Roger Dehaybe : « Nous célébrons le premier altermondialiste »

Publié le 1 octobre 2006 Lecture : 3 minutes.

Ancien administrateur général de l’Agence intergouvernementale de la Francophonie, le Belge Roger Dehaybe, commissaire de cette année commémorative, fait un premier bilan.

Jeune Afrique : Êtes-vous surpris par l’ampleur des manifestations organisées à l’occasion de cette commémoration ?
Roger Dehaybe :Franchement, oui. Nous avons organisé ou labellisé quelque 2 200 manifestations dans le monde. C’est inespéré. Mais le plus curieux est de constater que ces événements se déroulent bien au-delà de l’espace strictement francophone. Au Brésil, au Pérou, à Hong Kong ou en Finlande, on célèbre celui qui fut le chantre du dialogue des cultures, de la langue française et de la négritude. Plus d’une vingtaine de pays ont édité des timbres à son effigie, et de nombreuses municipalités ont baptisé des rues à son nom. L’exposition Senghor que nous avons créée à cette occasion est présentée au Kazakhstan, au Kirghizistan, mais aussi au Portugal ou aux États-Unis. Une douzaine d’ouvrages sur son uvre ont été édités ou réédités. Il est significatif que cet engouement ait gagné aussi bien les universitaires, les hommes politiques que les enseignants : tous se sentent concernés par le message de cet homme.
Comment expliquez-vous cet intérêt alors que la jeune génération le connaît peu ?
Il y a deux raisons. La première tient à la volonté personnelle d’Abdou Diouf, le secrétaire général de la Francophonie, qui fut le successeur de Senghor à la tête du Sénégal, d’en faire un événement majeur. S’il est vrai que les jeunes générations sont moins sensibles au poète-président que leurs aînés, il faut aussi comprendre que le contexte a changé !
La seconde relève d’un contexte géo-culturel international qui prête à se pencher sur l’uvre de Senghor. Car, au fond, cet homme était un authentique visionnaire. L’adoption par l’Unesco en 2005 (avec l’aide de la Francophonie, faut-il le rappeler !) de la « Convention pour la diversité culturelle » n’est que l’aboutissement d’une thèse défendue par Senghor, notamment à l’ONU en 1961. Elle consistait à prôner le « dialogue des cultures » comme moyen d’édifier une « civilisation de l’universel » qu’il appelait de ses vux. Il suffit de revisiter son uvre poétique et politique pour constater qu’il traitait publiquement dans les années 1960 des thèmes qui sont aujourd’hui d’actualité : la question cruciale de la place de l’art et de la culture dans la conduite des affaires publiques ; la gouvernance laïque dans les pays multireligieux et animistes ; le rôle central des systèmes éducatifs et de la maîtrise des langues
Tout cela participait d’une « certaine idée de l’homme civilisé ». Sa pensée, au demeurant magnifiée par une rhétorique et un charisme certains, a permis, au fond, de nourrir les idéaux politiques de tout un peuple. C’est peut-être cette nostalgie de la grandeur intellectuelle et politique qui aujourd’hui donne à cette célébration une résonance si particulière.
Comment, cinq ans après sa mort, peut-on définir son héritage ?
Son héritage est éminemment culturel, au sens large du terme. J’en veux pour preuve les traces qu’il laisse dans le discours toujours périlleux sur le colonialisme. Voilà un homme qui ne se satisfaisait pas des conceptions binaires. C’est bien ou c’est mal. Et qui, grâce au verbe et à l’explication, cherchait ce qu’il appelait la « symbiose ». Eh bien, on y vient ! Il aurait probablement applaudi des deux mains la réalisation du musée du Quai Branly parce qu’elle représente l’aboutissement de ce que lui-même aurait souhaité faire pour célébrer, entre autres, l’universalité des arts nègres.
De même son appétit pour la langue des autres, les civilisations différentes, cette curiosité compulsive de l’histoire et des hommes qui le caractérisait trouve aujourd’hui partout ses héritiers. Il est impensable d’avoir 20 ans à Dakar, Paris ou Bruxelles et de ne pas se soucier de « métisser » sa pensée, sa vie, son comportement avec la richesse des autres. Quel locuteur de français viendrait se plaindre de constater que grâce, entre autres, à la volonté farouche de Senghor d’installer la Francophonie, cette langue est parlée par près de 170 millions de personnes dans le monde ? Des questions aussi cruciales que l’identité et l’immigration trouvent des réponses de bon sens chez Senghor. Mais avec cette particularité : le professeur qu’il a toujours été cherchait d’abord à comprendre puis à expliquer historiquement, philosophiquement, puis politiquement les choses avant d’agir.
Si vous aviez d’un mot à le définir aujourd’hui ?
Le premier altermondialiste !

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