Serons-nous les alliés ou les ennemis de l’Islam ?

Publié le 31 octobre 2004 Lecture : 6 minutes.

La « guerre mondiale contre le terrorisme » du président George Bush est un slogan politique passe-partout et sans consistance, qui détourne de la réalité plutôt qu’il ne l’éclaire. Il ne prend pas en compte le fait central, qui est qu’une guerre civile oppose au sein de l’Islam des fanatiques irrépressibles à des modérés de plus en plus intimidés. La rhétorique aveugle et le comportement irresponsable des Américains renforcent cette probabilité que, par colère et par dépit, les modérés rejoignent bientôt les djihadistes et qu’un front uni de l’Islam vienne télescoper l’Amérique de plein fouet.
Voyez plutôt ce qui se passe en Irak. Pour un nombre croissant d’Irakiens, leur « libération » par les Américains prend de plus en plus la tournure d’une occupation étrangère insupportable. Le nationalisme s’unit au fanatisme religieux dans un mélange de haine détonant. Le taux de désertion dans les nouvelles forces de sécurité irakiennes entraînées par les Américains est dangereusement élevé. Et la probable escalade des opérations militaires américaines contre les villes insurgées provoquera une nouvelle poussée de pertes civiles et vaudra de nouvelles recrues aux rebelles.
La situation ne va pas s’arranger. Si Bush est réélu, les alliés de l’Amérique ne fourniront plus d’argent ni de troupes à l’occupation américaine. Bush a perdu toute crédibilité auprès des autres pays, qui se méfient de sa manière de faire. En outre, les Britanniques réduisent leur présence militaire en Irak, les Polonais feront de même, et les Pakistanais ont fait savoir très clairement qu’ils ne soutiendront pas au Moyen-Orient une politique qu’ils jugent vouée à l’échec.
De fait, dans le monde islamique comme en Europe, la politique de Bush s’identifie dans l’opinion publique à la politique du Premier ministre israélien Ariel Sharon à Gaza et en Cisjordanie. Alimentée par le sentiment antiaméricain, cette politique paraît ne s’en remettre qu’à la force, s’inspirer d’un néocolonialisme et être nourrie de préjugés à l’égard du monde islamique. Si Bush est réélu, il est probable que l’Amérique devra poursuivre son chemin en solitaire.
Cette solitude à l’échelle mondiale pourrait exposer une nouvelle administration Bush à la tentation de constituer une autre alliance anti-islamique, qui rappelle la Sainte Alliance conclue après 1815 pour empêcher les soulèvements révolutionnaires en Europe. La notion de nouvelle Sainte Alliance est déjà mise en avant par ceux qui ont intérêt à ce que les États-Unis s’embarquent dans un conflit prolongé avec l’Islam. Le soutien apporté par le président de la Russie, Vladimir Poutine, à Bush vient aussitôt à l’esprit. C’est aussi ce que souhaitent des dirigeants indiens anti-islamiques qui espèrent empêcher le Pakistan de prendre l’Afghanistan sous sa coupe. Le Likoud, en Israël, est également tenté par cette perspective.
Pour les États-Unis, cependant, une nouvelle Sainte Alliance signifierait un isolement accru dans un monde de plus en plus polarisé. Cette éventualité ne découragera pas forcément les extrémistes de l’administration Bush qui sont engagés dans une lutte sans retour contre l’Islam et qui souhaiteraient que l’Amérique envahisse l’Iran, mais qui, par ailleurs, n’ont pas la moindre vision stratégique de ce que devrait être le rôle de l’Amérique dans le monde. Ce qui préoccupe, en revanche, les républicains modérés.
Malheureusement, les problèmes auxquels l’Amérique est confrontée en Irak ne seront pas réglés non plus par les solutions proposées jusqu’ici par les démocrates dans la campagne présidentielle. Le sénateur John Kerry aurait davantage de crédit auprès des alliés traditionnels de l’Amérique, car il pourrait vouloir remettre en question une guerre qui n’est pas la sienne. Mais cela ne suffira pas à faire affluer les fonds et les soldats allemands ou français. La culture de l’abstention confortable qui permet d’éluder, en matière de sécurité, des responsabilités souvent douloureuses, donne toute latitude aux dirigeants européens de se montrer généreux dans la critique mais réservés dès lors qu’il s’agit d’en assumer les conséquences.
