Après Taylor, qui ?

Publié le 2 avril 2006 Lecture : 4 minutes.

Vendredi 17 mars 2006 : date historique dans le combat contre l’impunité, pour la justice en Afrique et pour la justice internationale tout court. Ce même jour, le gouvernement du Liberia réclame enfin formellement l’extradition du « saigneur de guerre » et ex-président Charles Taylor, alors qu’à Kinshasa le chef de milice de l’Ituri Thomas Lubanga est discrètement embarqué dans un avion militaire français à destination de La Haye, où la Cour pénale internationale l’attend pour le juger. Taylor est désormais le premier ancien chef d’État du continent à comparaître devant un tribunal planétaire alors que Lubanga est tout simplement le premier client de la CPI : sale temps pour les warlords africains.
Ce double précédent inspirera-t-il les présidents des État membres de l’Union africaine, censés décider lors du sommet de Banjul, début juillet, du sort réservé à l’ex-dictateur tchadien Hissein Habré, ou le réflexe d’autoprotection l’emportera-t-il ? Quand on voit ce qu’il a fallu de pressions internationales sur le Nigérian Obasanjo afin qu’il se résolve, à bout d’arguments, à lâcher son protégé, on mesure mieux le chemin qui reste à parcourir. Très peu désireux, ne serait-ce que par souci de leur propre avenir, de jeter ainsi en pâture l’un des leurs, les chefs d’État africains ont établi une double ligne de défense face aux artisans d’une justice supranationale. La première est qu’un Africain ne saurait être jugé qu’en Afrique, et la seconde est que les CPI, TPI et autres juridictions, derrière lesquelles ils voient se profiler la longue main des ONG, ne doivent en aucun cas se substituer aux justices locales. L’existence de Tribunaux internationaux à Freetown (Sierra Leone) et à Arusha (Tanzanie), donc en terre africaine, démontre que le premier argument, certes recevable, ne tient guère. Quant au second, mis en avant par le président en exercice de l’Union africaine, le Congolais Denis Sassou Nguesso, il mérite qu’on s’y arrête.
Parmi les ex-chefs d’État renversés ou écartés du pouvoir par les urnes, une demi-douzaine ont en effet été jugés chez eux, le plus souvent par contumace, pour des « crimes » commis pendant l’exercice de leur pouvoir. Le Congolais Pascal Lissouba, le Malgache Didier Ratsiraka, le Centrafricain Ange-Félix Patassé et le Zambien Frederick Chiluba sont dans ce cas. À Nouakchott, il n’est pas exclu que le futur pouvoir issu des urnes en 2007 ouvre le dossier de Maaouiya Ould Taya, et, à Pretoria, c’est un ex-vice-président, Jacob Zuma, que l’on juge. Reste que cette justice purement africaine pose d’évidents problèmes de crédibilité. Appliquée par des vainqueurs sur des vaincus, elle est souvent politique, unilatérale et flirte allègrement avec le règlement de comptes. Surtout, elle est loin d’être uniforme. Au Tchad, Idriss Déby Itno n’a ainsi jamais voulu ouvrir la boîte de Pandore d’un procès de son prédécesseur Hissein Habré. Quant au cas éthiopien, il frise la caricature. Ouverte il y a douze ans à Addis-Abeba, la procédure judiciaire contre les complices de l’ancien Négus rouge Mengistu Haïlé Mariam s’est perdue dans les méandres de la redoutable bureaucratie locale – et les entrelacs d’une évidente mauvaise volonté politique. Le principal intéressé, lui, coule des jours tranquilles à Harare, chez son ami Robert Mugabe.
D’arguties de bonne ou mauvaise foi en combats d’arrière-garde, la lutte contre l’impunité a donc encore de longs jours devant elle. Mais les cas Taylor et Lubanga prouvent qu’inexorablement l’étau se resserre. Certes, par mesure de précaution, certains chefs d’État du continent ont cru bon de souscrire à une assurance vie : une protection juridique à toute épreuve, inscrite dans le marbre de la Constitution, qui leur garantit l’immunité post-fonctions et une sorte d’amnistie préventive. Cette police en béton armé est cependant d’une fiabilité toute relative puisqu’elle ne les prémunit des attaques que dans leur propre pays et se heurte à la méfiance atavique des chefs vis-à-vis de leurs adversaires – quelles que soient les garanties offertes par ces derniers. La Constitution ? Ils l’ont eux-mêmes arrangée tant de fois qu’ils sont persuadés que leurs successeurs – sauf s’il s’agit de leurs propres enfants – n’hésiteront pas à leur tour à la modifier pour la retourner contre eux. En outre, aucune disposition ne protège leur famille et leur entourage d’éventuelles poursuites.
Sauf à avoir été vertueux pendant l’exercice du pouvoir et donc à accepter sans appréhension la sanction démocratique, ils sont encore un certain nombre sur le continent à n’envisager de quitter leur palais que les pieds devant. À moins qu’ils ne soient renversés. Dans ce dernier cas, la jurisprudence Taylor démontre que toutes les fuites ont une fin pour peu qu’à la pression des victimes s’ajoute celle de la communauté internationale. Habré et Mengistu seront-ils les prochains sur la liste ? On verra dans trois mois, à l’issue du sommet de Banjul, si la leçon a porté. Jusqu’au 17 mars 2006, un dictateur africain n’avait à craindre que le jugement de Dieu et celui de l’Histoire. Depuis le 17 mars 2006, il lui faut affronter celui de l’humanité. Qui s’en plaindra ?

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