Hereros et Namas de Namibie : le premier génocide du XXe siècle sort de l’oubli
Cent dix ans après, le génocide des Hereros et des Namas, l’un des épisodes les plus noirs de l’histoire africaine, reste méconnu. Élise Fontenaille-N’Diaye publie deux livres essentiels qui rappellent les faits.
"Là-bas, un soldat allemand trouva un bébé herero d’environ neuf mois qui gisait dans les buissons, pleurant. Il l’a amené dans le camp où j’étais. Là, les soldats ont formé un cercle et se sont lancé l’enfant comme s’il s’agissait d’un ballon. L’enfant était blessé, terrifié, et pleurait. Au bout d’un moment, ils en ont eu assez, et un des soldats, après avoir fixé sa baïonnette à son fusil, a dit qu’il allait l’attraper. L’enfant fut lancé vers lui et le soldat l’a rattrapé en l’embrochant sur sa baïonnette."
Ce témoignage est celui d’un certain Jan Cloete, un Baster d’Omaruru qui, au début du XXe siècle, fut un temps guide pour l’occupant allemand dans la région du Waterberg (Namibie actuelle). Il a été recueilli en 1917 dans le Sud-Ouest africain par un jeune major d’origine irlandaise, Thomas O’Reilly, juge de formation, mandaté par les Britanniques. Bien que comptant parmi les plus atroces, il n’est pas unique en son genre : jeune idéaliste sidéré par l’horreur qu’il découvrait, Thomas O’Reilly en a rassemblé 70 du même ordre.
Dans les 200 pages de son rapport final, connu sous le nom de "Blue Book", il n’en a gardé que 49. C’est suffisant pour mesurer l’ampleur du premier génocide du XXe siècle, avant que les Arméniens, les Juifs et les Tutsis, entre autres, ne subissent comme les Hereros une implacable volonté d’extermination. Enfin, ce serait suffisant si ce "Blue Book" était véritablement public. Mais, pour l’heure, il n’existe que dans la mémoire numérique d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud), où – et c’est tout à son honneur – la romancière française Élise Fontenaille-N’Diaye l’a redécouvert et utilisé pour la rédaction de deux ouvrages. Un récit sobrement baptisé Blue Book et un court roman destiné à la jeunesse, Eben ou les yeux de la nuit.
"Très peu de gens connaissent cette histoire, dit-elle, très peu en ont entendu parler. Aucun lieu de mémoire, aucun musée n’y fait référence, seuls quelques historiens se sont penchés sur la question à titre individuel." Depuis des années, Élise Fontenaille-N’Diaye fouille avec détermination les plaies toujours ouvertes de la colonisation. Peut-être à cause de son père, farouche anticolonialiste, ou du grand-père de son père, le général Mangin, qui commanda la Force noire durant la Première Guerre mondiale, après avoir été le Boucher du Maroc et avant d’occuper la Rhénanie en vainqueur… "Plus j’en apprends sur la colonisation, plus je découvre des choses atroces – avec cette impression d’aller de cauchemar en cauchemar. Les Allemands, à l’époque, ont même réalisé des cartes postales de leurs plus horribles méfaits !" affirme-t-elle.
Le Sud-Ouest africain : camp d’entraînement des futurs nazis
Comme Anne Poiret dans son documentaire Namibie : le génocide du IIe Reich, diffusé il y a deux ans, Fontenaille-N’Diaye soutient la thèse selon laquelle le Sud-Ouest africain fut d’une certaine manière "le camp d’entraînement des futurs nazis".