Pour décider les Européens à agir, la nouvelle administration américaine, quelle qu’elle soit, devra leur proposer des options stratégiques. Il faudra les convaincre que la meilleure manière de peser sur l’issue de la guerre civile au sein de l’Islam est de conclure une Grande Alliance élargie (par opposition à une Sainte Alliance polarisante) qui mobilise le Moyen-Orient en s’attaquant aux trois problèmes explosifs de la région : le conflit israélo-palestinien, le bourbier irakien et le défi d’un Iran incertain et potentiellement dangereux.
Chaque problème est distinct et d’une extrême complexité, mais chacun affecte les deux autres. Tous trois doivent être traités simultanément, et ils ne pourront l’être efficacement que si l’Amérique et l’Europe coopèrent en obtenant la participation des pays musulmans les plus modérés. Une grande stratégie américano-européenne se développerait en trois temps.
Le premier consisterait en une déclaration commune des États-Unis et de l’Union européenne posant les principes fondamentaux d’un projet de paix israélo-palestinienne, dont les détails seraient réglés par des négociations entre les parties. Ses éléments clés devraient être :
– le refus du droit au retour ;
– l’acceptation des frontières de 1967, sans que celle-ci soit automatique mais avec des compensations territoriales équitables au cas où elles se trouveraient modifiées ;
– la présence de colonies suburbaines incorporées à Israël aux abords des frontières de 1967, tout en prévoyant l’évacuation des colonies situées à plus de quelques kilomètres à l’intérieur de la Cisjordanie pour faire de la place à la réinsertion d’un certain nombre de réfugiés palestiniens ;
– une Jérusalem réunifiée jouant le rôle de capitale des deux États ;
– et un État palestinien démilitarisé avec la présence d’une force internationale de maintien de la paix.
Une telle déclaration, qui donnerait à l’opinion israélienne et palestinienne une vision plus concrète de l’avenir, contribuerait à créer un mouvement en faveur de la paix, même si, au départ, les dirigeants des deux camps et une partie de leur population devaient s’y montrer hostiles.
En un deuxième temps, l’Union européenne accepterait d’apporter une contribution financière substantielle au redressement de l’Irak et de déployer une force militaire importante (avec des contingents français et allemand, comme en Afghanistan) afin de permettre un allègement de la présence américaine. Un effort parallèle sérieux dans le processus de paix israélo-palestinien pourrait inciter certains pays musulmans à soutenir cet effort, comme l’a laissé entendre récemment le président du Pakistan, Pervez Musharraf. Cela permettrait de transformer l’occupation de l’Irak en une présence internationale provisoire, tout en consolidant fortement la légitimité de l’actuel régime fantoche irakien. Si, au contraire, on ne devait enregistrer aucun progrès sur la question israélo-palestinienne, le régime irakien de l’après-occupation, quel qu’il soit, serait à la fois antiaméricain et anti-israélien.
Enfin, les États-Unis et l’Union européenne organiseraient avec l’Iran des discussions exploratoires sur les problèmes de sécurité régionale affectant ce dernier, ainsi sur que l’Afghanistan et la prolifération nucléaire. L’objectif à long terme serait d’obliger les dirigeants européens à prendre une position claire : ne pas participer reviendrait pour eux à courir le danger de renforcer et de légitimer l’unilatéralisme américain tout en aggravant la situation au Moyen-Orient. L’Amérique pourrait attaquer unilatéralement l’Iran ou se retirer unilatéralement de l’Irak. Dans les deux cas, c’est grâce au partage des responsabilités et des décisions qu’on aurait les meilleures chances d’aboutir à une solution satisfaisante pour tous les intéressés.

* Zbigniew Brzezinski, auteur du Vrai choix, Odile Jacob, Paris 2004.

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