Les démons du stade

Injures, cris de singe, jets de bananes, pluie de cacahuètes Il ne se passe plus un week-end sans que des joueurs subsahariens ne soient victimes de propos ou de comportements racistes de la part du public européen, notamment en Espagne et en Italie. Enquête sur un fléau lancinant.

Publié le 2 avril 2006 Lecture : 8 minutes.

« Noir de merde ! » ; « Négro, retourne dans ton champ de coton ! » ; « Sale Noir »… Ce n’est là qu’un « florilège » édifiant du genre de slogans qui circulent actuellement sur et autour des terrains de football du Vieux Continent. S’il n’est pas nouveau – il est apparu en Grande-Bretagne au début des années 1970 -, le problème du racisme dans les stades européens a pris dernièrement une nouvelle dimension. Le 25 février, les déboires de Samuel Eto’o, l’attaquant camerounais du FC Barcelone, avec les supporteurs de Saragosse ont élevé au rang de scandale un phénomène jusque-là lancinant.
Ce samedi-là, la star des Lions indomptables joue avec son club dans la capitale aragonaise pour le compte de la 25e journée du championnat d’Espagne. Soudain, à la 78e minute de jeu, alors qu’il s’apprête à tirer un corner, une averse d’arachides accompagnée d’un concert de cris de singe en provenance du virage du stade de la Romareda s’abat sur lui. Écuré, le triple « meilleur joueur africain de l’année » prend la direction des vestiaires. Il faudra toute la persuasion de l’arbitre, de son entraîneur, de ses coéquipiers et même de ses adversaires pour le convaincre de terminer la rencontre. Mais le cur n’y est plus.
À la une de la presse européenne le lendemain, l’événement suscite un profond malaise dans le milieu du ballon rond. Et connaît un retentissement sans précédent en Afrique. Le 22 mars, Alpha Oumar Konaré, le président de la Commission de l’Union africaine, ressent le besoin d’écrire au joueur camerounais pour lui exprimer « tout [son] soutien ainsi que celui de l’ensemble de [ses] frères et surs du continent […] devant les attaques racistes et autres injures nées de la bêtise humaine dont [il a été et continue] d’être victime dans les stades ».
Il faut dire que les attaques contre Eto’o se sont produites trois mois seulement après un autre dérapage d’envergure en Italie. Qui, lui aussi, avait fait beaucoup de bruit. Le 27 novembre 2005, à la 66e minute du match entre l’Inter de Milan et le FC Messine, le défenseur ivoirien du club sicilien, Marc-André Zoro, exaspéré par la bordée d’insultes qui descend des tribunes milanaises à chaque fois qu’il touche le ballon, se saisit du cuir et demande à l’un des arbitres d’interrompre la rencontre. Puis, ne parvenant plus à contenir son émotion, fond en larmes.
Injures, cris de singe, jets de bananes, pluie de cacahuètes : en Italie comme en Espagne, les deux pays d’Europe où les dérives racistes sont les plus fréquentes, il ne se passe presque plus un week-end sans que des propos nauséabonds résonnent dans les travées des stades nationaux. L’intervention du pape Benoît XVI, à travers un message contre les « discriminations raciales » dans le sport lu lors du match amical Italie-Allemagne du 1er mars, pourrait laisser penser que le phénomène se répand. La multiplication des initiatives lancées par l’UEFA pour tenter de l’endiguer aussi. Depuis 2001, l’instance de gestion du football européen enchaîne les campagnes de sensibilisation et de réflexion, à l’image de la conférence « Tous contre le racisme », organisée à Barcelone le 1er février en partenariat avec le réseau Football Against Racism in Europe (Fare) et la Fédération espagnole de football (RFEF).
