Le dernier Conseil des ministres de Georges Pompidou

8 avril 1974

Publié le 1 avril 2007 Lecture : 7 minutes.

Le mercredi 27 mars dernier, dans l’après-midi, Georges Pompidou présidait le Conseil des ministres hebdomadaire. Ce devait être la dernière fois. « Bonjour, Messieurs », dit le chef de l’État en pénétrant, à 15 h 30, dans le salon Murat de l’Élysée, aux seize ministres qui se trouvaient debout, derrière leur chaise, autour de la table du Conseil. Mais, contrairement à son habitude, le président de la République ne fait pas le tour de cette table pour serrer la main de chaque ministre. Jetant ses deux bras en avant, souriant, il ajouta (faisant allusion aux derniers événements : son absence au dîner du corps diplomatique, communiqué médical, audiences remises) : « Vous comprendrez pourquoi » Les membres du gouvernement se sont rappelé alors que, depuis cinq années, deux fois déjà, le chef de l’État avait dû renoncer, tant il était sans forces, à saluer chacun de ses ministres. La première avait été le 30 mai 1973, le jour même de son départ pour Reykjavik où il devait rencontrer le président Nixon : il gagna ce jour-là directement son fauteuil où il s’effondra. Selon les dires de certains membres du gouvernement d’alors, M. Pompidou resta prostré pendant toutes les délibérations du Conseil, ayant à peine la force de soulever ses paupières et de parler. « Ce fut un moment affreux, a confié l’un de ses ministres, le plus affreux avec le Conseil du 27 mars dernier. Il nous est apparu vraiment, ce jour de son départ pour l’Islande, au plus mal. »
« En ce dernier Conseil du 27 mars, la voix de M. Pompidou, nota un ministre, était grave, basse, comme voilée. Tous, nous le regardions à la dérobée, nous nous interrogions. » Ce ministre ajouta : « Je me souviens que ce mercredi fut un jour sinistre. Le temps était lourd, brumeux, gris. Il n’y avait pas de vent, pas même un souffle. Tout était pesant. Le printemps était comme arrêté. Dans le salon Murat, les lustres de cristal projetaient une lumière qui me sembla moins forte, moins crue que d’habitude. Les huissiers et les gardes avaient calfeutré les portes, sans doute pour prévenir les courants d’air. Des rideaux avaient été tirés devant les glaces des portes qui faisaient face au chef de l’État. »
Dès les premiers instants, les ministres remarquèrent l’extrême lassitude de Georges Pompidou : ils notèrent qu’il venait d’avoir eu des soins au nez et que quelques traces de coton hydrophile étaient encore visibles sur sa veste.
Le chef de l’État fut désireux d’examiner très rapidement la première partie du Conseil, consacrée traditionnellement aux « mesures individuelles » et à l’approbation des projets de loi. Il souhaita que l’on allât vite, que l’on évitât les habituels panégyriques au sujet des diverses nominations. Aussi le véritable travail les communications des ministres inscrites à l’ordre du jour – commença-t-il rapidement. Il y eut notamment des communications de Jean de Lipkowski (Affaires étrangères), Yves Guéna (Industrie), Jean-François Deniau (Agriculture), Hubert Germain (Relations avec le Parlement). Alors que d’habitude M. Pompidou commençait par la dernière communication, pour terminer par celle du ministre des Affaires étrangères, il respecta cette fois l’ordre du jour et commença par M. de Lipkowski, secrétaire d’État, qui remplaçait M. Jobert. La première réunion des ministres de l’Agriculture des Neuf venait juste de se tenir, depuis que les travaillistes britanniques ont manifesté leur volonté de renégocier la participation anglaise au Marché commun. Faisant la synthèse de ce qui avait été dit, tirant les conclusions, Georges Pompidou le fit avec son autorité habituelle. Un ministre remarqua : « Il fut lucide, clair, comme toujours. Il parla avec une détermination remarquable. Le chef de l’État déclara notamment : Soyons patients. Mais il ne faudra en aucune façon se laisser faire par les Anglais. Ni par les Américains. Nous devrons agir avec sérénité, mais aussi avec fermeté. Il ne s’agit pas de faire de l’antiaméricanisme, mais de montrer amicalement aux Américains que nous ne sommes pas résignés à devenir dépendants. »
Hubert Germain fut le dernier membre du gouvernement à prendre la parole. Il parla de la prochaine rentrée parlementaire et brossa, selon certains de ses auditeurs, un tableau pessimiste de l’état d’esprit au Palais-Bourbon. C’est alors que, résumant ce qui venait d’être dit, M. Pompidou adressa à nouveau un avertissement à ses ministres sur le thème suivant : Ne vous abandonnez pas aux compromis. Ne vous abandonnez pas à la médiocrité. Prenez de la hauteur. Ne commettez pas l’erreur que je fis quand, jeune Premier ministre, je voulus gagner deux voix pour éviter une motion de censure.
