Le vrai visage de l’opposition

Publié le 1 mai 2005 Lecture : 8 minutes.

Le 12 décembre, des centaines de personnes se rassemblaient au centre du Caire pour protester contre un renouvellement du mandat du président Hosni Moubarak, au pouvoir depuis vingt-quatre ans, et contre une « succession à la syrienne » – allusion à la rumeur attribuant au raïs l’intention de céder le pouvoir à son fils Gamal, homme d’affaires de 42 ans, président de la Commission politique du Parti national démocratique (PND, au pouvoir). Organisé par le Mouvement populaire pour le changement (MPC), plus connu sous le nom Kifaya (Assez !), qui rassemble les représentants des divers partis de l’opposition (islamistes, nassériens, libéraux et de gauche) et de la société civile, ce premier rassemblement public anti-Moubarak a fait tache d’huile dans le pays. « Le mouvement de protestation ira crescendo jusqu’à la date du référendum présidentiel, en septembre », promet (ou prévient) le coordinateur de Kifaya, George Is’hac.
Le système politique égyptien s’est souvent montré capable d’absorber les chocs, tirant sa force de l’incapacité de ses adversaires à s’unir dans un front commun. « Aujourd’hui, les choses ont changé : le régime est à bout de souffle, la population à bout de nerfs, l’opposition revigorée et la conjoncture mondiale favorable à des réformes démocratiques. Le statu quo ne peut durer », explique un universitaire membre de Kifaya. Qui ajoute, en paraphrasant George W. Bush : « L’Égypte va devoir montrer la voie de la démocratie au Proche-Orient. » À l’en croire, Moubarak a donc des soucis à se faire… En vertu de la Constitution, le Parlement investit un candidat unique à la présidentielle, avant de faire entériner son choix par un référendum populaire. Le mandat, d’une durée de six ans, est renouvelable indéfiniment de la même manière.
À l’issue du dernier référendum présidentiel de 1999, Moubarak, seul candidat à sa succession, s’est vu confier un quatrième mandat avec 93,8 % des suffrages. Sauf catastrophe, il devrait être plébiscité de nouveau en septembre prochain. Le Parlement égyptien, où son parti, le PND, détient 388 sur 445 sièges, s’apprête en effet à présenter sa candidature. Or, à 77 ans, le raïs n’est plus au meilleur de sa forme. En novembre 2003, il s’est évanoui en plein discours devant le Parlement, avant d’être hospitalisé, en juin 2004, dans une clinique privée en Allemagne pour une hernie discale. Le pays qu’il a tenu jusque-là d’une main de fer commence à relever la tête. L’attentat kamikaze du 7 avril au souk de Khan al-Khalili (4 morts et 18 blessés) (voir J.A.I. n° 2310), survenu six mois jour pour jour après celui à la voiture piégée à Taba, près de la frontière israélienne (34 morts et près de 100 blessés), a démontré les limites de sa politique sécuritaire et relancé, du coup, le débat sur les réformes démocratiques.
Lâchant du lest, le raïs a annoncé, le 26 février, un amendement de la Constitution, afin de permettre la multiplicité des candidatures à la présidentielle et son déroulement au suffrage universel direct. Mais cet amendement, en discussion au Parlement, ne devrait pas bouleverser la donne politique ni empêcher la réélection du président. Selon les propositions examinées par les députés, les candidats devront être à la tête d’un parti représenté au Parlement ou bénéficier du soutien d’au moins 20 % des parlementaires. Une manière de fermer la porte aux Frères musulmans, qui ne sont pas officiellement représentés au Parlement, comme aux candidats indépendants et aux représentants de la société civile, tels le militant des droits de l’homme Saad Eddine Ibrahim et l’écrivain féministe Nawal Saadaoui, qui avaient annoncé leur intention de se présenter contre Moubarak.
Le champ politique étant presque totalement occupé par le parti de la majorité, ce multipartisme de façade aidera peut-être le raïs à redorer son blason à l’extérieur. Il ne garantira pas pour autant la transparence du scrutin, ni le respect des règles démocratiques. Il ne mettra pas, non plus, fin aux protestations intérieures. D’autant que le refus du pouvoir d’accepter des observateurs étrangers pour superviser le scrutin et son probable boycottage par les juges égyptiens, qui refusent d’assumer cette tâche – comme le stipule la loi électorale – en l’absence de garanties d’indépendance, font peser de lourdes suspicions sur les intentions du régime.
L’opposition a beau afficher sa détermination à barrer la route au locataire du palais al-Qouba, encore faut-il qu’elle en ait les moyens. Ce qui est loin d’être le cas. Car, tout en étant moins divisée qu’auparavant, elle reste faible et privée de leaders charismatiques. L’Égypte compte pas moins de 19 partis. Mais, à l’exception du PND, créé par l’ancien président Anouar al-Sadate dans les années 1970, du Néo-Wafd (libéral), d’Attagamoû (Parti unioniste progressiste, gauche), d’Al-Nasseri (Parti nassérien) et d’Al-Ghad (Demain), légalisé le 26 octobre dernier, les autres partis n’ont pas d’assise populaire, vivent de l’aide de l’État et n’existent que par les journaux qu’ils publient. On citera parmi eux Al-Ittihad (l’Union, gauche), Al-Ahrar (les Libéraux, droite), Al-Arabi (Parti arabe, nassérien), Al-Wifaq (l’Entente, droite), Al-Oumma (la Nation, droite) Al-Guil (Génération, libéral), Al-Doustouri (Parti constitutionnel, gauche) et Al-Âmal (le Travail, d’obédience islamiste). Deux autres formations, Al-Karama (la Dignité) et Al-Wassat (le Centre, réformiste) – ce dernier étant composé d’anciens Frères musulmans et d’indépendants -, n’ont pas été autorisées par la commission des partis, dirigée par Safwat Sharif, ex-porte-parole de la présidence et vieux compagnon du raïs. La première « en raison de sa pensée radicale » et la seconde « pour son appartenance au courant islamiste ». La loi égyptienne stipule en effet qu’aucun parti ne peut être fondé sur des bases religieuses. C’est d’ailleurs la raison souvent invoquée pour justifier l’interdiction du mouvement des Frères musulmans, seul capable de constituer un véritable contrepoids au PND.
