André Brink, conscience éclairée
De Cherchell (Algérie) à Vrede (Afrique du Sud), les lettres du continent sont en deuil. À quelques heures d’intervalle, en ce début février, deux des plus grands auteurs africains sont morts. Assia Djebar et André Brink étaient, chacun à sa manière et chacun dans son style, des consciences du continent. Engagés dans leur temps, rompus au combat des mots, ils se sont battus livre après livre pour transformer des sociétés souvent injustes. Leur verbe va nous manquer.
Il aimait Mozart, les femmes et la justice. Il restait, à presque 80 ans, porté par ce souffle de révolte propre à ceux qui n’acceptent ni les renoncements de l’âge, ni les aveuglements de la gloire, ni le poids de l’ordre établi. Il était écriture. Et il le resterait toujours, il l’avait promis à la fin de son autobiographie : "Tant que cela restera possible, je parlerai, je ne pourrai pas, je ne voudrai pas me taire. Tant qu’il y aura des bifurcations en chemin, je serai heureux d’emboîter le pas à l’hérétique Don Quichotte et je les emprunterai." (Mes bifurcations, Actes Sud)
Sa dernière bifurcation, son ultime chemin de traverse, André Brink l’a emprunté en plein ciel, le 6 février, dans l’avion qui le ramenait d’Europe en Afrique, entre ces deux continents qui l’avaient vu naître.
Deux lieux et deux dates de naissance, l’anecdote est connue des familiers de l’auteur. La première naissance, officielle, à Vrede, en Afrique du Sud, le 29 mai 1935, dans une famille afrikaner ; son père est magistrat, sa mère institutrice.
La seconde, politique, intellectuelle et littéraire, à Paris, sur un banc du jardin du Luxembourg, en mars 1960. Âgé de 24 ans, André Brink prend conscience de toute l’horreur dont sont capables les Blancs qui dirigent l’Afrique du Sud. Le 21 mars de cette année-là, dans un township de Vereeniging (Transvaal), des militants du Congrès panafricain manifestent pacifiquement contre l’imposition du "passeport intérieur" et pour l’augmentation du salaire journalier. Une interpellation tourne mal, les forces de l’ordre ouvrent le feu sur la foule, blessant 178 personnes et en tuant 69.
C’est notamment grâce aux livres de Brink que la France a découvert la sordide réalité de l’apartheid, confie son ami le traducteur et écrivain Georges Lory.
Lire l’oeuvre de Brink à l’aune de cette prise de conscience, qu’il qualifie lui-même de seconde naissance, demeure pertinent, à condition d’en saisir toute la complexité. Si le massacre de Sharpeville lui permet de prendre définitivement de la distance par rapport au camp des oppresseurs dans lequel il est né et dans lequel tout concourait à le maintenir, il lui offre aussi une liberté de pensée totale par rapport à tous les oppresseurs de tous les pays. Il saura s’en servir, même contre l’ANC, bien des années plus tard.
Formé à l’université de Potchefstroom en Afrique du Sud puis à la Sorbonne en France, André Brink publie son premier livre, L’Ambassadeur, en 1964. Mais c’est son deuxième opus, Au plus noir de la nuit, en 1973, qui assure son succès en Afrique du Sud. Et pas forcément pour des raisons littéraires puisque le livre est censuré par les autorités : paradoxalement, cette interdiction, qui est la première à frapper un Afrikaner, assure aussi une reconnaissance internationale au romancier.
"C’est notamment grâce aux livres de Brink que la France a découvert la sordide réalité de l’apartheid, confie son ami le traducteur et écrivain Georges Lory. Le prix Médicis étranger qu’il a obtenu en 1980 pour Une saison blanche et sèche assoit sa notoriété dans l’Hexagone et, d’une manière générale, son influence dans la sphère francophone, qui restera plus importante que dans la sphère anglophone. Une saison blanche et sèche est au plus près du cheminement de Brink, qui se rend compte qu’en son nom on a laissé se créer un État sinon totalitaire, du moins dictatorial."