« Plus que d’une augmentation des actes racistes dans les stades, je préfère parler de leur plus grande médiatisation », tempère pourtant Carine Bloch, la vice-présidente chargée du sport à la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra). Ce qui ne veut pas dire que le phénomène est marginal, loin de là. Simplement, « le fait que de grands joueurs soient touchés à leur tour en Espagne et en Italie, poursuit-elle, a conduit la presse à se pencher sur un problème qui existe là-bas depuis plusieurs années ». Un avis conforté par les déclarations de l’international malien Mohamed Lamine Sissoko, en novembre 2004, au lendemain d’un match amical entre l’Espagne et l’Angleterre au cours duquel les joueurs noirs du onze de la Rose avaient été copieusement insultés par les supporteurs ibériques. Ce genre d’incident « se passe toutes les semaines sur tous les terrains » espagnols, avait alors déclaré le joueur, qui évoluait au FC Valence.
Responsable du laboratoire de sociologie du sport à l’Institut national [français] du sport et de l’éducation physique (Insep), Patrick Mignon souligne, de son côté, qu’il ne faut pas mettre tous les supporteurs dans le même panier : « Seule une minorité de groupuscules organisés véhicule une idéologie véritablement nationaliste et xénophobe. » Les autres comportements insultants pour les Noirs n’émanent pas forcément d’individus racistes par conviction, poursuit-il. Certains ne font qu’entretenir sur les Africains des clichés « ridicules et navrants », tandis que d’autres tiennent des « propos qui s’apparentent davantage à un geste de déconsidération de l’adversaire ».
Pour les associations antiracistes, c’est précisément cette trop longue banalisation des actes xénophobes par les autorités du football qui doit inquiéter. Depuis cinq ans, le message diffusé à tous les niveaux, volontairement ou non, a donné l’impression que le « traitement » du problème n’était pas à la hauteur de sa gravité. Ainsi, en juillet 2001, à Buenos Aires, la Fédération internationale de football (Fifa) avait organisé un congrès extraordinaire sur le racisme, mais les bonnes résolutions prises sont restées lettre morte. Pour sa part, l’UEFA a lancé différentes chartes, guides et autres spots de télévision. « Communication plus que véritable prévention », commente Carine Bloch.
À l’échelon inférieur aussi, le fléau n’a jamais fait l’objet d’un grand ménage. La Fédération espagnole (RFEF) n’a condamné Saragosse qu’à 9 000 euros d’amende pour le comportement odieux de ses spectateurs envers Eto’o. Si cette sanction correspond à la peine la plus lourde infligée à ce jour en Espagne pour actes racistes, la somme n’équivaut qu’à la moitié seulement de la sanction maximale prévue par la loi pour ce type d’incident. D’un montant dérisoire pour un club capable de débourser plusieurs millions d’euros pour s’offrir un seul joueur, cette amende est d’autant plus scandaleuse que le Real Saragosse est un récidiviste en la matière : l’an dernier, il avait déjà été condamné à payer 6 000 euros de réparations suite au comportement xénophobe de son public contre… le même Eto’o. En Italie, la situation n’est pas plus reluisante. Pour les débordements antisémites qui ont émaillé la rencontre AS Rome-Livourne, le 29 janvier, le club romain n’a écopé que d’une sanction mineure : un match à disputer sur terrain neutre à huis clos, assorti d’une amende de 5 000 euros seulement…
Ce n’est que le mois dernier que la Fifa s’est enfin décidée à taper du poing sur la table. Le 16 mars, Sepp Blatter, son président, a indiqué que le comité exécutif de l’organisation venait d’approuver l’introduction d’un amendement modifiant l’article 55 de son code disciplinaire. Le texte prévoit la mise en place de « sanctions très sévères » contre « les cas de racisme ou de discrimination dans le football ». S’il est officiellement entériné, un club dont le public est reconnu coupable d’actes racistes pourrait être puni, dès le 1er juillet prochain, « de matchs de suspension ou d’une déduction de points (3 pour une première condamnation, 6 pour une récidive), voire d’une relégation ou d’une disqualification ». La Fifa précise que « chaque confédération et association membre devra inclure ces mesures dans son règlement et [que] toute association qui enfreindrait cet article pourra être privée de toute compétition internationale pendant deux ans ». Une façon de répondre à ceux qui réclamaient, pour débarrasser le football de ses « brebis galeuses », une harmonisation des sanctions entre fédérations et leur application à tous les niveaux de compétition. Reste à savoir si ce train de mesures permettra de combattre le fléau. « Car si les intentions sont claires, leur mise en uvre peut être compliquée, écrit le quotidien français L’Équipe dans son édition du 17 mars. On imagine déjà que des dirigeants de clubs sanctionnés plaideront leur impuissance à tout maîtriser, souligneront l’injustice de pénaliser leurs joueurs pour les agissements de quelques trublions et contesteront le bien-fondé de mesures aussi radicales. »
Pas sûr, en effet, que les clubs espagnols et italiens, qui évoluent dans des pays où le racisme est devenu un vrai phénomène de société, soient prêts à endosser la responsabilité d’un problème qui les dépasse. Au-delà des sanctions sportives, une importante implication des pouvoirs publics pour faire évoluer les mentalités paraît nécessaire. « Il n’existe pas encore d’organe spécialisé pour lutter contre le racisme et la discrimination raciale » en Espagne, relevait ainsi la Commission européenne de lutte contre le racisme et l’intolérance (Ecri), dans son troisième rapport sur le pays, rendu public le 21 février.
