Pages blanches et écrans noirs

Publié le 31 octobre 2004 Lecture : 4 minutes.

Après l’indépendance de l’Algérie, quelles traces le 1er novembre 1954 a-t-il laissées dans les écrits ou les images? En France, l’événement est souvent présent dans la masse d’ouvrages qui sont publiés. Mais ce n’est que dans La Guerre d’Algérie, l’imposante fresque en quatre volumes d’Yves Courrière, publiée à partir de la fin des années 1960, que la « nuit de la Toussaint » est minutieusement relatée, grâce notamment aux témoignages de certains des protagonistes directs ou indirects, en particulier ceux de responsables civils et militaires français et de Belkacem Krim. Mais il n’existe pas de livre centré sur le fait lui-même, à l’exception notable de l’ouvrage de Jean Vaujour De la révolte à la révolution, paru aux éditions Albin Michel en 1985. Directeur de la
Sécurité générale pour les trois départements français d’Afrique du Nord de juin 1953 à juillet 1955, Vaujour raconte dans le détail comment il a découvert les préparatifs du déclenchement de l’insurrection et alerté à plusieurs reprises, sans succès, le ministre de l’Intérieur de l’époque, François Mitterrand. Il explique comment il a tenté de remédier au désordre et à l’insuffisance des moyens de renseignements pendant cette période décisive.
Cette faiblesse du traitement de l’événement, côté français, se « voit » aussi dans les images. Le 1er novembre, ou ses suites immédiates, est simplement évoqué par quelques images d’archives dans certains documentaires. Dans celui de Peter Batty, La Guerre
d’Algérie, diffusé en 1989, on voit les premiers ratissages de l’armée française ; et dans Les Années algériennes, de Philippe Alfonsi, Bernard Favre et Benjamin Stora, diffusé par la suite, on découvre Mitterrand affirmant avec force dans les Aurès que « la France ne reconnaîtra pas ici d’autre autorité que la sienne ». Un seul film de fiction, Le Vent de la Toussaint, de Gilles Béhat, sorti en salles en 1990, traitera du 1er novembre. Le film raconte la vie d’un médecin français s’installant dans un village de Kabylie à la demande d’un instituteur algérien avec qui il a combattu en Indochine. Il tombe amoureux de la fille de celui-ci, mais ce dernier est ami d’un militant du FLN qui prépare novembre 1954. Les liens entre communautés vont progressivement se défaire. Le film dresse le constat de l’illusion de la neutralité lorsque la guerre commence.
Des textes qui mettent rarement l’événement au premier plan, quelques images d’archives dans des documentaires et un film de fiction : le bilan est bien maigre du côté français. Le défi a-t-il été relevé du côté algérien ? À la veille de chaque 1er novembre, pendant
de longues années, la presse gouvernementale a célébré l’acte inaugural « d’une révolution qui commence ». En publiant des récits héroïques de la « nuit de feu », pour reprendre le titre d’un ouvrage publié par la SNED (la maison d’édition d’État des années 1970-1980), ou des poésies vantant les mérites des chahid (martyrs) morts au combat. Pourtant, le 1er novembre 1982, un journaliste du quotidien gouvernemental El Moudjahid est bien obligé de constater que « les révolutions ne suscitent pas toujours une littérature à la mesure de l’événement. [] Cela se justifie par l’instabilité et les préoccupations des hommes de lettres, avant et après la guerre. » De fait, bien peu d’ouvrages d’auteurs algériens ont abordé les circonstances de l’événement. Il faut cependant citer l’ouvrage historique de Mohammed Harbi, Le 1er Novembre, la guerre commence en Algérie, publié à Bruxelles en 1984 aux éditions Complexe. Certains des combattants ont pour leur part consacré une partie de leurs Mémoires à l’événement, comme Ali Zamoum (Le Pays des hommes libres, Éditions de la Pensée sauvage), qui participa arme à la main au début de l’insurrection. Enfin, bien que très difficilement trouvable, on peut signaler le texte de Mohamed Boudiaf sur La Préparation du 1er novembre publié à la fin de 1974 par l’organe de son Parti de la révolution socialiste El Jarida et cité ensuite par d’autres.
Le cinéma algérien, surtout par des documentaires comme Peuple en marche (1963), Mais un jour de novembre (1964), Novembre (1971), s’est efforcé, à travers quelques archives et surtout les témoignages d’anciens maquisards, de donner l’image d’un peuple uni derrière le FLN, dès novembre 1954 ce qui est loin de correspondre à la vérité. Le beau film de Mohamed Lakhdar Hamina Chronique des années de braise (1975) s’arrête à la veille de
novembre 1954, comme d’autres longs-métrages (Sueur noire, de Sid Ali Mazif, 1971, ou L’Incendie, le téléfilm de Mustapha Badie, 1974). Les films algériens de fiction traiteront surtout du développement de la guerre elle-même, comme Le Vent des Aurès, de Mohamed Lakhdar Hamina (1966), ou Patrouille à l’Est, d’Amar Laskri (1971). À notre connaissance, rares sont ceux qui s’attaquent peu ou prou au sujet du 1er novembre lui-même.
Sur les deux rives de la Méditerranée, celui-ci n’a donc suscité, contrairement à ce que l’on croit souvent, ni grandes uvres littéraires ni documentaires ou films de fiction importants. La représentation de cet événement, le soulèvement d’une petite avant-garde contre un système colonial solidement installé depuis plus d’un siècle, reste manifestement difficile à mettre en uvre. Il faut dire qu’à l’époque, en particulier en
« métropole », l’événement était passé presque inaperçu: quelques lignes dans la presse sur « les attentats terroristes » en Algérie… De nombreux observateurs de la scène politique en Afrique du Nord n’avaient vu dans cette flambée de violence de la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954 qu’un simple « débordement » du conflit tunisien. Une guerre de huit ans, pourtant, commençait, qui reste, dans une large mesure, à raconter, tout particulièrement son début.

* Historien.

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