L’« algéritude » n’est plus ce qu’elle était

Publié le 1 juillet 2007 Lecture : 7 minutes.

Constantine. L’antique Cirta ne dispose toujours pas d’infrastructures aéroportuaires dignes de ce nom. Coincé entre deux collines, le petit aérodrome où, le 3 juillet 1962, atterrit Béchir Ben Yahmed n’a pas changé – ou si peu. Il a pris le nom un peu pompeux d’aéroport international Mohamed-Boudiaf (le président assassiné en 1992) et sa piste d’atterrissage a été allongée pour lui permettre de recevoir des avions gros-porteurs, et c’est à peu près tout. Aujourd’hui comme hier, il a fort mauvaise réputation chez les pilotes de ligne tant les opérations de décollage et d’atterrissage y sont délicates.
À l’extérieur, en revanche, plus rien n’évoque l’Algérie de 1962. Constantine est désormais reliée à son aéroport par une autoroute bordée à perte de vue par des champs de céréales où s’ébattent des moissonneuses-batteuses produites localement. En 1963, une expérience d’autogestion, comme on disait alors, avait été engagée. Dix ans plus tard, la terre avait été nationalisée au profit de « ceux qui la travaillent ». Résultat : un retentissant fiasco. Il faudra attendre l’an 2000 pour que les terres soient restituées et un Plan national du développement agricole (PNDA) mis en uvre. Aujourd’hui, la production couvre la quasi-totalité des besoins des 33 millions d’Algériens.
B.B.Y. avait prédit que les Algériens seraient 35 millions à la fin du XXe siècle. Il ne s’était pas trompé de beaucoup (ils seront 34,5 millions en janvier 2008). Mais il ne pouvait pas prévoir qu’une meurtrière insurrection islamiste allait, une décennie durant, provoquer un sensible ralentissement de la croissance naturelle de la population.

La joie et la fierté qu’il avait vues dans les regards de ses hôtes ont disparu, ce qui n’a rien d’anormal. Cela ne signifie pas que le sentiment national se soit évanoui, simplement, il ne se manifeste plus que dans des circonstances exceptionnelles : catastrophe naturelle, disparition de président (Boumedienne, Boudiaf) ou exploit sportif. Dans ces moments-là, on ressort l’étendard national de la naphtaline pour crier son « algéritude ».
De même, la fraternité tout islamique qui avait frappé le directeur de Jeune Afrique n’est plus qu’un lointain souvenir. Même si la délinquance et la criminalité ne sont pas ici pires qu’ailleurs, les survivances du terrorisme islamiste suscitent chez l’étranger de passage un fort sentiment d’insécurité. Mais la disponibilité des Algériens, leur sourire, leur hospitalité préservés le rassurent vite.
Chez les hommes, la tenue traditionnelle – gandoura (tunique), séroual (pantalon ample), burnous et guennour (coiffe avec turban orné de fils dorés) – a disparu dans les grandes villes et se fait rare à la campagne, où elle n’est plus guère portée que dans les grandes occasions. Pour les femmes, le voile est toujours de rigueur, mais ce n’est plus le même. Dans l’est du pays, la mlaya (drap noir) fait de la résistance, mais le haïk, ce voile blanc qui, dans l’imaginaire colonial, symbolisait les « fatmas de la Casbah » a été totalement abandonné et remplacé par un voile importé du Moyen-Orient. Khimar (foulard sombre) et niqab (fichu masquant le visage) se généralisent. « Alors que les femmes sont de plus en plus actives, ce type de voile est paradoxalement plus moderne, car moins gênant, que la mlaya ou le haïk », estime Leila, vétérinaire à Aïn Smara, dans la région de Constantine.

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Les villes modernes décrites par B.B.Y. ont beaucoup perdu de leur superbe. Elles croulent sous le poids d’une phénoménale croissance démographique provoquée par l’exode rural, lui-même accéléré par les exactions islamistes. L’extension des villes a été un défi aux lois de l’urbanisme. Partout se dressent de hideux assemblages de parpaings et de fers à béton : des maisons dont la construction a été soudainement abandonnée. Un programme de deux millions de logements a été lancé en 2005, mais ses effets ne se font pas encore sentir. Les bidonvilles qui ceinturent les grandes agglomérations sont loin d’avoir tous été résorbés.
D’Annaba à Oran, en passant par Sétif, Batna, Tiaret ou Mostaganem, les banlieues algériennes se couvrent de vastes zones industrielles. Les unités économiques construites dans les années 1970 n’ont jamais brillé par leurs performances et ont laissé la place à de nouvelles, uvres d’opérateurs privés. Mais les exportations hors hydrocarbures (moins de 1 milliard de dollars par an) restent très insuffisantes. Pour doubler leur valeur, attirer davantage d’investissements directs étrangers (près de 15 milliards de dollars attendus en 2007) et prendre place dans le train de la mondialisation, l’Algérie se devait de se mettre à niveau. De grands chantiers dits structurants ont été lancés, notamment la construction de près de 2 000 km d’autoroutes et de 5 000 km de voies ferrées, ce qui a contribué à réduire le taux de chômage : 13 % en 2006, contre près du tiers de la population active à la fin du siècle dernier.
Cette multiplication des chantiers s’accompagne d’inévitables désagréments. Jointes à l’explosion du parc automobile (150 000 nouvelles immatriculations par an, depuis cinq ans), la réalisation et la réfection d’innombrables infrastructures routières ne contribuent certes pas à fluidifier la circulation. D’autant que les réalisations en cours concernent aussi bien les grands centres urbains que les villages les plus reculés des Hauts Plateaux. La stratégie est de développer, si possible harmonieusement, et de repeupler un monde rural qui a particulièrement eu à souffrir du terrorisme islamiste.

