La guerre de l’info fait rage en Amérique latine
Au Brésil, en Argentine, au Venezuela ou en Équateur, les gouvernements s’efforcent de mettre au pas les médias privés. Parce que ces derniers ont entrepris de dénoncer la corruption ?
"Ricardo Berzoini prépare un projet de censure de la presse", s’indignait le magazine brésilien Veja, début janvier. Quelques jours auparavant, à peine nommé par Dilma Rousseff, le nouveau ministre des Communications avait annoncé l’ouverture d’un débat concernant la "régulation" des grands médias. L’idée n’est pas nouvelle. En 2002, déjà, l’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva l’avait évoquée, sans parvenir à la faire aboutir au Parlement. Cette fois, Berzoini prétend empêcher que le secteur de la communication soit dominé par quelques géants.
Et, de fait, dix grands groupes privés, parmi lesquels Globo, SBT, Folha, Estado, Abril, RBS, contrôlent la majorité des chaînes de télévision et de radio, des journaux et des magazines. À lui seul, Globo accapare 45 % des parts d’audience et 73,5 % de la publicité, soit trois fois plus que ses principaux concurrents. "Partager le gâteau de la communication de façon équitable"… "En finir avec les oligopoles"… Le ministre ne manque pas d’arguments, mais peine à convaincre. La mesure ne figurait d’ailleurs pas dans le programme électoral du Parti des travailleurs (PT) au pouvoir.
Si la plupart des journaux brésiliens sont de gauche et soutiennent la politique du gouvernement, ils se montrent plutôt critiques à l’égard du PT.
D’un autre côté, le gouvernement a ses raisons de vouloir surveiller de près les médias. L’an dernier, il est sorti très affaibli d’une campagne présidentielle marquée par la révélation de nombreux scandales de corruption. Pas une semaine sans qu’un journal évoque le dernier rebondissement de l’affaire Petrobras, la compagnie pétrolière nationale accusée d’avoir versé des pots-de-vin à des parlementaires pour la plupart membres du PT. Veja a pris une part active à cette guerre médiatique, n’hésitant pas à soutenir que Lula et Rousseff (à l’époque ministre de l’Énergie) "savaient tout". Si la plupart des journaux brésiliens sont de gauche et soutiennent la politique du gouvernement, ils se montrent plutôt critiques à l’égard du PT. Le mois dernier, la cote de popularité de Rousseff dans les sondages est passée de 42 % à 23 %.
Il va sans dire que le projet gouvernemental suscite de fortes résistances. Chef de file au Sénat du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), principal parti d’opposition, Aloysio Nunes juge par exemple "criminelle" cette tentative de mise au pas de la presse. Les opposants redoutent un rétablissement de la censure, une remise en cause de la liberté d’expression, comme en Argentine, au Venezuela ou en Équateur. Et il est vrai que Berzoini use des mêmes arguments que Cristina Kirchner, Hugo Chávez ou Rafael Correa…
Les partis traditionnels avaient perdu leur crédibilité
"Ces gens-là, explique la politologue colombienne Clara Riveros, ont tous été élus dans des périodes de crise, à des moments où les partis traditionnels avaient perdu leur crédibilité. Il leur fallait imposer leur vérité, et les médias étaient, de ce point de vue, un obstacle. C’est ainsi qu’ils sont devenus des ennemis à abattre. En Argentine, la bataille contre les médias n’a pas éclaté à l’époque de Néstor Kirchner, mais après l’élection de son épouse, en 2007." Deux ans plus tard, par le biais de l’adoption d’une nouvelle loi, la présidente a lancé l’offensive contre Clarín, le principal groupe de presse du pays, qui lui est ouvertement défavorable.
Clarín possède le quotidien éponyme, plus gros tirage de la presse locale, plusieurs stations de radio, ainsi que la chaîne de télévision Canal 13, leader en termes d’audience. Il contrôle par ailleurs 47 % des réseaux de télévision par câble. En 2011, son chiffre d’affaires s’élevait à 1,6 milliard d’euros. Il a fallu plus de deux ans pour que la justice se prononce sur la constitutionnalité de la nouvelle loi, qui est finalement entrée en vigueur à la fin de 2013.