Fondée en 1929 par Hassan al-Banna, cette confrérie a été interdite par Nasser, en 1954, avant de recouvrer, à partir de 1997, sa position en tant que mouvement social combinant des activités religieuses, caritatives, éducatives voire politiques. Bien que tolérée, elle demeure illégale, ne bénéficiant ni du statut de parti ni de celui d’association. Cela ne l’a pas empêchée de prendre le contrôle de plusieurs organisations professionnelles, par le biais d’élections démocratiques.
Les Frères musulmans affichent depuis quelques années un visage modéré et ont pris leurs distances vis-à-vis des groupes radicaux. Mais cette mue suscite un certain scepticisme. Car, tout en suivant une stratégie non violente et en intégrant l’idée de démocratie dans leur discours, ils n’ont pas répudié pour autant certaines de leurs conceptions antilibérales. Leur évolution s’apparente donc davantage à une adaptation pragmatique – et temporaire, ajoutent leurs adversaires – qu’à une conversion sincère aux principes démocratiques. En poursuivant, par ailleurs, leur activité missionnaire (daâwa), ils confortent l’argumentaire du gouvernement qui les considère comme un mouvement religieux.
Ainsi frappés d’interdiction, les Frères musulmans ne seront pas autorisés à présenter un candidat à la présidentielle. En soutenant, en sous-main, le mouvement Kifaya, et en multipliant eux-mêmes les marches de protestation, ils espèrent toutefois mettre la pression sur le pouvoir, dans le but d’obtenir, en retour, quelques concessions, notamment la participation de leurs candidats aux élections législatives, prévues en novembre prochain.
En l’absence de personnalité charismatique parmi les leaders de l’opposition parlementaire, le danger, pour Moubarak, pourrait venir d’Ayman Nour, président du parti Al-Ghad (6 députés). Ce dissident du parti Néo-Wafd, entré au Parlement en 1994 sous les couleurs de ce parti, a été encouragé par le pouvoir à créer sa propre formation. Il n’a pas tardé à montrer des appétits de pouvoir, en attaquant de front la citadelle présidentielle. « Nous aimons et apprécions Moubarak, mais nous aimons aussi cette nation et voudrions la voir se développer comme les autres », a-t-il ainsi déclaré en octobre. Après son élection à la tête du parti Al-Ghad, à la mi-novembre, sa première décision fut de refuser la subvention accordée par la commission des partis. Arrêté fin janvier, avec six autres membres de son parti, au lendemain d’une brève rencontre au Caire avec l’ex-secrétaire d’État Madeleine Albright, venue promouvoir la vision américaine de la démocratie, ce jeune leader ambitieux – il n’a que 40 ans – a été accusé d’avoir falsifié des documents pour permettre la création son parti. Son emprisonnement a provoqué de fortes tensions avec les États-Unis. Il a finalement été libéré sous caution, le 12 avril, avant d’être inculpé (tout de même !), dix jours plus tard. Son procès démarrera le 28 juin prochain. Soit, curieusement, après le début des vacances judiciaires (!). Mais cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête du chef d’Al-Ghad suffira-t-elle pour le dissuader de présenter sa candidature ?
À sa sortie de prison, Nour s’était dirigé directement à Bab al-Charia, quartier du centre du Caire qu’il représente au Parlement. « Nous t’aimons président ! » scandaient ses partisans, vêtus d’orange, couleur de leur parti avant d’être celle de l’opposition ukrainienne. « Nous avons décidé de participer à toutes les élections en Égypte, y compris à la présidentielle. La bataille n’est pas seulement celle d’Al-Ghad, mais aussi celle d’une génération tout entière, privée du droit de choisir son président », a-t-il lancé.
En l’absence de système de sondage d’opinion, on peut difficilement juger de la popularité de cet homme, dont le franc-parler séduit beaucoup les jeunes et dont le discours centriste – alliant le libéralisme à l’américaine et la défense des classes défavorisées – ratisse large. Des experts égyptiens soutiennent qu’il est capable de réunir entre 20 % et 30 % des suffrages face au candidat du PND. Il ne lui reste, donc, qu’à faire avaliser sa candidature par son parti. Ce qui est loin d’être acquis : les services du raïs ont commencé à susciter des dissidences au sein d’Al-Ghad. Ses tentatives pour faire campagne ou organiser des meetings sont entravées par les autorités. Il a confessé dernièrement à ses proches qu’il commence à craindre pour sa vie.
Nour est-il « l’homme de Washington », comme l’en accusent ses adversaires du PND ? L’intéressé a toujours nié avoir eu des contacts avec des responsables américains. Son parti, qui soutient une ligne nationaliste, a souvent critiqué les politiques américaines en Irak et au Proche-Orient. Les partisans de Nour ajoutent, ironiques : « L’homme des Américains en Égypte n’est autre que Moubarak. »

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