"Graphomane"
Membre des Sestigers (Beweging van Sestig, "mouvement des années 1960") avec Breyten Breytenbach et Ingrid Jonker notamment, Brink reste fidèle à l’Afrique du Sud, où il enseigne, où il lutte, malgré toutes les difficultés que cela implique. Son rôle de passeur, il l’assume pleinement, faisant connaître dans son pays des auteurs français tel Albert Camus, qu’il admire au plus haut point, n’hésitant pas à se faire traducteur – il écrit l’afrikaans et l’anglais, parle couramment le français – tout en menant de front sa propre oeuvre.
"C’était un homme d’une très grande culture, poursuit Lory. Il avait tout lu, il traduisait de grands auteurs en afrikaans et s’intéressait à ce qui se passait ailleurs. Très concentré sur son oeuvre, il était aussi doté d’une grande capacité de travail. J’assume même le terme de "graphomane" !"
Hyperproductif, André Brink publiera ainsi plus d’une vingtaine de romans – le dernier paru en français en septembre 2014, Philida, avait d’ailleurs fait l’objet d’une chronique dans ces colonnes. Inspirés par le présent comme par des faits historiques méconnus, ses livres aux titres qui se répondent (Un instant dans le vent, Un turbulent silence, Au-delà du silence, Un acte de terreur, L’Amour et l’Oubli, Rumeurs de pluie…) montrent un souci constant et lucide de l’humain.
En 2009, lors de la publication de Mes bifurcations en français, il confiait ainsi à Jeune Afrique : "Je défends l’idée d’une écriture qui prenne en compte les problèmes humains, les angoisses et les soucis de l’individu, dans un monde de plus en plus complexe, de plus en plus confus, et qui aille jusqu’à se saisir à bras-le-corps des grandes questions politiques et sociales."
De facture classique, son écriture pouvait se faire bien plus lyrique que celle d’une Nadine Gordimer ou d’un J.M. Coetzee, les deux Prix Nobel de littérature sud-africains. Personnage attentif et réservé, de nature plutôt calme, André Brink pouvait sortir de ses gonds et se comporter en véritable tribun. "Je suis allé en Israël, j’ai visité la Palestine au début de ce siècle, j’ai vu ce qu’il s’y passait, et c’est avec horreur que j’ai reconnu dans la situation des Palestiniens ce qu’étaient les conditions de vie de mes compatriotes noirs durant l’apartheid", nous déclarait-il en 2009.
À cette époque, il se montrait assez indulgent envers le président sud-africain Jacob Zuma. Quatre ans plus tard, lors du festival Étonnants Voyageurs à Brazzaville (Congo), il avait radicalement changé d’avis : "Les promesses de 1994 ne sont pas au rendez-vous, déclarait-il. Les années Mandela n’ont rien à voir avec les années Zuma, qui est en train de démanteler l’héritage de Madiba. L’obscénité de la splendeur du complexe de Nkandla me rappelle les délires du Roi-Soleil et des monarques européens de l’époque."
Un peu plus tard, en bon optimiste qu’il était, il tempérait pourtant : "On en a fini, malheureusement et heureusement, avec les espoirs outrés qui ont suivi l’arrivée de Mandela au pouvoir. On a connu le meilleur, et le pire. Il faut désormais recommencer à nous inventer et à nous définir, comme un peintre face à un tableau blanc. Il faut recréer toutes les possibilités de ce pays de merveilles et de magie."
Se donner la possibilité de renaître, réensorceler le monde, c’est peut-être là une définition de la littérature. Ou de l’amour. "J’ai connu plusieurs naissances au cours de ma vie. La toute dernière, c’était à l’aéroport de Vienne. Une jeune femme est venue me chercher à l’aéroport, et maintenant nous allons nous marier. C’est une nouvelle vie qui commence", racontait-il en 2006 alors qu’il venait de rencontrer Karina, qui serait la dernière de ses épouses.
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