Yémen : les yeux plus gros que le ventre des houthistes

Maîtres de facto du pays depuis la prise de Sanaa, le 20 janvier, et la démission du président de la transition, les houthistes ne savent pas vraiment quoi faire d’un pouvoir trop facilement conquis.

Miliciens houthistes dans les rues de Sanaa, le 22 janvier. © Hani Mohammed/AP/Sipa

Miliciens houthistes dans les rues de Sanaa, le 22 janvier. © Hani Mohammed/AP/Sipa

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 25 février 2015 Lecture : 6 minutes.

Un État sans chef ni gouvernement, des provinces qui ne répondent plus à la capitale, des milices qui s’affrontent du Nord au Sud, une armée divisée et impuissante dont les arsenaux sont pillés… Engagé après que la révolution de 2011 a eu raison du président Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis 1978, le processus politique mis en oeuvre pour stabiliser le Yémen a pris des allures de transition vers le chaos. Le 20 janvier, l’assaut et la prise des bâtiments présidentiels et gouvernementaux de Sanaa par les houthistes avaient livré les rênes du pays à cette milice venue du Nord, amenant le président de la transition, Abd Rabbo Mansour Hadi, et son Premier ministre à la démission.

Les houthistes, qui se posent depuis 2004 en défenseurs des intérêts des zaydites, une branche du chiisme minoritaire dans le pays, affichent aujourd’hui un agenda plus national et consensuel. "Nous recherchons une transmission pacifique du pouvoir fondée sur la coopération, a déclaré, le 27 janvier, Abdel Malek al-Houthi, leur chef. Allons ensemble vers la coopération au lieu de nous affronter, de nous disputer et de nous battre." Mais l’ultimatum fixé au 4 février "pour parvenir à une solution et combler le vide", faute de quoi "la direction révolutionnaire se chargera d’arranger la situation de l’État", n’a rien donné.

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Le 6 février, les houthistes annoncent la dissolution du Parlement et mettent en place un Comité révolutionnaire dirigé par un cousin d’Abdel Malek, Mohamed Ali al-Houthi, devenu de facto chef de l’État. Un coup de force dénoncé par l’ONU, Washington, le Conseil de coopération du Golfe (CCG), mais aussi par le Congrès général du peuple (CGP), parti de l’ex-président Saleh, qui avait été le seul soutien des houthistes dans leur conquête de la capitale.

"Ils se sont unis contre l’ennemi commun, le parti Al-Islah des Frères musulmans, grand vainqueur de la révolution de 2011, mais aujourd’hui, il n’y a plus que deux acteurs dans la capitale : Saleh et les houthistes. Qui ne se font aucune confiance. Sous une forme ou sous une autre, le conflit était inévitable", explique Adam Baron, chercheur invité au Conseil européen sur les relations extérieures, qui a séjourné de 2011 à 2014 au Yémen.

Et, tandis qu’à Sanaa et dans les autres villes passées sous leur contrôle, les miliciens houthistes répriment sans ménagement les manifestations qui leur sont hostiles, investissent les campus universitaires et musellent les médias, Ahlam Mohsen, rédactrice en chef adjointe au Yemen Time, s’interrogeait, le 29 janvier : "Les houthistes disent qu’ils sont venus pour nous sauver d’une transition politique en faillite et pour réaliser les objectifs du soulèvement de 2011. Mais qui va nous sauver d’eux ?" Le 9 février, les miliciens zaydites acceptent de participer à un dialogue sous l’égide de l’ONU, trahissant leur inquiétude face à cet isolement croissant.

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Une exigence des houthistes : l’accès à la mer

"Qui sont les houthistes ?" se sont demandé, pour leur part, les médias internationaux au lendemain de la conquête des centres décisionnels de Sanaa. Le coup de feu du 20 janvier, qui semble les avoir surpris, comme les avait surpris la prise de Mossoul par l’État islamique en Irak, couvait depuis longtemps sous la cendre.

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Nostalgique de l’imamat zaydite qui a régné du IXe siècle à 1962 sur le nord du pays, cette rébellion s’est constituée en 2004 sous l’égide du chef politico-spirituel Hussein Badreddine al-Houthi. Affichant dans ses discours des positions violemment antiaméricaine et antisioniste, revendiquant une meilleure représentation au sein du pouvoir et cherchant à contrecarrer l’exportation du wahhabisme sunnite saoudien, le mouvement s’est baptisé Ansar Allah ("les partisans d’Allah"), mais a vite pris le nom de son fondateur.

La mort de Hussein Badreddine dès 2004, tué dans des affrontements avec l’armée yéménite, a galvanisé la rébellion. Ses trois frères lui succèdent, au premier rang desquels Abdel Malek, qui poursuit la lutte jusqu’au cessez-le-feu de 2010. La guerre du Saada avait alors fait 30 000 morts.

