Sénégal : Macky Sall, Karim Wade et Idrissa Seck… récit d’une guerre fratricide
Bien sûr, Macky Sall, Karim Wade et Idrissa Seck n’ont pas une goutte de sang en commun. Mais tous ont grandi dans l’ombre du « Vieux », rêvant de lui succéder. Abdoulaye Wade les a façonnés, soutenus, puis, au moins pour deux d’entre eux, lâchés. Depuis, c’est la guerre.
"Le destin d’un dauphin, c’est de s’échouer sur le rivage." Au moment où Abdoulaye Wade énonçait cet adage devant l’un de ses conseillers, début 2007, Idrissa Seck, qui passait pour son probable successeur, venait d’en faire l’amère expérience. Gloire montante de la scène politique sénégalaise, directeur de cabinet puis Premier ministre de "Maître Wade" après son élection en 2000, "Idy" ne s’attendait pas à être évincé quatre ans plus tard. Encore moins à se retrouver, dans la foulée, derrière les barreaux.
"Abdoulaye Wade est semblable au dieu Cronos, qui engloutissait sa progéniture", ajoute la même source. La légende prétend en effet que le roi des Titans avait été averti par une prophétie qu’un jour l’un de ses enfants le détrônerait. "Je n’ai pas de dauphin et je prie pour ne jamais en avoir", avait poursuivi le patriarche face à son confident.
Le 8 août, un congrès du Parti démocratique sénégalais (PDS, opposition) doit désigner celui qui portera la candidature du parti libéral lors de la présidentielle de 2017. Quant au remplacement d’Abdoulaye Wade à la tête de cette formation, dont il est le leader incontesté depuis sa création, en 1974, il faudra encore attendre. Car ledit congrès ne portera pas sur le renouvellement des instances du parti, mais uniquement sur l’investiture présidentielle. Autrement dit, le quasi-nonagénaire pourrait bien demeurer le numéro un du PDS même s’il n’est pas son futur candidat. Le doyen de la scène politique sénégalaise se résoudra-t-il un jour à passer la main ?
Karim Wade, le fils adoré
En politique, Abdoulaye Wade a eu successivement trois héritiers putatifs : Idrissa Seck, "le fils pressé" ; Macky Sall, "le fils discret" ; et Karim Wade, "le fils adoré". Au moment de son accession au pouvoir, Idrissa Seck occupe tout l’espace. "Il a rejoint Abdoulaye Wade dès l’âge de 17 ans, rappelle l’un de ses lieutenants, Thierno Bocoum. Il a été son directeur de campagne en 1988, à seulement 29 ans." Douze ans plus tard, il est l’initiateur de la "marche bleue" du PDS qui conduira Wade jusqu’au palais présidentiel. Entre Ngorsi ("le Gosse", en wolof) et Gorgui ("le Vieux"), la complicité semble indissoluble. "Il comprend ma pensée au quart de tour", confie un jour Abdoulaye Wade à propos de son fidèle second.
"À l’époque, le successeur de Wade ne pouvait qu’être Idrissa Seck", ajoute Thierno Bocoum. Nommé Premier ministre en novembre 2002, Idy se sent pousser des ailes. Mais très vite, il se retrouve dans la ligne de mire de tous ceux qui prennent ombrage de son influence : les cadres libéraux qui se verraient bien, eux aussi, en héritiers du chef vieillissant, mais également, selon divers observateurs, les héritiers biologiques du chef de l’État. Car, à la même époque, Karim et Sindiély, ses deux enfants, intègrent l’organigramme de la présidence.
"Plusieurs années après, Idrissa Seck s’interrogeait toujours sur les véritables motifs de sa disgrâce", témoigne un patron de presse qui a recueilli ses états d’âme. Une chose semble acquise : la stature gagnée par son Premier ministre a fini par faire de l’ombre au président. Dans les médias, on parle de "dualité à la tête de l’État". "Le jour où je lui ai dit que je pensais à lui pour me succéder, j’ai constaté sa métamorphose", confiera un jour Abdoulaye Wade en privé. En avril 2004, Idy est limogé. Son remplaçant est loin d’avoir son pedigree.
