Sursis pour l’école privée

À la rentrée de septembre, tous les établissements devront dispenser leur enseignement en arabe. Ou mettre la clef sous la porte.

Publié le 2 avril 2006 Lecture : 6 minutes.

« Bouteflika nous a accordé un sursis jusqu’au mois de juin. C’est bien, mais cela ne résout pas le problème. Comment allons-nous faire à la rentrée prochaine ? Inscrire notre fils dans une école publique ? Impossible, nous n’avons pas confiance en cette école qui ne forme que des analphabètes. Abandonner la langue française au profit de l’arabe ? C’est trop tard, il a déjà tout appris en français ! »
Louiza est assistante de direction dans une entreprise d’État. Elle et son mari se sont saignés aux quatre veines pour inscrire leur fils au lycée Le Fennec, un établissement privé de la banlieue ouest d’Alger. Le jeune Azzedine obtient d’excellents résultats. Pour lui, le baccalauréat s’annonce comme une formalité. Tout irait donc pour le mieux si, le 26 février, les autorités n’avaient ordonné la fermeture manu militari de l’école Le Fennec et de quarante-deux autres établissements privés, essentiellement à Alger, Tizi-Ouzou, Bejaïa, Annaba et Oran. Motif : ils n’étaient pas en conformité avec le cahier des charges défini par le ministère de l’Éducation concernant la langue d’enseignement, bien sûr, mais aussi les conditions d’hygiène et de sécurité. Certaines écoles ont en effet été ouvertes dans des appartements, voire des garages ! Quelque 5 000 élèves ont donc été invités à s’inscrire d’urgence dans une école publique, où ils sont censés bénéficier d’un « programme d’adaptation spécifique ». Si le pouvoir leur a finalement accordé un sursis de trois mois, sa décision n’en a pas moins déclenché une vive polémique. En Algérie et jusqu’en France.
« C’est une atteinte aux droits de l’enfant définis par les conventions internationales dont l’Algérie est signataire », s’indignent les parents d’élèves et les responsables d’établissement. Ces écoles sont dans l’illégalité, rétorquent les pouvoirs publics. « Le français est en danger en Algérie », concluent hâtivement certains journaux parisiens. Reste un certain nombre de questions. Que reproche-t-on au juste à ces écoles ? Pourquoi certains parents préfèrent-ils le privé au public ? Y a-t-il un avenir pour la langue française dans le système éducatif algérien ?
« Fermer un établissement en milieu d’année est irresponsable, s’insurge Farida Bendali, la directrice de l’Arc-en-ciel, une école privée de Zéralda, à 30 km d’Alger. L’impact psychologique d’une telle mesure est désastreux. Les parents ont choisi le privé parce qu’ils veulent un enseignement de qualité qui ouvre leurs enfants sur le monde et leur permette de s’épanouir. Depuis quinze ans que notre établissement existe, nous avons toujours enseigné les matières scientifiques en français, et le reste, c’est-à-dire l’histoire, la géographie et l’éducation civique, en arabe. En 2005, notre taux de réussite au bac a été de 100 %. »
Les autorités reprochent essentiellement aux écoles concernées de privilégier le français en lieu et place de l’arabe et de ne pas respecter les programmes officiels d’enseignement. En octobre 2004, un décret ministériel est publié. Il met en place un cahier des charges très strict sur le plan technique et pédagogique, et stipule que l’enseignement doit être désormais exclusivement dispensé en arabe. Le décret est assorti d’un ultimatum : les établissements qui ne se conformeront pas au cahier des charges seront purement et simplement fermés. En avril 2005, Bouteflika enfonce le clou : « Il est clair que toute institution privée qui ne tiendrait pas compte du fait que l’arabe est la langue nationale et officielle, et ne lui accorderait pas la priorité absolue est appelée à disparaître. »
À la rentrée de septembre, plus d’une cinquantaine d’écoles, selon les chiffres officiels, se sont pliées à la nouvelle réglementation et ont obtenu l’agrément du ministère. C’est par exemple le cas de l’école Les Iris, à Bejaïa, créée en 2001. Certes, l’établissement reste pour une part atypique : quinze élèves par classe, en moyenne (au lieu de quarante dans le public), introduction de matières optionnelles (langues étrangères, par exemple) et d’activités culturelles telles que le cinéma, le théâtre ou les arts plastiques. Mais Les Iris appliquent désormais le programme national, et l’enseignement y est dispensé en arabe. « Il est absurde d’imposer aux écoles privées le même programme que dans le public, commente Farida Bendali. Notre but n’est pas d’opposer le français à l’arabe, mais de proposer un enseignement de qualité. »
