Jours de braise à Lomé

Publié le 1 mai 2005 Lecture : 9 minutes.

L’opposition avait prévenu : ce serait au peuple de valider ou non les résultats de l’élection présidentielle du 24 avril. La rue, du moins celle de Lomé, a choisi. Elle n’accepte pas que le candidat de la coalition, Emmanuel Akitani Bob, qui a obtenu 76,33 % des suffrages exprimés dans la capitale, ne soit pas le grand vainqueur de ce scrutin. « Ca suffit ! On ne veut pas d’un autre Gnassingbé au pouvoir ; il faudra nous passer sur le corps », martèlent les militants de l’opposition.
Aussitôt après la publication par la Commission électorale nationale indépendante (Ceni) des résultats partiels, le 26 avril vers midi, selon lesquels Faure Gnassingbé a réuni 60,22 % des voix contre 38,19 % pour le candidat de la coalition, la ville s’embrase. Il faut quelques minutes à peine aux jeunes, ceux-là même qui manifestent quotidiennement depuis le début de la campagne électorale, pour ériger des barricades. La moitié de la ville, dont le quartier de Bè, connu pour être le fief de l’opposition, est bloquée à l’aide de pneus brûlés, d’arbres grossièrement décapités, de tôles à moitié calcinées, de parpaings obstruant habituellement les caniveaux… Ailleurs, dans un quartier résidentiel proche de la frontière du Ghana où sont installés de nombreux Français, des villas occupées par des étrangers et un hôtel sont pris d’assaut. Les symboles ne sont pas épargnés : d’épaisses volutes de fumée noire s’élèvent à côté du lycée français, l’ambassade de Chine est attaquée tandis que plusieurs magasins tenus par des Libanais et des Indiens ainsi que des restaurants français sont saccagés et pillés.
Au cours des heures qui suivent la proclamation des résultats, beaucoup d’étrangers décident de quitter leur domicile pour se rendre en lieu sûr. Nombre de Libanais se réfugient à l’hôtel Palm Beach, tenu par l’un des leurs, tandis qu’une trentaine de Français – ils sont environ 3 000 au Togo – trouvent asile à l’hôtel Bellevue avant d’être évacués vers l’ambassade d’Allemagne. Les gens s’organisent pour tenir le siège pendant quelques jours : stock de cartes téléphoniques, de cigarettes, rations de nourriture et talkie-walkie à portée de main…
Le climat insurrectionnel était latent depuis plusieurs jours déjà, alimenté par les rumeurs de « fraude programmée » lancées par l’opposition et confirmées dans la nuit du 23 avril par le ministre de l’Intérieur, François-Akila Eso Boko, avant de se réfugier à l’ambassade d’Allemagne. Autant de motifs pour décrédibiliser, aux yeux des opposants, le discours du jeune candidat du Rassemblement du peuple togolais (RPT), qui a tenté, pendant ses quinze jours de campagne, de convaincre les quelque 2,3 millions d’électeurs, qu’il se démarquerait de son père. Après avoir voté dans l’école d’un camp militaire, Faure Gnassinbgé promettait, sur un ton serein, encore « plus de justice et de liberté pour les Togolais ».
Pourtant, quelques heures plus tard, alors que le dépouillement des bulletins n’avait pas encore commencé, des militaires ont fait irruption dans plusieurs bureaux de vote des préfectures de Lomé, du Golfe, de Wawa et d’Ogou. Après avoir dispersé une foule en colère à coups de balles réelles tirées en l’air et de bombes lacrymogènes, les soldats se sont emparés, sous l’oeil d’une caméra, de plusieurs urnes et sont repartis aussitôt à bord de leurs véhicules, laissant les électeurs crier aux « voleurs d’élection ».
Les militants du RPT ne sont pas épargnés par les violences qui ont émaillé le scrutin. À preuve ce reportage de dix-sept minutes diffusé par la télévision nationale montrant la ministre de la Santé, Suzanne Assouma Aho, assistante privilégiée de Faure Gnassingbé pendant la campagne, rendant visite aux nombreux blessés hospitalisés. Dans le quartier de Baguida, vers le port de Lomé, le chef du parti au pouvoir est également l’objet d’intimidations. Joint par téléphone avant que les réseaux de communication ne soient complètement coupés, l’homme affirme que le siège du RPT a été « mis à sac ».
