Regard neuf sur pays neuf

Publié le 1 juillet 2007 Lecture : 8 minutes.

J’ai mis le pied sur le sol algérien, pour la première fois de ma vie, le mardi 3 juillet. Lorsque mon avion s’est arrêté sur la piste de l’aérodrome de Constantine, il était midi moins dix : l’heure où, dans toutes les villes d’Algérie, on se prépare à hisser sur le fronton des édifices publics, pour la première fois depuis cent trente-deux ans, le drapeau vert et blanc.
Des jeunes Algériens que je n’avais jamais vus et qui ne me connaissaient pas, sachant simplement que l’avion venait de Tunis, m’enlevèrent littéralement de l’appareil dont j’étais l’unique passager. Un reporter de Radio Alger interviewa, au pied de la passerelle, sous l’il impatient de ses camarades, « le frère venu de Tunis », puis je fus emmené devant l’aérodrome : tous les employés musulmans – une quinzaine – étaient là. Trois ou quatre creusaient un trou, d’autres apportaient un seau d’eau et du ciment, un autre des cailloux.
Le mât était là depuis le matin, il fut planté. Une section de la force locale fut amenée, qui présenta les armes. Le drapeau, sorti d’un coffret, apparut entre les mains qui se le passaient comme une relique. À midi moins une, le « frère tunisien » était invité à partager, avec un membre du groupe, l’honneur de hisser le drapeau.
Ce premier contact avec le peuple algérien chez lui, je ne l’oublierai jamais : c’était simple, émouvant, cela baignait dans une fraternité qu’on ne trouve, aussi intense, qu’en pays d’islam. Aucune autorité n’avait réglé cette scène, les acteurs agissaient cependant sous l’effet d’une force interne qui les dépassait. Aucun ordre, aucune compensation n’aurait pu amener l’un de ces hommes à ne pas participer à cette minute de plénitude.
« Je ne peux pas partir, c’est plus fort que moi », répétait fermement un chauffeur d’Air France au chef d’escale – musulman – qui le suppliait d’aller en ville chercher un passager. Pendant une semaine, j’allais parcourir l’Algérie, de Constantine à Oran, m’arrêtant à Alger comme dans chaque village. Je ne verrai pas un seul responsable politique, seulement, au hasard des rencontres, l’homme de la rue. Je ne dormirai pas souvent à l’hôtel ni ne mangerai au restaurant, mais chez des gens de toutes conditions pour qui j’étais « un frère tunisien » anonyme, donc, tout naturellement, l’invité de chaque Algérien.
Il n’est pas question d’ajouter une nouvelle description de cette semaine de l’indépendance à toutes celles qui ont été publiées. Simplement, quelques observations.
Voici donc ce qui m’a frappé en Algérie et qui me semble important :

1. L’Armée de libération nationale (ALN) est bien la seule force organisée qui existe en Algérie. On ne l’a guère vue dans les villes, durant ces jours de liesse. Elle est restée mystérieuse et lointaine, mais, omnipotente, elle réglait tout : tandis que les patrouilles contrôlaient la circulation sur les routes, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, la direction des wilayas, quand elle ne les désignait pas directement, approuvait la nomination de tous ceux qui, commissaires de police ou préfets, ont pris la relève de l’administration française le 3 juillet.
L’armée française, en 1958, disposait sans doute d’autant de pouvoir, mais il n’était pas accepté. À l’ALN, qu’il respecte, en qui il a confiance, le peuple algérien s’est donné complètement. Il pense que si elle lui demande quelque chose, c’est que c’est dans son intérêt et il obéit sans, pour le moment, poser de questions.
Plus ou moins anonymes, les dirigeants de l’ALN sont donc des guides et des chefs qui se sont imposés. Il n’est pas exact de dire que le peuple les a choisis, qu’il discute leurs décisions ou dicte sa volonté.

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2. L’armée française, dont on nous disait qu’elle avait donné sa parole d’honneur de ne jamais « abandonner les populations au FLN », qu’elle se rebellait contre son gouvernement pour ne pas le faire, etc., ne porte plus aucun intérêt à l’Algérie. Soldats et officiers, présents physiquement en Algérie, sont déjà partis psychologiquement. Je ne crois pas qu’ils pensent au paysan algérien, préoccupés qu’ils sont de se recaser, de trouver une place d’avion ou de bateau. Les plus redoutables poursuivent la foule algérienne, armés de caméras.
3. La direction collégiale que s’est donnée la Révolution algérienne est sans doute une originalité, probablement une gageure. Sur place, il apparaît cependant que c’est une nécessité. Aucun homme ne peut actuellement rassembler autour de lui le peuple algérien : sans le pouvoir collégial, il y aurait rapidement plusieurs Algérie.
Cela dit, il serait erroné de croire que le peuple algérien est vacciné contre le pouvoir personnel et qu’il le refuserait. Si cela était, le FLN ne déploierait pas tant d’efforts pour mettre en garde le peuple contre le pouvoir personnel.
Mon impression en tout cas est que le peuple algérien, comme tous les autres peuples, plus peut-être et bien qu’il s’en défende, se sent orphelin, aspire, consciemment ou inconsciemment, à un père, à un homme qui l’incarne et le représente.
Les militants du FLN et de l’ALN ne manquent pas une occasion d’affirmer avec force que Messali1 a guéri l’Algérie du culte de la personnalité et que le peuple algérien balayera toute personne qui voudra prendre le pouvoir. Qu’ils prennent garde : ce qui est vrai pour quelques centaines de militants d’avant-garde ne l’est pas ipso facto pour le peuple.