L’enseignement public compte 8 millions d’élèves et 1 million d’étudiants. En comparaison, le privé reste très marginal. Les premières écoles sont apparues au lendemain de l’« ouverture démocratique », en 1988, essentiellement dans les grandes villes. Profitant d’un vide juridique, elles se sont peu à peu multipliées. Il existe actuellement plusieurs centaines d’établissements regroupant au total quelque 25 000 élèves, du primaire au baccalauréat. Environ 75 d’entre eux, dont 54 dans la capitale, ont été agréés. Une quarantaine, dont 22 à Alger, ne l’ont pas été.
Si de nombreux parents se tournent vers le privé, c’est qu’ils estiment que le public est devenu une machine à fabriquer des exclus, des « analphabètes trilingues », voire, à en croire certains, des terroristes. Maître d’hôtel dans un restaurant chic d’Alger, Slimane n’hésite pas à débourser chaque mois 10 000 dinars (100 euros) – soit le montant du salaire minimum – pour payer les frais de scolarité de son fils. « J’ai l’inscrit dans le privé parce que je veux qu’il ait accès à un enseignement rationnel, explique-t-il. L’école algérienne ne forme que des abrutis. » Le jugement est abrupt, mais celui des pédagogues, des intellectuels et des hommes politiques, pour plus nuancé qu’il soit, n’est pas fondamentalement différent : l’école algérienne est sinistrée. Dans une réflexion publiée en 1999 par un quotidien algérois, l’ancien recteur Ali Goudjil dressait un constat accablant : « Il n’est un secret pour personne que notre école, qui a perdu jusqu’à sa dénomination d’universelle pendant plus d’une décennie, dépérit et se meurt, écrivait-il. Car ce qui est convenu d’appeler, par euphémisme, système éducatif dans notre pays n’est que le résultat navrant d’une somme incalculable d’emplâtres plaqués les uns sur les autres, qui ont durci pour aboutir à ce que nous connaissons : une lourde machine sans âme, empêtrée dans ses contradictions, baignant dans l’irrationnel, incapable, en un mot, de préparer la nation à affronter le XXIe siècle. »
Abdelaziz Bouteflika partageait-il cette analyse lorsque, au lendemain de son élection en avril 1999, il annonça la prochaine mise en chantier d’une grande réforme de l’école ? C’est probable. À l’époque, le chef de l’État semblait vouloir donner de l’Algérie l’image d’un pays tolérant, jaloux de ses traditions, sans doute, mais néanmoins favorable à l’enseignement de la langue française.
En mai 2000, une commission nationale chargée de réfléchir à la modernisation de l’école est mise en place. Constituée d’universitaires, de professeurs, de psychologues, d’inspecteurs d’académie et de linguistes, cette « commission Benzaghou », du nom de son président, a carte blanche pour faire des propositions, fussent-elles audacieuses. Au terme d’une année de travail, elle soumet au président un rapport sans concession. Chaque année, plus de 500 000 élèves, tous cycles confondus, quittent prématurément l’école. Sur 100 enfants inscrits dans le primaire, seuls 9 finissent par décrocher le baccalauréat. Dans le supérieur, 5 étudiants sur 100 obtiennent un diplôme universitaire.
Pour remédier à cette situation calamiteuse, la commission recommande à Bouteflika de revenir au système en vigueur avant l’arabisation totale décrétée en 1976. C’est-à-dire à un système qui privilégie l’enseignement en français. Mais entre la théorie et la pratique, il y a un pas que le chef de l’État n’ose pas – ou est empêché – de franchir. Sous la pression des islamistes et des conservateurs, le projet de réforme est oublié dans un tiroir…
En novembre 2004, le ministre de l’Éducation résumera la situation avec franchise : « La commission Benzaghou a émis la proposition d’enseigner les matières scientifiques en français, mais le Conseil des ministres s’y est opposé. [] Il a été difficile pour le gouvernement d’introduire les langues étrangères dans le système éducatif algérien, car chacun a son mot à dire. Il y a les conservateurs et les démocrates » Finalement, le gouvernement ne consentira à introduire qu’une seule disposition nouvelle – une « réformette », selon ses détracteurs : le français sera enseigné dès la deuxième année du primaire, au lieu de la quatrième.
« Soyons francs : l’arabisation est un échec total. Ne vaudrait-il pas mieux revenir à la case départ et enseigner les matières scientifiques en français ? » s’interroge Louiza. Bouteflika n’est manifestement pas de cet avis.

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