Puis ce fut l’intervention du Premier ministre, Pierre Messmer, qui essentiellement relata son récent voyage en Corse. Sa communication achevée, il se fait un grand silence. Les ministres crurent le Conseil terminé. « M. Pompidou, dit l’un d’eux, nous a paru comme tassé en coin, dans son fauteuil, en proie à la douleur. Il était l’image même d’un homme physiquement brisé, mais d’où l’esprit jaillissait ferme, clair, lucide, intact. »
C’est alors que le président de la République se redressa. Il déclara : « Il faut que j’aborde maintenant devant vous un sujet que je n’ai jamais abordé : je passe par des moments bien difficiles. Tout cela n’est pas agréable. Mais tout cela n’aura qu’un temps. J’ai besoin de repos. J’irai à Cajarc. Ensuite, cela devrait aller mieux. »
« Le ton du président, dira un ministre, était à la fois de courage et de lassitude, d’optimisme et de tristesse. C’était poignant. Nous tous, nous le regardions, nous l’écoutions. Il était visible que l’effort qu’il faisait pour parler l’épuisait. Il avait du mal à s’exprimer. Il hésitait. Il avait de grosses gouttes de sueur. Il était à bout de forces. Sa volonté et son courage nous bouleversaient. »
Georges Pompidou continua néanmoins : « Il faut démystifier les choses. Je vais quai de Béthune parce que l’Élysée est affreusement mal commode. On ne peut pas s’y faire soigner tranquillement. Les appartements, figurez-vous, sont ridicules : on y entre par la salle à manger. On en sort par la chambre à coucher. Au contraire, quai de Béthune, c’est très commode. Et puis, à l’Élysée, je ne peux tout de même pas demander un autre médecin que celui qu’on appelle l’interne de garde, c’est-à-dire l’externe de garde – et qui n’a aucune expérience – tandis que, quai de Béthune, j’ai mon fils sous la main. Et, d’ailleurs, j’y travaille tout autant et, croyez-moi bien, dans de bien meilleures conditions qu’à l’Élysée. »
Le chef de l’État se fit alors critique à l’égard de la presse : « Je ne lis plus la presse et je m’en trouve très bien. Et je vous recommande d’en faire autant. Je ne dirai pas, comme M. Fontanet, la grande presse. Je dirai, n’est-ce pas, la petite presse. On peut tout savoir sans lire les journaux, sans écouter la radio, sans voir la télévision. Faites donc comme moi J’ai vu cependant dans un hebdomadaire que j’aurais supplié les Russes de m’accueillir dans un endroit où je n’aurais pas risqué de prendre froid. Je peux vous dire qu’à Rambouillet, quand j’ai reçu M. Brejnev, au printemps dernier, après l’avoir remercié de sa visite en France, j’ai simplement ajouté : je vous la rendrai. Brejnev m’a alors déclaré : Nous serons heureux de vous recevoir en Union soviétique. Choisissez vous-même le lieu de notre rencontre. J’aimerais aller, lui dis-je, dans un endroit que je ne connais pas. Or, je ne connais ni l’Ukraine ni le Caucase. Brejnev m’a répondu en grommelant qu’en Ukraine il n’y avait rien à voir et que l’on n’y était pas équipé pour me recevoir. Il a ajouté qu’il connaissait, en revanche, un endroit merveilleux sur les bords de la mer Noire, avec plein de datchas confortables pour m’y accueillir, moi et les membres de ma délégation. C’est ainsi, figurez-vous, que cela a été décidé. Il n’y a eu aucune supplication de notre part. Et tous les journalistes feraient mieux de se renseigner avant d’écrire des âneries. » []
M. Pompidou s’arrêta. Il y eut un moment de silence. Il enchaîna, et ce furent ses dernières paroles en Conseil des ministres : « Dans trois mois, ça devrait aller mieux et cela en embêtera plus d’un. Tout ça finira bien. Enfin, on verra bien » Quelques instants après, un ministre a murmuré : « Il veut respecter le mystère de la mort. Il ne veut pas de clarté »
Contrairement à son habitude, Georges Pompidou ne passa pas dans un salon voisin pour examiner le communiqué du Conseil des ministres avec Jean-Philippe Lecat. Le ministre de l’Information et Pierre Messmer vinrent s’asseoir aux côtés du chef de l’État, à la table même du Conseil, pour lui présenter le texte du communiqué, pendant que les ministres quittaient le salon Murat sans avoir pris congé de Georges Pompidou. Ce fut la dernière vision qu’eurent de lui la plupart des membres du gouvernement. Cinq jours plus tard – exactement à 3 heures du matin, le 2 avril -, Pierre Messmer était réveillé par un coup de téléphone : « Le président est au plus mal, il va mourir. » Le même jour, dans la soirée, le monde apprenait que M. Pompidou venait de disparaître.

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