Ingénieur géologue devenu directeur général de la société pétrolière nationale avant d’enchaîner deux portefeuilles ministériels, Macky Sall est encore un cadre du PDS de moyenne envergure. Poussé sur le devant de la scène par Abdoulaye Wade avec, assure-t-on, la bénédiction de son fils Karim, il se chargera de planter le dernier clou dans le cercueil de son prédécesseur.
Macky Sall signe son arrêt de mort
En juillet 2005, soupçonné d’être impliqué dans une affaire de détournement, Seck est placé en détention. Il n’oubliera jamais que c’est Macky Sall qui a personnellement présenté au corps diplomatique le rapport de l’Inspection générale d’État à l’origine de l’affaire. Sept mois de prison plus tard, l’ancien dauphin, blanchi, retrouve la liberté avant de créer son propre parti – Rewmi.
Dans le même temps, le "fils discret", celui qui sait dissimuler ses ambitions, a pris du galon. Aussi humble que loyal envers celui qui lui a donné sa chance, Macky Sall battra le record de longévité des Premiers ministres de Wade. Quatre mois après avoir dirigé la campagne du président sortant, réélu en février 2007, il doit à son tour céder son fauteuil de Premier ministre. Comme lot de consolation, il atterrit à la présidence de l’Assemblée nationale.
Mais en 2008, tout bascule. Alors que la polémique enfle à propos d’éventuels détournements liés à l’organisation, à Dakar, du sommet de l’Organisation de la conférence islamique, un groupe de députés de la commission des finances envisage d’auditionner Karim Wade – chargé du dossier – pour lui permettre de s’en expliquer. Selon les principaux protagonistes de l’affaire, la démarche n’avait rien d’hostile. Mais en endossant la lettre de convocation, Macky Sall signe son arrêt de mort. La missive passe pour une initiative personnelle visant à mettre en difficulté le "fils adoré".
La riposte est immédiate. Une loi réduit le mandat du président de l’Assemblée de cinq ans à un an renouvelable. Comprenant que le glas a sonné, Macky Sall rend tous ses mandats électifs et crée son propre parti : l’Alliance pour la République (APR). Comme Idy, il se retrouve rapidement mis en cause dans le cadre d’une cabale judiciaire, pour blanchiment. Si l’affaire, dans son cas, ne dépasse pas le stade de la garde à vue, il en conservera une vive méfiance à l’égard de son mentor. Selon l’un de ses proches, il s’abstiendra pendant plusieurs années de laisser son bagage en soute lorsqu’il revient à Dakar en avion.
Manifestation hostile à la réforme constitutionnelle voulue par le président Wade à Dakar, en juin 2011.
© Rebecca Blackwell/AP/Sipa
Karim Wade, Ministre du Ciel et de la Terre
Pour nombre d’observateurs, ces deux sacrifices découleraient d’une même motivation : permettre à Karim Wade de prendre place sur la rampe de lancement censée le propulser vers l’Olympe. En 2009, son père lui confie pas moins de quatre portefeuilles ministériels d’importance. Il s’y fait un surnom : Ministre du Ciel et de la Terre. Dès lors, la rumeur – jamais confirmée explicitement par les intéressés – parcourt le pays : le seul successeur qu’Abdoulaye Wade ait jamais envisagé, c’est son propre fils. Une hypothèse néanmoins fragilisée par les divers handicaps de l’impétrant.
Ancien banquier d’affaires, Karim Wade n’a fait campagne qu’une fois – à Dakar, en 2009, et s’y est cassé les dents – et n’a ni la légitimité militante d’un Idrissa Seck ni l’enracinement d’un Macky Sall, capable de s’adresser au Sénégal profond en wolof, en sérère ou en pular. Sans compter qu’il cristallise sur sa personne la défiance d’un nombre croissant de Sénégalais envers le système Wade et que sa double nationalité l’empêche de se présenter. "Abdoulaye Wade n’a jamais songé à son fils biologique pour lui succéder, considère l’ancien conseiller. Il l’envisageait éventuellement en ministre des Finances, mais il jugeait que son assise politique était insuffisante."
