. : Non plus. Encore moins celle à laquelle vous pensez. Elle n’aura pas plus que les autres, puisque vous m’obligez à parler en ces termes.

J.A.I. : Qu’y a-t-il à rectifier dans le domaine des relations de la Mauritanie avec l’extérieur ?
E.O.M.V. : Beaucoup de choses. À l’évidence, ce pays était en état de rupture avec les deux ensembles auxquels il appartient naturellement. Le monde arabe tout d’abord : depuis
la première guerre du Golfe, nos rapports avec un certain nombre de pays se sont considérablement dégradés, à quoi se sont ajoutées des crises bilatérales avec tel ou tel. Nous avons fini par être isolés, et notre voix ne comptait plus guère.

J.A.I. : L’établissement de relations diplomatiques avec Israël en 1999 n’a pas arrangé les choses
E.O.M.V. : Je crois qu’il faut dissocier ce point précis du schéma d’ensemble. D’une part, Israël est un État membre des Nations unies, de l’autre la Mauritanie a toujours milité pour la reconnaissance des droits du peuple palestinien. Nous n’avons donc aucune leçon à recevoir sur ce terrain. La décision de reconnaissance qui a été prise repose sur un constat : de 1947 jusqu’aux accords d’Oslo, la politique de la confrontation n’a produit aucun résultat pour la cause palestinienne. Les Palestiniens se sont ensuite librement engagés dans un processus de négociation et de dialogue avec Israël. C’est pour cela qu’à l’instar d’un certain nombre d’autres pays arabes nous nous sommes orientés sur cette voie. Cette décision, la Mauritanie l’assume totalement et en toute connaissance de cause. Il n’y a pas d’autre chemin pour un règlement juste et équitable de ce douloureux
conflit.

J.A.I. : Il n’y a pas non plus de consensus national en Mauritanie autour de cette affaire, c’est le moins que l’on puisse dire
E.O.M.V. : Sans doute. Tout comme il n’y a pas de consensus arabe. Mais il faut avoir le courage de ne pas tourner le dos à la réalité. Chacun est d’accord avec le schéma des deux États, nous ne faisons qu’en tirer les conclusions qui s’imposent.

J.A.I. : Pas question donc de revenir en arrière.
E.O.M.V. : Non seulement nous ne reviendrons pas sur cette décision, mais je suis persuadé que tout le monde y viendra.

J.A.I. : Et avec l’Afrique noire ?
E.O.M.V. : Mettons les choses au point. La Mauritanie n’est pas seulement africaine d’Afrique subsaharienne j’entends pour la raison que vit sur son sol une importante communauté négro-mauritanienne. Géographiquement, ethniquement, mentalement, la Mauritanie est africaine. Nous étions en train de devenir une sorte de pays offshore, à la marge de deux mondes, alors que nous sommes à la fois viscéralement africains et viscéralement arabes. Cette double marginalité était une source constante de déstabilisation interne. Réconcilier la Mauritanie avec son arabité et avec son africanité, voilà l’objectif.

J.A.I. : Vous revendiquez donc une identité plurielle ?
E.O.M.V. : Non. Une identité mauritanienne, c’est-à-dire africaine et arabe en même temps.

J.A.I. : On en revient à la Mauritanie trait d’union, chère au défunt Mokhtar Ould Daddah
E.O.M.V. : Je ne me reconnais pas dans cette formule. Le trait d’union, ce n’est rien d’autre qu’un signe typographique. À la limite, c’est la négation de deux appartenances.
Quand on est un trait d’union, on n’est nulle part. Moi, je suis profondément arabo-africain, à l’image de mon pays. Mon arabité et mon africanité n’ont pas besoin d’être réunies, elles ne font qu’une.

J.A.I. : La Mauritanie va-t-elle réintégrer la Cedeao, qu’elle a quittée il y a six ans ?
E.O.M.V. : Nous n’excluons ni ne négligeons rien de ce qui peut améliorer nos rapports avec l’extérieur. Mais ce qui nous importe pour l’instant, ce sont les relations bilatérales. En ce qui concerne les organisations internationales, je crois qu’il est plus
sain que toute décision en ce domaine soit prise par le gouvernement issu des élections libres et transparentes de 2007.

J.A.I. : Entre le Maroc et l’Algérie, le cur et les positions de la Mauritanie ont toujours balancé, sans jamais trouver d’équilibre. Le moment de la sérénité est-il venu ?
E.O.M.V. : Nous ferons tout pour avoir les meilleures relations avec ces deux États frères et voisins, sans parti pris et donc sans préjudice pour qui que ce soit. Quant à l’affaire du Sahara, notre position est connue : stricte neutralité, parfaite conformité
avec les décisions internationales en la matière et recherche constante d’une solution consensuelle.

J.A.I. : Le fait d’avoir fréquenté l’Académie militaire de Meknès pendant votre jeunesse n’induit-il pas chez vous une sorte de tropisme promarocain ?
E.O.M.V. : Pourquoi donc ? J’ai fait aussi mes études en France et cela n’a jamais induit chez moi un tropisme profrançais ! Soyons sérieux. Si vous voulez absolument m’étiqueter
comme proceci, dites que je suis promauritanien, au moins vous ne vous tromperez pas.

J.A.I. : Parlons de la France, justement. Les rapports de votre prédécesseur avec l’ancienne puissance coloniale étaient empreints d’une certaine méfiance, alors qu’ils étaient devenus très étroits avec les États-Unis. Cela va-t-il changer ?
E.O.M.V. : Je ne vois absolument pas en quoi les très bons rapports que la Mauritanie entretient avec Washington et que nous entendons maintenir pourraient nous empêcher
de rehausser la relation franco-mauritanienne au niveau où elle mérite de se situer. Nous n’avons aucune intention de jouer l’un contre l’autre, personne n’aurait à y gagner, et surtout pas la Mauritanie.

J.A.I. : L’une des raisons de la dégradation des relations entre Nouakchott et Paris a été
l’arrestation en France en 1999 puis la condamnation par contumace en juillet dernier
d’un officier mauritanien, le capitaine Ely Oud Dah, accusé de « crimes contre l’humanité » sur des militaires négro-mauritaniens. Que pensez-vous de cette affaire ?
E.O.M.V. : Je crois que cette arrestation était à la fois injuste, inopportune et qu’elle n’avait pas sa raison d’être. Les événements de 1989 qui ont produit ce type de dossier
furent des événements exceptionnels qui doivent être analysés globalement, dans toute leur complexité et non pas de l’extérieur en isolant le cas de tel ou tel officier. C’est à nous, Mauritaniens, qu’il appartient de gérer en Mauritanie ce genre d’affaire.

J.A.I. : Il y a officiellement en France 3 400 ressortissants mauritaniens bénéficiaires du statut de réfugiés politiques ce qui en fait la seconde communauté africaine dans ce cas après les Congolais de RDC. Qu’avez-vous à leur dire ?
E.O.M.V. : Je leur dis de rentrer au pays, quand ils le souhaitent. Depuis le 3 août, l’appellation de réfugié politique mauritanien n’a plus aucun sens. Tout le monde est libre. Il n’y a plus un seul détenu politique, il n’y a plus non plus d’opposition au sens strict du terme. Nous agissons en pleine symbiose avec les partis politiques et avec la société civile. Aux leaders d’opinion de s’organiser et de se préparer pour 2007. À eux de prendre leurs responsabilités et de se montrer dignes des Mauritaniens. Dans moins de deux ans, nous allons leur remettre le pouvoir, la balle sera dans leur camp et un nouveau chapitre s’ouvrira dans l’histoire de la Mauritanie.

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