France : nouveaux musulmans, laïcité et communautarisme
Responsable du Bureau central des cultes au ministère de l’Intérieur, Bernard Godard évoque la constitution progressive d’un islam spécifiquement occidental, ses relations avec la laïcité et les réactions hostiles qu’il provoque chez nombre de non-musulmans. Interview.
Foulard coincé dans un vieux pull et barbe de trois jours grisonnante, Bernard Godard tient plus du khâgneux attardé que du flic antiterroriste qu’il fut pourtant dans les années 1980. Né au Maroc et marié à une Algérienne, cet ancien capitaine des renseignements généraux a commencé à se pencher sérieusement sur les questions musulmanes au moment de la révolution iranienne, en 1979-1980. En 1997, changement de cap.
Godard reste au ministère de l’Intérieur et continue de travailler sur l’islam, mais au Bureau central des cultes. Chargé des relations des pouvoirs publics avec les musulmans de France, il délaisse les questions spécifiquement sécuritaires pour devenir l’un des architectes du Conseil français du culte musulman (CFCM) mis en place par Nicolas Sarkozy en 2003. Place Beauvau, les ministres passent, Bernard Godard reste. "Plus pour très longtemps", nous a-t-il confié au 57 bis, rue d’Auteuil, où il est venu nous présenter son dernier livre, La Question musulmane en France (Fayard), en librairie le 18 février.
Jeune Afrique : Après Les Musulmans en France (2007), pourquoi revenir sur la question ?
BERNARD GODARD : Le livre précédent portait sur le culte musulman et la religion. Il fallait que les fonctionnaires chargés de la gestion du fait religieux, et en particulier de l’islam, comprennent à quoi ils avaient affaire. Dans un souci de pédagogie, j’avais donc rédigé cette sorte de manuel. La laïcité, la place de l’islam… À l’époque, ces notions étaient encore relativement claires. Mais à partir de 2005-2006, tout a dérapé.
Le débat sur l’identité nationale de Sarkozy en est responsable, mais il correspond à une tendance que l’on retrouve aux Pays-Bas, en Belgique ou au Royaume-Uni. Dans une large fraction de l’opinion, on passe alors de "les islamistes sont les extrémistes de l’islam" à "l’islamisme, c’est l’islam, et l’islam, c’est le problème". Ce livre expose concrètement de quelle manière sont en train de se construire l’islam de France et l’islam d’Occident.
Un islam d’Occident ?
L’islam en Europe, en Amérique et, de manière générale, dans le monde occidental n’est pas le même que dans le reste du monde. Curieusement, l’islam est très bien étudié par les chercheurs français dans ses zones géographiques traditionnelles, mais il y a une zone grise dont on ne parle jamais : l’islam qui est en train de s’inventer en Europe et en Amérique.
On assiste à la construction d’une identité musulmane qui a des spécificités européennes tout en puisant ses sources dans le monde islamique. Cette construction peut se résumer à un phénomène identitaire, l’apparence vestimentaire par exemple, mais elle correspond aussi en profondeur à une sorte de retour de foi, dans des formes il est vrai pas du tout traditionnelles. Cela devrait poser question aux religieux musulmans qui n’ont pas encore inventé une manière de vivre l’islam en Occident, sur une terre très laïcisée comme la France. Il y a dans cette construction de l’islam occidental des choses sympathiques, d’autres qui le sont moins et qui provoquent chez des non-musulmans une irritation souvent exagérée, mais parfois fondée.
La construction de l’islam américain suit-elle le même processus ?
L’islam d’Amérique du Nord a bien sûr une histoire spécifique par rapport à l’islam d’Europe, mais les deux sont liés : dans les deux cas, les musulmans sont minoritaires. Les musulmans de France ou d’Angleterre regardent beaucoup ce qui se passe aux États-Unis et au Canada pour faire valoir que leurs coreligionnaires y sont généralement mieux traités.
Il y a des différences, mais aussi des points communs, une sorte de solidarité identitaire. Pour s’en convaincre, il n’est qu’à remarquer le succès en France de la série canadienne La Petite Mosquée dans la prairie ! De la même manière, quand on est français musulman, on regarde beaucoup plus comment se vit l’islam en Suède ou au Royaume-Uni qu’au Maroc ou en Algérie, en dépit de l’influence que peuvent exercer ces pays.
