Yoga syrien
Parfois, on ne sait plus très bien s’il faut rire ou pleurer devant certaines scènes incongrues que nous offre la vie quotidienne. En voici une, de ces scènes, dont je me demande ce que vous allez penser. (Moi, j’ai préféré rire.)
Ça se passe dans un petit village à la frontière entre la Belgique et les Pays-Bas. Dans la salle des fêtes de la mairie se réunit une association de voisinage, ce type d’association où les gens d’un même quartier viennent parler des problèmes de voirie, de circulation, de décoration des rues – enfin, ce genre de choses.
Ce jour-là, l’association compte un nouveau membre, un réfugié syrien. Jusque-là, tout le monde était blanc, dans cette association, mais voici donc le Syrien. Il est plus blanc que tout le monde, mais il n’en est pas moins étranger, donc vaguement noir. Ce n’est pas grave, on lui fait bon accueil, on lui fait des risettes, on le gave de biscuits, on le noie dans des flots de café et la réunion commence.
Ces réunions-là, où chacun tient à prendre la parole, et parfois à s’entendre parler, ça dure des heures. Notre ami le Syrien, qui ne maîtrise pas vraiment la langue du cru, s’efforce de comprendre ce qui se dit. Il se donne une contenance, fronce les sourcils de temps en temps, opine du bonnet à tout hasard quand les péroraisons se font péremptoires. Pour mieux se concentrer, monsieur de Syrie fait tourner un crayon entre ses doigts. Et soudain, crac, le crayon tombe, roule sur la table et disparaît sous celle-ci.
Ce n’est pas un événement considérable, je vous l’accorde, et il n’est pas sûr qu’on en parle encore dans quelques siècles. Mais les conséquences n’en sont pas moins croquignolettes.
Pendant que la discussion continue, le réfugié – allez, nommons-le Saïd, je suis à court de périphrases – se penche, repère l’objet, essaie de le ramener à raison avec sa jambe déployée en grands mouvements de faucheur mais n’y arrive pas. Il finit par se glisser carrément sous la table où il séjourne le temps de repérer son Caran d’Ache.
– Tout ça pour un crayon ?
– Tout ça pour un crayon. Et ne me dites pas que vous ne l’avez jamais fait vous-même.
L’assistance finit par repérer l’absence de Saïd le Syrien. Le temps qu’on se demande quel djinn l’a dévoré, le voilà qui ressort de dessous la table, tout rouge et poussiéreux. La réunion se poursuit, s’achève et chacun rentre chez soi.
Quelques semaines plus tard, Saïd le Damascène apprend avec stupéfaction que l’association va lui aménager une petite pièce à côté de la salle des fêtes pour lui permettre d’aller y faire sa prière au lieu d’être obligé de se glisser sous la table : c’est comme ça qu’on a interprété son plongeon dans les gouffres. Certes, tous n’étaient pas d’avis qu’il rendait grâce à Dieu là-dessous, dans l’obscurité : certains ont cru qu’il faisait du yoga syrien. Mais, Allah ou le yoga, de toute façon Saïd l’Omeyyade a droit à sa vie privée.
Tête de Saïd qui – soit dit entre parenthèses – est chrétien. C’est même sous ce prétexte qu’il a fui une région où l’on n’est sûr de rien et surtout pas de l’avenir. Il ne sait pas s’il doit rire ou pleurer, il ne sait pas s’il doit traiter ces villageois de péquenots ou au contraire les remercier pour la délicatesse de leurs sentiments. Finalement, il se fend d’un grand sourire et remercie tant bien que mal dans cette langue qui n’est pas la sienne. Et il se promet, lorsque les réunions se feront un peu longuettes, d’aller s’isoler dans la petite pièce pour y relire Montesquieu et son fameux « Comment peut-on être syrien ? »
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