Reste qu’en juin 2011 un projet de réforme constitutionnelle semble confirmer les soupçons : en catimini, Abdoulaye Wade tente de faire adopter une réforme constitutionnelle prévoyant qu’un tandem président/vice-président pourrait être élu au premier tour de la présidentielle avec seulement 25 % des suffrages exprimés. Pour l’opinion, la réforme est taillée sur mesure pour les Wade père et fils. On connaît la suite. Face à la fronde des Sénégalais, Wade retire son projet in extremis. Il maintient en revanche sa troisième candidature présidentielle consécutive. En mars 2012, tel Zeus, le fils du dieu Cronos qui avait été dissimulé à son père pour lui éviter un sort tragique, Macky Sall, le "fils discret", terrasse dans les urnes son géniteur en politique.
Idrissa Seck, cinquième au premier tour de la présidentielle
Devenu opposant à Macky Sall après un compagnonnage relatif de dix-huit mois, Idrissa Seck – qui avait dû se rallier au futur président au nom du "tout sauf Wade" – a vu la roue tourner. Arrivé cinquième au premier tour de la présidentielle, il n’est plus que l’ombre du fringant dauphin qu’il avait été dix ans plus tôt. Quant à Karim Wade, alors qu’il se préparait à une reconversion en tant que consultant international de luxe, il a été rattrapé par la "traque aux biens mal acquis", dont Macky Sall a fait son cheval de bataille.
Tandis que certains y voient un juste retour de bâton, d’autres soupçonnent un règlement de comptes par procuration. À travers son fils, c’est Abdoulaye Wade – intouchable – qui serait visé. Incarcéré depuis avril 2013, Karim Wade, qui a gagné en popularité à la faveur d’une procédure pour enrichissement illicite entachée de multiples dysfonctionnements, annonce depuis la prison de Rebeuss son intention de défier en 2017 celui qui, après avoir été adoubé par le clan familial, a laissé la justice sénégalaise le jeter aux lions. Même si, en privé, plusieurs cadres du PDS font savoir qu’ils n’ont pas l’intention d’entériner une succession dynastique à la tête du parti.
La Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei) pourrait bien leur faciliter la tâche. Passible d’une peine de dix ans d’emprisonnement assortie d’une éventuelle inéligibilité, Karim Wade rejoindra-t-il Idrissa Seck sur la plage où s’échouent les dauphins ? Abdoulaye Wade, quant à lui, a puisé dans les démêlés judiciaires de son fils une seconde jeunesse. Aujourd’hui comme hier, il est le principal opposant de la scène politique sénégalaise.
"Qu’ils rendent l’argent !"
"Je peux témoigner qu’aux premières heures de la traque aux biens mal acquis, Macky Sall voulait éviter que les personnes visées n’aillent en prison", affirme un habitué de la présidence. Le successeur d’Abdoulaye Wade espère alors que les principales personnalités soupçonnées de détournement de fonds publics seront prêtes à transiger discrètement.
Une approche pas forcément partagée par Aminata Touré, son énergique garde des Sceaux, qui estime que la justice doit passer, au risque de donner aux procédures judiciaires un aspect revanchard. Aujourd’hui, selon la même source, le chef de l’État n’a plus d’états d’âme : "Ces gens ont trop joué avec les Sénégalais, qu’ils rendent des comptes et remboursent l’argent !" Pour Macky Sall, affecté par les violentes attaques d’Abdoulaye Wade à son endroit, qu’il estime uniquement motivées par sa volonté de faire libérer son fils, il n’y a rien à négocier avant le terme du procès de Karim Wade. "Mais je ne serais pas étonné qu’il le gracie par la suite", envisage la même source.
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