La menace chiite houthiste peut-elle fédérer les tribus sunnites, les milices fréristes et salafistes, et des jihadistes d’Aqpa ?

En 2011, les houthistes participent au renversement de leur ennemi mortel, le président Saleh. Mais l’accord de transition négocié sous le parrainage du CCG fait la part belle aux sunnites d’Al-Islah, émanation locale des Frères musulmans, farouchement hostiles aux houthistes, qui se sont estimés lésés. Profitant de la désorganisation de l’armée après les événements de 2011, les houthistes défont les milices fréristes et salafistes dans le Nord et étendent leur emprise sur le gouvernorat de Saada, à la frontière de l’Arabie saoudite, puis au-delà. Le 21 septembre 2014, profitant du mécontentement populaire provoqué par l’annonce de l’augmentation du prix de l’essence, la milice du Nord entre facilement dans la capitale, impose son ordre à la population et un accord de partenariat national pour la paix aux autorités de transition.

Cet accord, conclu en présence de l’émissaire marocain de l’ONU Jamal Benomar, visait à rééquilibrer les pouvoirs transitionnels, mais le projet de Constitution présenté en janvier privait les houthistes de l’une de leurs exigences : l’accès à la mer. C’est le prétexte de l’assaut contre les bâtiments présidentiels et gouvernementaux du 20 janvier. Pour Adam Baron, "ces conquêtes ont été très faciles, trop faciles… Ils sont maintenant piégés et ne savent pas vraiment quoi faire. Ils cherchent à exercer le maximum de pouvoir et à imposer leur agenda sans avoir à gouverner formellement le pays. Ils auraient voulu rester un parti d’opposition, mais la démission du président et du Premier ministre leur a coupé l’herbe sous le pied".

Une paranoïa qui pourrait dégénérer en violences communautaires

Autre écueil pour les houthistes : si le Nord zaydite leur est favorable, ils risquent de trouver beaucoup moins de soutien dans le Sud sunnite, dont la prise de contrôle ne pourrait se faire qu’au prix d’un bain de sang. La lutte contre Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (Aqpa), laquelle, ces dernières années, s’est taillé un sanctuaire dans le Centre et le Sud, est un prétexte à l’expansion militaire des houthistes. La menace chiite peut-elle fédérer les tribus sunnites, les milices fréristes et salafistes, et des jihadistes ?

"C’est le rêve d’Aqpa, constate Baron. Si le confessionnalisme qui structure les sociétés libanaise et irakienne n’était pas vraiment de mise au Yémen, la population commence hélas à se définir et à se positionner en termes confessionnels, et on assiste à la montée d’une paranoïa qui pourrait dégénérer en violences communautaires." Le Sud, enfin, réunifié avec le Nord en 1990, mais où le sentiment indépendantiste reste vivace, pourrait chercher à tirer parti de la situation.

Certes, les divisions de ses leaders entravent toute action dans ce sens, mais la grande question qui se pose à ce jour reste de savoir si l’unité du Yémen pourra survivre aux événements actuels. Comme celui du Caire avant le triomphe du maréchal Sissi, le peuple de Sanaa aspire d’abord à un retour à la stabilité, et nombre de révolutionnaires qui avaient hurlé, en 2011, à la chute d’Ali Abdallah Saleh se demandent si le retour du raïs déchu ou de l’un de ses fils ne devrait pas s’imposer… Pour Adam Baron, "le Yémen vit aujourd’hui sa période de plus grande incertitude depuis septembre 1962, quand la révolution a eu raison de la monarchie : un moment crucial dans l’histoire du pays".

Des chiites pas comme les autres

Les zaydites, que l’on ne trouve plus aujourd’hui que dans le nord du Yémen, sont adeptes de l’imam Zayd Ibn Ali, cinquième, et pour eux dernier, descendant du prophète Mohammed par sa fille Fatima, tué à Koufa en 739. Chiites, ils se distinguent des ismaéliens, qui reconnaissent deux imams de plus, et des duodécimains, la confession d’une majorité d’Iraniens et d’Irakiens, qui reconnaissent jusqu’au douzième imam.

La branche zaydite du chiisme est considérée comme la plus proche du sunnisme, ses adeptes étant restés fidèles aux califes non alides Abou Bakr as-Siddiq (632-634) et Omar Ibn al-Khattab (634-644). En 898, Al-Hadi Yahya Ibn al-Hussein fonda à Saada, dans les hauts plateaux du Nord-Yémen, l’imamat zaydite, qui perdurera jusqu’à la révolution républicaine de 1962. Ce système politico-religieux était dirigé par un descendant du Prophète élu, à la fois monarque et chef politique, militaire et spirituel.

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