Certains y voient une forme de communautarisme…
Attention, il ne s’agit pas du communautarisme d’il y a vingt ans, traditionnel et replié sur lui-même, qui n’était pas propre à tel ou tel pays maghrébin mais à toute diaspora et qui a tendance à s’effacer avec le tarissement relatif des flux migratoires. Quand on parle aujourd’hui de communautarisme, on entend quelque chose qui, à rebours du repli sur soi, vise à adapter la société aux besoins d’une collectivité religieuse. Cela revient par exemple à demander une salle de prière à l’université ou des repas halal à la cantine.
Et puis il y a un communautarisme exacerbé qui consiste à dire "pour nous défendre des agressions, nous devons nous affirmer comme musulmans". Il est le fait d’une minorité comme les militants du Collectif des musulmans de France, très inspirés par le discours d’un Tariq Ramadan. Il vise à recréer une identité sur le plan éthique, mais aussi à intervenir dans le champ social et politique. Il introduit l’idée que l’affirmation communautaire ne relève pas que de l’éthique mais serait une manière de se constituer en lobby. Et les lobbies n’ont rien d’éthique.
Ce communautarisme politique a-t-il un avenir en France ?
Jusqu’à présent, toutes les tentatives en ce sens ont échoué. Les votes peuvent certes être influencés par la position de tel homme politique sur la question de l’islam, mais celui-ci peut très bien ne pas être musulman. Et qu’est-ce que cela voudrait dire, être un élu musulman ? Quand ils sont élus ou accèdent à de hautes fonctions, les jeunes Français d’origine ou de croyance musulmanes ne se définissent jamais comme tels et s’opposent au lobbying confessionnel.
Ce nouveau communautarisme défensif va-t-il de pair avec la montée de l’islamophobie ?
On assiste depuis une vingtaine d’années à une "essentialisation" de l’islam, qui nie la diversité de ses origines et de ses évolutions. Les gens sont aujourd’hui moins définis comme arabes ou maghrébins que comme musulmans. L’illustration la plus spectaculaire en a été, en mars 2012, la remarque de Sarkozy sur les Français "musulmans d’apparence".
En France, les sentiments islamophobes sont exacerbés en raison de l’interprétation que l’on a de la laïcité.
En France, le discours antiarabe issu de la vision colonialiste et renforcé par l’arrivée en masse des pieds-noirs chrétiens et juifs après la guerre d’Algérie a laissé place à un discours évoquant une "guerre des civilisations", à une islamophobie huntingtonienne qui s’inspire d’un vieux fond protestant évangélique. Il y a vingt ans, il n’y avait pas un rejet aussi fort de l’islam. En France, les sentiments islamophobes sont exacerbés en raison de l’interprétation que l’on a de la laïcité.
Cela va en effet de pair avec le renforcement du communautarisme militant. Bien sûr, il faut dénoncer sans pitié l’islamophobie, mais comme je le rappelais récemment de manière un peu provocatrice à des imams réunis à Bobigny : "Attention ! Si vous dépassez les bornes, si vous n’expliquez pas pourquoi, vous créez des monstres."
Quel genre de monstres ?
Le genre des frères Kouachi.
Le jihadisme n’est-il qu’une idéologie contestataire destinée à séduire les jeunes, comme il y en a eu d’autres dans le passé ?
C’est plus que de l’idéologie. Ces jeunes vont certes y chercher un certain "réenchantement du monde", mais c’est beaucoup plus puissant que les mouvements de jeunes style Mai 68 ou qu’Action directe. L’idéologie contestataire naissait de mouvements politiques auxquels correspondaient des partis. Le jihad ne prospère pas sur un terreau politique constitué, mais dans une forme de désespérance, de repli, de besoin d’aller chercher ailleurs…
Le fait que le jihadisme se développe sur internet, dans un univers où il n’y a pas de sanction, est un trait de cette spécificité de l’islam d’Occident dont je parlais. Nous ne sommes certes pas devant un phénomène qui n’existerait pas ailleurs dans le monde musulman : trois mille Tunisiens sont membres de l’État islamique. Mais il ne s’y produit pas de la même manière ni selon les mêmes processus. Du coup, les religieux sont décontenancés. C’est pourquoi, à mon sens, il s’agit d’abord de réapprendre aux gens ce qu’est la religion en tant que confession, en tant qu’éthique, et non comme voie de contestation sociale et politique.
La Question musulmane en France, de Bernard Godard, Fayard, 352 pages, 20,90€
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