La litanie des noms que l’on retrouve parle d’elle-même. En 1885, le gouverneur envoyé par Bismarck comme haut-commissaire du Reich s’appelle Heinrich Göring : c’est le grand-père d’Hermann, futur proche de Hitler. Quant à Eugen Fischer, le médecin anthropologue qui débarque à Swakopmund vers l’âge de 30 ans, il a été formé par Alfred Ploetz, le fondateur de l’eugénisme allemand, et son ennemi principal est le métissage, qui entraînerait la dégénérescence de la race blanche. Ses idées, qu’il pense confirmées par les mesures de crânes, donneront naissance à un livre, Fondements de l’hérédité humaine et principes d’hygiène raciale, dont de nombreux passages se retrouvent dans Mein Kampf… Pis, le principal disciple de Fischer sera un certain Josef Mengele – le tristement célèbre "médecin" d’Auschwitz…
Le principal disciple de Fischer sera un certain Josef Mengele – le tristement célèbre "médecin" d’Auschwitz…
Bien sûr, ces filiations sont indirectes. Le bras exterminateur du Reich qui arrive dans le Sud-Ouest africain le 11 juin 1904 s’appelle en réalité Lothar von Trotha. Sa réputation le précède, il a déjà fait preuve d’une brutalité sans limites en Afrique de l’Est et, surtout, en Chine. D’ailleurs, il vient accompagné d’un fidèle officier qui a réprimé à ses côtés la révolte des Boxers, Franz von Epp, futur nazi qui présidera la Ligue coloniale du Reich. L’objectif de Von Trotha ? Il est simple et se traduit en un seul mot : Vernichtungsbefehl ("ordre d’extermination"). Il est vrai qu’en janvier 1904 les Hereros emmenés par Samuel Maharero ont eu l’audace de se révolter contre les violences – viols, coups de sjambok, pendaisons arbitraires – dont ils faisaient l’objet, tuant 123 colons allemands. Mais on ne rigole pas avec le Kaiser…
En août 1904, Von Trotha encercle les Hereros qui ont commis l’erreur de se rassembler et lance l’ordre d’un massacre sans pitié, n’épargnant ni les vieux, ni les femmes, ni les enfants. Les blessés sont achevés à la baïonnette et les fuyards n’ont d’autre issue que de rejoindre le désert… où la Schutztruppe a préalablement empoisonné les rares puits. Les survivants sont envoyés en Konzentrationlager ("camp de concentration"), notamment sur un îlot battu par les vents, au large de Lüderitz : Shark Island. Tout comme les Namas, qui eux aussi ont commis l’erreur de se rebeller contre l’oppression.
"Viols collectifs de jeunes filles, corrections sanglantes à coups de sjambok, bastonnades d’enfants jusqu’à ce que mort s’ensuive", écrit Fontenaille-N’Diaye. Mais, sur Shark Island, l’horreur ne s’achève pas avec la mort : les corps des défunts sont jetés aux requins tandis que leurs têtes, décollées et bouillies, doivent être curées jusqu’à l’os par les prisonnières, avec des tessons de bouteille, pour être envoyées en Allemagne, où elles seront étudiées et mesurées afin d’étayer les théories raciales en cours. Sur les 3 500 Namas et Hereros envoyés sur l’île, il en reviendra moins de 200.
"Bien trop horrible pour être écrit"
En Afrique du Sud, mais aussi à Berlin, quelques protestations se font entendre. En 1905, un missionnaire allemand, Friedrich Vedder, écrit : "Je ne puis donner les détails des atrocités dont j’ai été le témoin, particulièrement sur les femmes et les enfants. Très souvent, c’est bien trop horrible pour être écrit." De mauvais gré, l’empereur envoie Friedrich von Lindequist remplacer Von Trotha… et achever discrètement le travail. Ce qu’il fait, tout en donnant corps à ses rêves d’amoureux de la nature en créant le parc national d’Etosha, en 1907.
L’enquête de Thomas O’Reilly, le "Blue Book", sera réalisée dix ans plus tard et envoyée à Londres au ministère de l’Intérieur, en septembre 1918. L’idée : accabler les Allemands vaincus lors de la Première Guerre mondiale afin d’obtenir des réparations et, bien sûr, rafler leur colonie du Sud-Ouest africain, où l’on a découvert des mines de diamants. Le "Blue Book" fera un peu parler de lui lors de la signature du traité de Versailles, avant de tomber dans l’oubli, comme son rédacteur décédé – officiellement – de la grippe espagnole en 1919.
Selon Fontenaille-N’Diaye, un accord liant l’Allemagne et le Royaume-Uni aurait entraîné la destruction de la grande majorité des exemplaires du "Blue Book" – après que le gouvernement allemand eut menacé de publier un "White Book" contenant toutes les horreurs commises par les Britanniques dans leurs colonies… "J’ai été sidérée par l’escamotage organisé, explique Élise Fontenaille-N’Diaye. C’est pour ça que j’ai décidé d’écrire ces livres et de rappeler que le premier génocide du XXe siècle a visé des Africains."
En réalité, elle fait bien plus que cela en dressant les portraits sensibles des courageux chefs herero et nama, Samuel Maharero et Hendrik Witbooi, qui affrontèrent une indicible cruauté sans jamais abdiquer leur humanité. Plus de cent ans après, l‘Allemagne se contente toujours d’excuses formulées du bout des lèvres et se refuse à toute idée d’indemnisation. En Namibie, les descendants des génocidaires qui se sont approprié les terres des Hereros et des Namas jouent un rôle économique majeur…
Blue Book, d’Élise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 220 pages, 17 euros
Eben ou les yeux de la nuit, d’Élise Fontenaille-N’Diaye, Éditions du Rouergue, 66 pages, 8,30 euros
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