Pays où l’immigration de masse en provenance d’Afrique a été beaucoup plus tardive qu’en France ou en Grande-Bretagne, les deux péninsules n’ont jamais entretenu les mêmes rapports de proximité avec les populations issues du continent. Alors que les sélections et les championnats britanniques et français vibrent depuis le début des années 1960 aux exploits de joueurs noirs souvent originaires de leurs anciens empires coloniaux, le Calcio italien et la Liga espagnole n’ont intégré des footballeurs d’origine subsaharienne qu’à la fin des années 1990. Un retard qui se répercute aujourd’hui encore dans leurs équipes nationales, dont la composition reste blanche à 100 %.
Mais à Rome et à Madrid, comme partout ailleurs, la xénophobie n’a rien d’une fatalité. La Grande-Bretagne l’a prouvé. Depuis que Londres a décidé de sévir contre les dérives racistes et le hooliganisme qui gangrenaient ses stades dans les années 1970 et 1980, le climat de la Première Ligue s’est assaini. À charge donc pour les autorités sportives espagnoles et italiennes de se montrer, dans un premier temps, beaucoup plus sévères avec les joueurs, entraîneurs et dirigeants de clubs coupables de comportements racistes sur ou en dehors des terrains. La condamnation de Luis Aragones, sélectionneur de l’équipe d’Espagne, à 3 000 euros d’amende pour avoir traité Thierry Henry de « Noir de merde » en 2004 paraît à cet égard bien dérisoire, surtout pour un homme censé incarner un modèle et dont le salaire mensuel s’élève à plusieurs dizaines de milliers d’euros.
Simultanément, une application plus stricte des lois antiracistes par les autorités judiciaires des deux pays finirait, sans doute, par dissuader bon nombre de supporteurs de brailler des propos dont ils ne mesurent pas toujours la gravité. « La législation espagnole dans le domaine de la lutte contre le racisme et la discrimination raciale, en particulier les dispositions faisant de la motivation raciste une circonstance aggravante, n’est pas encore bien appliquée », souligne l’Ecri.
Simple question de volonté donc, car les textes existent. Depuis le mois de juin 2005, une loi « antiviolence » oblige les clubs à délivrer, en Italie, des billets nominatifs donnant accès à des places numérotées. Elle les contraint également à installer des dispositifs de vidéosurveillance à l’intérieur et aux abords des stades. Un décret-loi de 2001 prévoit, en outre, des condamnations de six mois à trois ans de prison pour les auteurs de violences dans une enceinte sportive. L’Espagne, de son côté, a adopté, en mars 2005, un Protocole d’action contre le racisme, la xénophobie et l’intolérance dans le football. Signé au siège du Conseil supérieur des sports, un organisme gouvernemental, il associe la RFEF, la ligue professionnelle et le syndicat des joueurs. Reste maintenant à passer de la parole aux actes.

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