Assia Djebar, la jeune fille et la mort
De Cherchell (Algérie) à Vrede (Afrique du Sud), les lettres du continent sont en deuil. À quelques heures d’intervalle, en ce début février, deux des plus grands auteurs africains sont morts. Assia Djebar et André Brink étaient, chacun à sa manière et chacun dans son style, des consciences du continent. Engagés dans leur temps, rompus au combat des mots, ils se sont battus livre après livre pour transformer des sociétés souvent injustes. Leur verbe va nous manquer.
Quelques jours après la mort d’Assia Djebar, le 6 février 2015, on ne peut manquer d’être frappé par l’émotion et le chagrin dont font état un très grand nombre de témoignages. Pourtant, l’écrivaine, atteinte d’une grave maladie, n’avait rien publié depuis son roman de 2007, Nulle part dans la maison de mon père (Fayard), dont on avait pu remarquer la tonalité très sombre – ce retour autobiographique sur son enfance et son adolescence ayant manifestement pour but d’évoquer une tentative de suicide commise par la jeune fille, encore étudiante, en 1953, et restée pour elle-même inexpliquée.
Il est certain que, depuis la terrible décennie noire des années 1990 en Algérie, Assia Djebar était obsédée par la disparition physique des êtres chers. Dans Le Blanc de l’Algérie (Albin Michel, 1995), elle évoquait toutes les morts tragiques qui endeuillaient son Algérie et qui la plongeaient dans une profonde douleur. Comme romancière, elle reportait cette idée de la mort sur la question de la langue. Oran, langue morte, c’est le titre d’un roman paru en 1997 (Actes Sud) où l’on notera la magnifique allitération, sorte de gong funèbre qui fait penser au Requiem de Mozart – puisque, avec Assia Djebar, les chefs-d’oeuvre de la musique ne sont jamais loin, justifiant le titre ici emprunté au célèbre quatuor de Schubert, La Jeune Fille et la Mort.
Dans ce que beaucoup considèrent comme son chef-d’oeuvre romanesque, L’Amour, la fantasia (Jean-Claude Lattès, 1985), la composition est empruntée à un modèle musical, voire même à plusieurs modèles, puisque Djebar puisait volontiers et volontairement aux deux sources de sa culture, la française et l’arabe.
Cette réflexion sur le rapport d’Assia Djebar à la mort n’est qu’un exemple, évidemment fort, du caractère très personnel, parfois très intime et très secret, d’une oeuvre dont il n’est pas sûr qu’elle ait été vraiment lue pour elle-même, tant le grand souci semble avoir été pendant longtemps de savoir si on était pour ou si on était contre, si elle trahissait l’Algérie ou si au contraire elle en était un admirable fleuron.
Une reconnaissance trop faible
Pour soutenir cette dernière thèse, dont on se demande pourquoi elle n’est pas plus évidente, il y a lieu d’évoquer les raisons qu’on a d’être reconnaissant à Assia Djebar, en Algérie comme en France et ailleurs dans le monde. On pourrait à ce propos jouer sur deux sens différents du mot "reconnaissance", car d’une part il s’agit de reconnaître en Assia Djebar un très grand écrivain, ce que l‘Académie française a fait à sa manière et c’est tout à son honneur (à elle, l’Académie !), et d’autre part de lui être reconnaissant pour ce qu’elle a incarné, souvent dans la difficulté et la douleur, une vie durant.
Il est d’ailleurs possible que la grande émotion qui se manifeste aujourd’hui soit liée à un sentiment plus ou moins conscient de culpabilité, dû au fait que cette reconnaissance-là a été trop faible, et parfois nulle ou déniée – ce dont Assia Djebar a beaucoup souffert, malgré d’incontestables succès, et qu’elle évoque encore dans son discours de réception à l’Académie française, où il est plus précisément question du rejet qu’elle a subi lorsqu’elle a voulu s’exprimer aussi par le cinéma.
On peut certainement expliquer les difficultés qu’Assia Djebar a connues dans sa carrière d’écrivain par son refus de toute concession, un refus qui d’ailleurs lui était naturel, non exhibé avec hauteur ou orgueil, mais senti comme consubstantiel au choix de l’écriture et plus généralement à sa manière d’être. Sans aller jusqu’à dire que ses oeuvres sont difficiles à lire, on ne peut manquer d’y remarquer la recherche d’un vocabulaire rare, d’une syntaxe complexe, et, à tous égards, le refus de la facilité.
On a pu en voir un exemple dans la construction de L’Amour, la fantasia qui vient d’être évoquée ; et pour s’en tenir à ce même livre, on en trouvera un autre dans un chapitre pris en particulier, celui que l’auteure consacre à l’un des plus épouvantables méfaits commis par l’armée de la conquête coloniale, les "enfumades" des grottes du Dahra, en 1845 : toute une tribu y périt d’étouffement, conformément à l’ordre donné par Bugeaud : "Enfumez-les tous comme des renards."
Sa hantise était de ne pas céder à des effets trop faciles alors même qu’ils semblaient s’imposer.
C’est un épisode que la narratrice connaît bien parce qu’elle a été aussi historienne, mais ici, on voit qu’elle ne veut pas s’en tenir à ce rôle et à cette fin emploie le pronom "je". Cependant, on découvre avec étonnement son refus prolongé de dire son émotion, il est même évident qu’elle ne cesse de lutter contre ce qui serait la tentation d’y céder, et cette émotion à laquelle elle résiste est aussi bien la sienne que celles des autres, au risque de les contrarier. On constate ici que sa hantise était de ne pas céder à des effets trop faciles alors même qu’ils semblaient s’imposer.
De toute l’oeuvre se dégage le même constat : s’il y a une attitude qui en est radicalement absente, c’est bien le populisme, ou la démagogie. On comprend que, pour cela, il lui a fallu décevoir quelquefois l’attente d’un public trop souvent nourri de tels effets – comment la littérature anticolonialiste aurait-elle pu faire le choix de l’en deçà et de la discrétion ? Assia Djebar était naturellement exigeante et se situait au niveau des plus grands, au risque d’aller à contre-courant, par exemple lorsqu’elle se réfère à Delacroix pour écrire son propre Femmes d’Alger dans leur appartement (Des Femmes, 1980), à une époque où le nationalisme régnant s’était donné pour ennemi principal la représentation orientaliste, à laquelle est pourtant attaché le nom de Delacroix.
Une expérience personnelle insolite
Autre exemple de la manière dont elle déjoue les images habituelles et attendues : dans son film La Nouba des femmes du mont Chenoua (1978), elle prend le parti de montrer dans un couple algérien le mari immobilisé, confiné à l’intérieur de la maison, tandis que la femme sort, explore et va à la découverte, ce qui n’a pu manquer de paraître déconcertant. Il s’agissait pour elle d’adopter une attitude qu’on pourrait dire expérimentale, impliquant le refus, voire l’inversion, des modèles courants.
Le grand mérite d’Assia Djebar, femme extraordinaire au sens propre du mot, ce qui veut dire qu’elle n’avait rien de commun, est de ne pas chercher à nous faire croire qu’elle est une femme "comme les autres", selon la formule rassurante à l’usage du grand public. Son expérience personnelle, forcément insolite, l’a amenée à confondre le travail d’écriture avec la douleur et la solitude. "Nulle part" est le mot clé de son dernier roman, amer constat de la rançon qu’il lui a fallu payer. Sachant qu’elle ne serait plus jamais "la fillette arabe allant à l’école main dans la main du père", mais forte pour toujours, à son insu même, de l’avoir été.
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