Sénégal : Mimran défend son sucre à coups de millions
Mis en difficulté par l’ouverture du marché local à l’importation en 2013, le groupe rénove la Compagnie sucrière sénégalaise pour faire face à la concurrence. Reportage à Richard-Toll.
Enquête sur le « mystère » Jean-Claude Mimran
Découvrez l’enquête exclusive de « Jeune Afrique consacrée » à Jean-Claude Mimran. Le milliardaire de 71 ans, propriétaire de la Compagnie sucrière sénégalaise (CSS), des Grands moulins de Dakar et d’Abidjan, revient sur son parcours, les secrets de sa réussite et ses nouvelles ambitions dans les mines africaines.
D’un côté de la route, une terre sableuse et aride. De l’autre, des champs verdoyants de canne à sucre. Aux confins du pays, à quelques kilomètres du désert mauritanien, la Compagnie sucrière sénégalaise (CSS) étend ses plantations sur un sol saturé de parasites et de sel. C’est pourtant ici que Jacques Mimran s’installe en 1970 pour fonder – à la demande de son ami Léopold Sédar Senghor – ce complexe industriel. Le premier président sénégalais, qui a aidé l’homme d’affaires français à monter les Grands Moulins de Dakar, exige une compagnie sucrière pour développer l’économie de son jeune pays. Malgré son environnement hostile, il choisit Richard-Toll pour l’eau douce du large fleuve Sénégal qui y coule toute l’année.
de 150 000 t par an. Coût de l'opération : plus de 120 millions d'euros. © Sylvain Cherkaoui pour J.A." class="caption" style="margin: 4px; border: 0px solid #000000; float: left;" />
Quatre décennies plus tard, la CSS est le premier employeur privé du pays, avec plus de 6 000 salariés. Et c’est surtout le coeur de l’empire Mimran, qui s’est diversifié ensuite, notamment dans la banque (revendue depuis) ou l’hôtellerie de luxe. Quant au bourg de Richard-Toll, il est devenu une ville dont la moitié des habitants dépendent de l’usine.
Les 12 000 hectares de plantations de canne affichent des rendements parmi « les plus élevés au monde » (environ 130 tonnes/hectares). Récoltés de novembre à mai, les plants sont acheminés en tracteur vers les immenses broyeurs de l’usine, première étape d’une transformation qui s’achève en carrés de sucre blanc.
De ce complexe où flotte une odeur rance sortent 114 000 tonnes de sucre distribuées chaque année à travers tout le pays.
Ébranlé
Sauf en 2013. Cette année-là, le groupe est ébranlé. Macky Sall s’est fait élire il y a peu sur la promesse de faire baisser les prix des denrées alimentaires de base. Le gouvernement autorise l’importation de quelque 100 000 tonnes de sucre… dans un pays où la consommation totale s’élève à 130 000 tonnes. La CSS ne peut alors faire face à un adversaire féroce : le sucre brésilien, dont le prix de revient est deux fois moins élevé. Question d’échelle, car le géant latino-américain est le premier producteur au monde avec 40 millions de tonnes annuelles.
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Un milliardaire dans les champs
Résident suisse, Jean-Claude Mimran n’en est pas moins très impliqué dans l’activité de sa Compagnie sucrière sénégalaise (CSS), où il se rend presque tous les mois.
Deuxième d’une fratrie de trois garçons, il a longtemps vécu à Richard-Toll avec sa mère après le décès de son père en 1975. Désormais grand patron du groupe familial, l’homme, qui trône sur une fortune estimée à 1,6 milliard d’euros, se trouvait d’ailleurs dans la région lors de notre visite (mais impossible de le rencontrer, c’est lui qui sollicite les journalistes, nous a-t-on dit).
Se pose maintenant la question de la succession de « JCM », comme l’appellent ses employés, qui aura bientôt 70 ans. Impliqués dans les affaires, ses deux fils, David et Nachson, dirigent les Grands Moulins de Dakar et d’Abidjan pour le premier, l’hôtel de luxe Alpina Gstaad, en Suisse, pour le deuxième.
À suivre…
« Mais le prix du sucre n’a même pas baissé cette année-là », peste André Froissard, directeur général de la CSS, accusant ceux qu’il appelle avec un certain dédain les « commerçants » d’avoir réalisé d’importantes marges.
Les « commerçants », des importateurs individuels qui revendent souvent des dizaines de produits, ne sont pas de cet avis. Selon l’un de leurs représentants, la CSS a longtemps pratiqué un tarif très élevé.
« Le sucre de Mimran était vendu 700 F CFA [1,06 euro] le kilo aux consommateurs [en 2013]. Le groupe fixe le prix qu’il veut puisqu’il est seul. Avec les importations, nous étions tombés à 580 F CFA, taxes et droits de douanes inclus, explique Ibrahima Lo, secrétaire général de l’Union nationale des commerçants et industriels du Sénégal (Unacois). Ce n’est pas normal que les Sénégalais achètent leur sucre plus cher que les Gambiens ou les Maliens qui, eux, paient environ 400 F CFA. »
Englouti
Alors que la marchandise arrivait par conteneurs entiers au port de Dakar, les entrepôts de Richard-Toll, eux, débordaient. La réaction du grand patron de la CSS a été immédiate.