Les gouvernements de certains pays n’ont nul besoin de légiférer pour contrôler les médias. Plutôt que de fermer des journaux, mesure toujours impopulaire, ils préfèrent les acheter. Au Venezuela, Hugo Chávez puis Nicolás Maduro, son successeur, ont fait taire presque toutes les critiques en créant un oligopole autour de la chaîne de télévision Telesur. Symbole de l’opposition au régime chaviste, Globovisión, la dernière chaîne privée, a été contrainte sous la pression de changer de propriétaire. Les médias publics appartenant au Système bolivarien de communication et d’information sont désormais majoritaires. Et les médias privés ont tendance à s’autocensurer par crainte de sanctions gouvernementales.
Au Nicaragua, le gouvernement de Daniel Ortega a lui aussi acheté de nombreux organes de presse. Et la première dame diffuse elle-même les informations "officielles". L’intimidation et l’autocensure sont monnaie courante. "Malgré tout cela, les médias privés réalisent un travail important, qui, le cas échéant, peut avoir des répercussions considérables, comme c’est le cas en Argentine avec l’enquête sur la mort du procureur Nisman", insiste Clara Riveros.
Un brouillon du procureur retrouvé dans une poubelle
Le 19 janvier, Alberto Nisman, qui enquêtait sur l’attentat de 1994 contre l’Amia, la mutuelle juive de Buenos Aires, est retrouvé chez lui au petit matin avec une balle dans la tête. Dans les heures qui suivent, pas un mot à la télévision nationale. Les chaînes privées, en revanche, couvrent l’information en direct jusqu’au soir. Deux semaines plus tard, Clarín publie un brouillon du procureur retrouvé dans une poubelle. Nisman y demandait l’arrestation de la présidente et de Héctor Timerman, son ministre des Affaires étrangères ! Lors de sa conférence de presse quotidienne en direct à la télévision, Jorge Capitanich, le chef de cabinet de la présidence, déchire avec affectation plusieurs pages du journal. Pour lui, ce ne sont là que "détritus et mensonges". Pourtant, une enquête de police confirmera ultérieurement l’existence du brouillon…
Le geste de Capitanich rappelle ceux de l’Équatorien Rafael Correa, qui, depuis son arrivée au pouvoir, en 2007, a déchiré une bonne demi-douzaine de journaux devant les caméras ! En conflit ouvert avec les médias privés, le président a, en juin 2014, fait voter une loi qui institue une nouvelle répartition des ondes à parts égales entre les médias publics, les médias communautaires et les groupes privés, qui trustaient jusqu’ici environ 80 % des fréquences.
Au Brésil, la loi de régulation des médias n’est encore qu’un projet et le gouvernement se heurtera probablement à de sérieuses difficultés jusqu’au sein de sa coalition pour le faire adopter. Au Congrès, Eduardo Cunha, le président fraîchement élu, y est hostile. "Deux scénarios sont possibles, explique un membre de la rédaction d’un grand quotidien contacté par téléphone (il juge prudent de conserver l’anonymat). Soit le gouvernement est trop occupé pour réussir à faire passer sa loi ; soit il joue le tout pour le tout et s’efforce de faire diversion en plein scandale Petrobras. Mais l’opposition ne laissera pas passer." Bref, au Brésil comme ailleurs, l’avenir de la liberté de la presse ne s’annonce pas sous les auspices les plus favorables.
Censure à la brésilienne
Le Brésil s’est classé en 2014 en 111e position du palmarès de la liberté d’expression dans le monde dressé chaque année par l’ONG Reporters sans frontières (RSF). Si la presse traditionnelle n’a, de ce point de vue, pas vraiment à se plaindre, tel n’est pas le cas de la presse numérique. Le Parti des travailleurs au pouvoir finance en effet un organisme, la Militância em Ambientes Virtuais ("Militantisme dans les environnements virtuels"), chargé de diriger et de mettre à jour les sites web et les comptes de réseaux sociaux qui lui sont favorables.
Des journaux en ligne comme Diário do Centro do Mundo, Opera Mundi ou Brasil 247 sont eux aussi contrôlés par le gouvernement et reçoivent en échange de nombreuses publicités de sociétés d’État (Banque du Brésil, Caixa Economica Federal, etc.). Une étude publiée cette année par le journal Folha de São Paulo montre que ces sites reçoivent, proportionnellement au nombre de leurs lecteurs, davantage d’aides que les médias traditionnels. Très critique envers le gouvernement, la présentatrice Rachel Sheherazade a pour sa part été limogée à la suite de pressions politiques par les propriétaires de SBT, le troisième groupe de télévision du pays.
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