Deux inquiétudes perçaient dans le reportage de Béchir Ben Yahmed. La première concernait la question du pouvoir. La seconde, la place de l’armée dans la République naissante. Après bien des péripéties, la première semble avoir été réglée. Élu au suffrage universel, le président Abdelaziz Bouteflika accomplit son deuxième mandat. Disposant d’une confortable majorité, Abdelaziz Belkhadem, le chef du gouvernement nommé après les législatives du 17 mai, a présenté sa déclaration de politique générale devant le Parlement, avant de répondre aux questions de quelque deux cents députés. Mais cette stabilité institutionnelle cache mal une certaine fragilité. Il existe en effet un énorme décalage entre l’immense popularité du président et le rejet de la classe politique dans l’opinion, dont témoigne le faible taux de participation aux dernières législatives.
Aujourd’hui, ce n’est plus qu’à l’occasion des visites de Bouteflika à l’intérieur du pays que l’on retrouve un écho, fût-il affaibli, de cette passion qui avait tant frappé B.B.Y. en juillet 1962 : « Aucune autorité n’avait réglé cette scène, les acteurs agissaient sous l’effet d’une force interne. [] Aucun ordre, aucune compensation n’aurait pu amener l’un de ces hommes à ne pas participer à cette minute de plénitude. » D’Alger à Tamanrasset et de Tébessa à Tindouf, grands et petits se bousculent pour toucher leur président qui, à lui seul, incarne l’unité du pays.
Il y a quarante-cinq ans, B.B.Y. écrivait : « Le peuple algérien se sent orphelin. [Il] aspire, consciemment ou inconsciemment, à un père, un homme qui l’incarne et le représente. » Après Ahmed Ben Bella, qui fit quelque temps illusion, les Algériens ont eu droit, pendant plus de quinze ans, à Houari Boumedienne dans le rôle du père Fouettard. Après l’intermède du terne Chadli Bendjedid, qui n’en avait pas vraiment la carrure, puis de Mohamed Boudiaf, assassiné six mois après son accession au pouvoir, Bouteflika incarne aujourd’hui ce père dont la présence est si indispensable. Bien que les Algériens s’en défendent, ils n’ont toujours pas réglé la question du pouvoir : le culte de la personnalité – ou du zaïm (« guide ») – reste d’actualité.

L’Armée nationale populaire est l’héritière de cette Armée de libération nationale (ALN) que B.B.Y. décrivait comme « la seule force organisée en Algérie [] mystérieuse, lointaine, mais omnipotente ». Elle est aujourd’hui beaucoup moins mystérieuse, encore moins lointaine, mais toujours aussi omnipotente. Depuis le début de l’insurrection islamiste, en 1992, l’état d’urgence reste en effet en vigueur. Les uniformes sont rares dans les centres urbains, mais ce sont les soldats qui sont en première ligne dans la guerre contre les salafistes. La conscription lui garantit son statut d’armée populaire.
Les chefs militaires de la guerre de libération ont laissé la place à des généraux sortis des écoles de guerre. D’origine modeste, ces derniers sont pour la plupart polyglottes et multiplient les échanges d’informations avec leurs collègues de l’Otan. L’Algérie a longtemps été victime d’une idée reçue. On la disait dirigée par des généraux prédateurs qui, regroupés au sein d’un « cabinet noir », avaient ordonné une partie des sanglantes exactions commises dans les années 1990. Il a fallu attendre le 11 septembre 2001 et l’apparition du salafisme sur le devant de la scène mondiale pour que ces accusations apparaissent enfin pour ce qu’elles sont : ridicules.
L’Algérie de 2007 et celle de 1962 ont au moins un point commun : l’aspiration à la paix. Il y a quarante-cinq ans, quand les frères d’armes de la veille s’entre-déchiraient pour le pouvoir, le peuple était descendu dans la rue pour crier : « Sept ans, ça suffit ! » Aujourd’hui, ce même peuple a massivement voté pour la réconciliation nationale, cette « paix des braves » offerte aux maquisards islamistes. Cela prendra le temps qu’il faudra, mais les Algériens ont montré qu’ils savaient faire preuve de patience.

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