Alors que les entrepôts de Richard-Toll débordent, la réaction de Jean-Claude Mimran est immédiate : il rend visite à Macky Sall et menace de fermer l’usine.
Héritier de Jacques, disparu en 1975, Jean-Claude Mimran, qui a connu tous les chefs d’État depuis Senghor, rend visite à Macky Sall. Il menace de fermer l’entreprise, et de laisser ses employés sur le carreau. Fin des importations.
Mais l’épisode a laminé les comptes de la CSS. La compagnie, qui réalise habituellement des bénéfices de l’ordre de 10 millions à 15 millions d’euros (pour un chiffre d’affaires de 100 millions d’euros), parvient de justesse à se maintenir à l’équilibre. La trésorerie est engloutie.
« La garantie financière de Jean-Claude Mimran nous a permis d’emprunter afin de redresser la situation. Mais il faudra trois ans pour y parvenir », assure le directeur général, qui craint de nouveaux revers politiques et une prochaine alternance.
À 300 km des plantations, à Dakar, Alioune Sarr, le ministre du Commerce, assure que le secteur est désormais parfaitement régulé : « Le directeur général de la CSS est l’homme le plus heureux du monde : le système marche très bien aujourd’hui. » S’il se garde de commenter la crise de 2013, le ministre insiste sur le fait que les importations servent à combler le déficit entre la production de la CSS et la consommation du pays, qui augmente.
Éliminer les besoins d’importations
En 2014, 27 000 tonnes d’importations ont été autorisées. Pour 2015, aucun quota n’a encore été défini. Justement, Mimran a pour objectif d’éliminer définitivement les besoins d’importations. À Richard-Toll, le complexe achève un grand lifting qui coûtera plus de 120 millions d’euros à l’entreprise, dont le capital est uniquement privé.
Adopté après l’arrivée d’André Froissard en 2008, le plan KT 150 vise à atteindre rapidement une production de 150 000 tonnes par an, pour s’adapter à la taille du marché local. « Par sécurité, les dimensions de l’usine sont établies sur une production de base de 200 000 tonnes, parce qu’il faudra accompagner la croissance démographique, la consommation et peut-être même exporter », avance le directeur général, qui dit avoir trouvé des installations « déliquescentes » à sa nomination.
Record
« Il était temps, c’est une entreprise à l’ancienne qui a besoin de se rénover », glisse un chef d’entreprise. À quinze minutes de route de l’usine (le temps de traverser les plantations), de jeunes pousses irriguées au goutte-à-goutte sont plantées sur des centaines d’hectares supplémentaires. Une chaudière a été construite pour rentabiliser au mieux la production d’énergie à partir des résidus de canne. Surtout, l’usine bénéficie d’équipements plus performants et d’un nouveau directeur, Igor Djoukwe.
Recruté six mois plus tôt et présenté avec fierté comme un « spécialiste mondial » des raffineries de sucre, il semble déjà enregistrer de bons résultats. « Nous sommes passés de 650 à 800 tonnes de sucre produites par jour, triomphe ce Camerounais naturalisé allemand devant le tableau noir qui rappelle aux ouvriers les rendements du jour et les objectifs de la campagne. Jamais la CSS n’était allée jusque-là, c’est un record. »
Aliko Dangote est venu ici en avion et a annoncé qu’il allait planter 20 000 ha. Cinq ans après, on attend toujours », ironise André Froissard.
À ce rythme, l’objectif est à portée de main. Mais le sauvetage du monopole n’est pas gagné pour autant. Le milliardaire nigérian Aliko Dangote, roi du sucre dans son pays, s’annonce depuis quelques années au Sénégal.
« Il est venu ici en avion, il a regardé ce que nous faisions et a annoncé qu’il allait planter 20 000 hectares. Cinq ans après, on attend toujours », ironise, mâchoires serrées, André Froissard. Là encore, les menaces de Mimran de « démonter Richard-Toll » semblent avoir été entendues. Mais la CSS n’est pas tranquille pour autant.
Selon certaines sources, l’homme d’affaires projetterait désormais de construire une raffinerie à Dakar en partenariat avec les « commerçants » pour importer du sucre roux et le transformer sur place, comme il le fait déjà au Nigeria.
Si l’avocat sénégalais du groupe Dangote dit qu’aucun projet de ce type n’est en cours, le ministre du Commerce souligne que la concurrence profite aux consommateurs : « Nous invitons tous les industriels à s’installer au Sénégal, sans exception, dans tous les secteurs. »
Preuve que la porte est ouverte, Dangote vient d’ailleurs d’inaugurer une cimenterie près de Thiès, malgré les protestations des concurrents.
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