4. Les Européens ne se sont pas intégrés, ne s’intégreront pas et ne peuvent pas s’intégrer aux Algériens musulmans.
Quoi qu’on en ait dit, de M. Chevallier2 à Jules Roy3, on a pris ses désirs pour la réalité. La réalité qui m’est apparue, aveuglante, est que les Européens sont enracinés, aiment le pays et la joie d’y vivre. À force de côtoyer les musulmans, ils ont pris certaines de leurs habitudes, de leurs façons de penser et d’agir. Les musulmans, de leur côté, ont subi l’influence européenne. Cela ne fait pas un amalgame, encore moins une intégration.
Bien qu’ils aient voté « oui », les Européens sentent profondément que la victoire des Algériens est leur défaite. Je les ai vus partout inquiets, mornes, affaissés, nulle part je n’ai rencontré un Européen fier de « son » pays indépendant. Bref, à quelques exceptions près, les Européens d’Algérie ne sont rien de plus que les Français de Tunisie ou du Maroc. Ils se comporteront de la même manière et quitteront l’Algérie dans la même proportion : 50 %.

5. En revanche, parce que le général de Gaulle est au pouvoir, pour la première fois de son histoire coloniale la France « décroche » vraiment d’un pays le jour de l’indépendance. Lorsqu’on a suivi les laborieuses négociations entreprises au lendemain de l’indépendance tunisienne pour déplacer la statue du cardinal Lavigerie4, on est stupéfait en voyant le génie militaire français, le deuxième jour de l’indépendance algérienne, démanteler lui-même toutes les statues – Lamoricière, Bugeaud5, etc. – qui personnifiaient la présence française. Aucune campagne de presse en France contre cette défrancisation brutale. Le colonialisme français est bien mort ! Les préfets, les commissaires de police qui ont remis leurs pouvoirs au jour « J », sans mauvaise grâce, à des institutions provisoires l’ont emporté avec eux pour le jeter à la mer.
Cela impressionne les Algériens comme les visiteurs, et de Gaulle est certainement l’homme d’État étranger qui suscite en Algérie le plus grand respect.

6. L’Algérie, celle du Nord tout au moins, est un pays développé. Des villes comme Alger et Oran n’ont pas d’équivalent en Afrique. Nul autre pays non européen ou non américain – le Japon et l’Afrique du Sud exceptés – ne dispose d’une infrastructure aussi développée. Nulle part, même en Europe, je n’ai vu de terres aussi riches et aussi intensément exploitées que dans l’Oranais. Si les Algériens pouvaient disposer de cadres suffisants en nombre et en qualité pour assurer la relève des Européens qui partent, s’ils pouvaient d’emblée se doter d’institutions politiques stables et d’une administration efficace, ils seraient une Italie de 10 millions d’habitants (qui seront d’ailleurs 35 millions vers la fin du siècle).
Ici, précisément, se situe le grand débat algérien : avec une structure aussi développée, la révolution est-elle possible, souhaitable, dans la foulée ? Une révolution qui bouleverserait les structures détruirait les circuits d’échange, isolerait le pays et, dans une première phase, impliquerait une régression
L’autre point du débat, et qui est lié au précédent, c’est le rôle de l’ALN dans la cité : le colonel Houari Boumedienne et les officiers qui l’entourent l’ont toujours conçue comme une armée du peuple, des militants en armes qui, le jour où les armes se taisent, deviennent les éducateurs, les reconstructeurs de l’Algérie, l’encadrement de son peuple, le « fer de lance de la révolution ».
Avant même le cessez-le-feu, c’est cette conception que Boumedienne développait devant moi à son PC de Ghardimaou6. Conception castriste de l’armée de libération et que la majorité du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) trouve impraticable.
Il est vrai que l’Algérie n’est pas Cuba, ne serait-ce que parce que le peuple entier a participé à la lutte aux côtés de l’ALN et que, à côté de ces militants en armes et uniforme, il y a des milliers d’autres militants civils, formés et aguerris au sein du PPA, puis du MTLD7, avant même 1954.
Le problème est donc soit de fondre ces militants dans l’ALN, soit de « sortir » de l’ALN ses hommes les mieux formés pour les joindre aux militants civils et constituer l’ossature du nouveau FLN.
Hors cela, qui suppose des idées claires sur l’État qu’on veut construire et le parti qu’on veut recréer, il n’y a que l’affrontement, dont ne veulent ni Boumedienne ni Ben Bella, qui détiennent les moyens d’imposer leurs vues, ni le peuple algérien, qui aspire à la concorde et au travail.
Ils n’en veulent pas, mais, en politique, il y a des engrenages qui mènent les hommes les plus lucides là où ils ne veulent pas aller.

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1. Messali Hadj, père du nationalisme algérien.
2. Jacques Chevallier, député (1952-1955) et maire (1953-1958) libéral d’Alger.
3. Écrivain français né en Algérie, auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Les Chevaux du soleil (1980) et un pamphlet, J’accuse le général Massu (1972).
4. Archevêque d’Alger (1866-1897).
5. Les généraux Lamoricière (1806-1865) et Bugeaud (1784-1849), principaux artisans de la conquête de l’Algérie par les troupes françaises.
6. Dans le nord-ouest de la Tunisie.
7. Parti du peuple algérien et Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, formations créées par Messali Hadj, respectivement en 1937 et 1947.

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