Malgré ces irrégularités patentes, la communauté internationale, dont la France, l’Organisation des Nations unies (ONU), et la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), s’est déclarée « globalement satisfaite » du déroulement du scrutin. De quoi irriter encore davantage les électeurs de l’opposition. Ces derniers n’ont d’ailleurs pas hésité à s’en prendre directement aux observateurs, véritables boucs émissaires de ce scrutin. Des membres de l’Observatoire international pour la démocratie ont été violemment menacés tandis qu’une équipe de la Cedeao a été obligée de quitter un bureau de vote, chassée par des jets de pierres au moment du dépouillement.
Dans un premier temps, seule l’Union africaine (UA), qui s’était désengagée de la crise togolaise après que Faure Gnassingbé eut renoncé à prendre le pouvoir par la force, semble avoir réalisé l’urgence d’une médiation. Étonnamment, le président en exercice de l’UA, le chef de l’État nigérian Olusegun Obasanjo, n’a pas invité, le 25 avril à Abuja, Emmanuel Akitani Bob, préférant convoquer le chef historique de l’Union des forces du changement (UFC), Gilchrist Olympio, pour faire face au candidat du RPT, Faure Gnassingbé. Mais son appel à un gouvernement d’union nationale fait long feu. La coalition restée à Lomé rejette fermement cette hypothèse. Quant à Gilchrist Olympio, il laisse entendre qu’un tel gouvernement ne pourra être formé qu’à la condition qu’il devienne le chef de l’État togolais. Ce qui suppose l’organisation d’un nouveau scrutin. « Dans les six mois », précise-t-il.
Le souvenir des précédentes « cohabitations » avec Gnassingbé Eyadéma au lendemain de la Conférence nationale de 1991 reste trop amer. Et ceux qui avaient accepté le contrat, Joseph Koffigoh et Edem Kodjo, ne semblent s’en être jamais complètement relevés. Ils sont encore aujourd’hui marqués du sceau de la trahison que leur a apposé l’opposition dite « radicale ».
Plutôt que de chercher un accord pacifique de sortie de crise, l’UFC dénonce donc la « mascarade électorale » du 24 avril, appelle à la « mobilisation populaire », tandis que, le 27, son candidat s’autoproclame « élu ». Ayant anticipé les violences que pouvaient générer de tels propos, le pouvoir en place a massivement déployé les forces de l’ordre.
À l’annonce des résultats, l’armée quadrille les rues presque aussi rapidement que les manifestants. Les nombreux brasiers allumés dans la capitale finissent donc par être maîtrisés. À la vue des pick-up hérissés de mitrailleuses 12-7 et des Jeep transportant des militaires armés jusqu’aux dents et en tenue de combat, la foule se disperse instantanément. Les pavés, les bâtons et les machettes ne peuvent pas se mesurer à une telle artillerie.
Les deux camps semblent jouer au chat et à la souris : quand l’un avance, l’autre recule. Un gendarme, casque sur la tête et kalachnikov en bandoulière, avoue sa crainte d’aller au-devant des barricades en feu. « Nous ne savons même pas combien ils sont de l’autre côté. Nous sommes certes en position de force, car nous disposons de deux véhicules et d’une quinzaine d’hommes. Mais derrière, combien sont-ils ? Ils peuvent surgir de tous les côtés, et ils ont déjà tenté de nous jeter des cocktails Molotov », raconte-t-il. À ce carrefour de Bè, la route est transformée en champ de bataille. Derrière les murets de parpaings, des pavés ont été déterrés, laissant des trous béants où gisent quelques douilles. « Mais on ne tire qu’en l’air », rassure le gendarme qui, la veille, tentait de combler les tranchées qu’avaient creusées les manifestants.
Dans le quartier de l’ambassade de Chine, les forces de l’ordre ne se contentent pas de contenir les groupes de protestataires. Elles molestent ceux qui ne parviennent pas à courir assez vite pour échapper aux grenades lacrymogènes. Occupées à tabasser l’un d’eux, elles ne semblent pas se soucier des caméras et objectifs de la presse internationale braqués sur elles. Soudain, une Jeep estampillée Fosep (Forces pour la sécurité de l’élection présidentielle) freine dans un crissement de pneus. Le chef en descend, met fin aux brutalités, s’apprête à embarquer l’individu, puis se ravise, laissant le « prisonnier » retourner dans les bras des femmes de sa famille qui gémissent depuis son arrestation. « ça aussi, vous l’avez filmé j’espère », lance-t-il aux journalistes.
Le CHU de Tokoin admet être débordé. « Dès que les résultas sont tombés, les blessés ont commencé à affluer. Certains ont été victimes de tirs à balles réelles tandis que d’autres ont été passés à tabac », confie un médecin sous le couvert de l’anonymat. Le 27 avril au matin, le jour de la fête de l’Indépendance, il déplore une centaine de blessés, dont six sont entre la vie et la mort, et cinq personnes décédées.
Si Lomé veut la révolution, à quoi aspire la population à l’intérieur du pays ? Difficile de trancher. Tout au plus note-t-on des affrontements sanglants à Atakpamé et Aného, une ville proche de la frontière du Bénin où se pressent de nombreux candidats à l’exil, 1 200, selon un premier décompte du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Il n’est pas aisé d’en savoir davantage. Pas plus là qu’à Sokodé, plus au Nord, ou à Kara, la région natale d’Eyadéma, puisque les moyens de communication sont inexistants depuis le 24 avril. Seule la nationale 1, qui relie la capitale à Kara, semble ne pas avoir été coupée. Depuis dimanche 24 avril, des camions, chargés habituellement de coton, amènent des sympathisants du président nouvellement élu jusqu’au centre de foire Togo 2000, à Lomé. Une dizaine de véhicules sont stationnés sur l’immense parking tandis que plusieurs centaines de jeunes, armés de bâtons, attendent fébrilement des consignes.
« Je suis venu de Kara pour escorter notre candidat jusqu’à Pya. On vient tous ici fêter sa victoire », confie un homme à la carrure imposante dont le visage est griffé des scarifications kabyé. Un peu plus loin, le « chef », distribue 2 000 F CFA aux nouveaux arrivants et explique qu’ils sont venus « pour travailler aux champs ». Les bâtons ? « C’est pour tuer les lézards », répond-il placidement. Peu après les résultats, ces mêmes camions sortent de Togo 2000 avec à leur bord des jeunes vêtus de tee-shirts blancs à l’effigie de Faure Gnassingbé, leur gourdin à la main. Sont-ils ceux-là mêmes qui ont saccagé la maison de Brigitte et pillé sa mercerie dans le quartier de Gbadago ? D’après le témoignage de cette mère de six enfants, originaire de Sokodé, des militants du RPT masqués ont fait une descente dans le quartier. « Nous, tout ce qu’on veut, c’est la paix, quel que soit le président élu », implore cette femme qui a tout perdu.
Pour les partisans du RPT, c’est aussi l’incompréhension. « Ils veulent la démocratie et ils ne la respectent pas. On a gagné, il faut que les « jaunes » [la couleur de l’opposition, NDLR] l’acceptent et ne prennent pas en otage le peuple togolais », s’agace l’un d’eux. C’est là toute la difficulté de l’apprentissage, en une soixantaine de jours, de la démocratie après trente-huit ans d’un pouvoir incarné par un même homme et dominé par un seul parti. Et cette transition est d’autant plus délicate que, d’après les résultats divulgués par la Ceni, le pays semble plus que jamais coupé en deux, avec un Nord acquis au RPT et un Sud pour qui Faure Gnassingbé n’est que la perpétuation du régime Eyadéma.
Il appartient désormais au nouveau président, qui s’est targué d’être l’homme de la réconciliation nationale grâce à sa double origine kabyé et ewé, d’unifier le pays. Beaucoup espèrent de lui un geste politique d’apaisement, après l’avoir laissé se recueillir sur la tombe de son père, à Pya, au lendemain de sa victoire. n Une famille de Nigériens attaquée pendant la nuit du 26 au 27 avril évacue une femme blessée.

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