Cameroun : l’armée face à la pieuvre Boko Haram
Notre envoyé spécial a suivi l’armée camerounaise à la frontière avec le Nigeria. Harcelée jour et nuit, cette dernière tente d’empêcher la secte islamiste de pénétrer sur son territoire.
Boko Haram, la sale guerre
Composée des troupes du Cameroun, du Niger, du Nigeria et du Tchad, la force régionale s’est lancée dans la bataille pour enrayer l’avancée de la secte jihadiste. Une course contre la montre est engagée pour détruire un ennemi insaisissable et multiforme.
"Ils lancent leurs attaques à partir de 3 h 30 jusqu’à 8 heures", explique le commandant en second de la base des Bataillons d’intervention rapide (BIR) de Kolofata, à l’Extrême-Nord du Cameroun. L’une des quatorze installées sur une portion de 400 kilomètres de la frontière partagée avec le Nigeria. La trentaine alerte, bilingue français-anglais, le capitaine Ibrahim Njankouo est formel : même s’il leur arrive de tenter des incursions au Cameroun en pleine journée, les fous de Dieu qui garnissent les rangs de Boko Haram sont avant tout du matin.
Le jeune officier se fonde sur des statistiques rigoureusement établies par les chefs de cette unité d’élite et projetées en salle de conférences. Jusqu’à présent, l’armée camerounaise se montrait réticente à dévoiler à la presse les coulisses de cette sale guerre. Mais ce 10 février, ils ont ouvert leurs bases aux journalistes, qu’ils ont conduits tour à tour à Kolofata, Kérawa, Amchidé, Fotokol… Quatre villes fantômes où l’on n’entend plus que le hululement sinistre d’un vent de sable. Partout, des impacts de balles… Puis un corps, gisant sur la berge de l’El Beid, cour d’eau qui sert de frontière naturelle entre le Cameroun et le Nigeria.
>> Lire aussi : Ce que l’on sait de l’attaque de Boko Haram à Fotokol
Un ennemi furtif et insaisissable
Au bout de dix mois de confrontation avec la secte nigériane, les Camerounais commencent à obtenir des réponses aux nombreuses questions soulevées par cette menace régionale sans équivalent. Ils ont esquissé le profil de cet ennemi furtif et insaisissable. Ibrahim Njankouo se base aussi sur sa propre expérience : "Dans la nuit du 27 au 28 mai, alors qu’on n’y voyait pas à dix mètres à cause d’un épais brouillard, 300 combattants de la secte ont surgi devant la base de Kolofata, se souvient-il. Ils avaient bien préparé leur coup. Nous savons aujourd’hui que des éclaireurs étaient venus en reconnaissance dans la journée, avaient observé nos va-et-vient, fait des estimations sur le matériel et les effectifs." Son récit sur le mode opératoire de Boko Haram est, au détail près, similaire à celui que nous livrerons plus tard d’autres chefs d’unité.
Par vagues régulières, les assaillants déboulent à bord de pick-up ou de motos. Aux avant-postes, ils positionnent des "crieurs", souvent très jeunes, dont la mission est d’impressionner les soldats en hurlant "Allahu akbar" – "Dieu est le plus grand" en arabe. Ils sont souvent les premiers fauchés par les tirs des assiégés. Ensuite, au milieu du groupe, des fantassins armés de kalachnikovs, soutenus par des véhicules armés d’une mitrailleuse, passent à l’attaque, tandis que d’autres cherchent le meilleur angle de tir pour leurs lance-roquettes afin d’atteindre le matériel roulant et le dispositif des militaires. À Kolofata, en mai, un blindé surmonté d’une tourelle pivotante renforçait ces effectifs.
Positionnés en retrait, les "ramasseurs de corps" s’affairent à récupérer leurs camarades tombés, quand ils le peuvent. Pour le BIR, cette macabre besogne n’aurait pour objectif que de délester les morts de leurs économies. Toujours est-il que leur zèle ne facilite pas le décompte des pertes subies par Boko Haram. "À la fin de cette attaque, nous avons estimé le nombre de tués à environ 146 personnes côté ennemi, poursuit le capitaine. Parfois, à la jumelle, on décompte ceux qui ont été transportés dans le camp des insurgés."
Les lycéens de Fotokol étudient, dans la peur d’une attaque. © Reinnier Kaze/AFP
Tireurs d’élite
À distance, "nous les observons pour repérer les meneurs, reconnaissables à leur attitude mais aussi à la possession d’instruments de guidage ou d’orientation, indique un officier. Ensuite, nous communiquons avec nos tireurs d’élite qui les "tapent" pour désorganiser la troupe. Lors de l’attaque de Kolofata, les soldats ont "neutralisé" au moins six généraux de Boko Haram". Par le passé, les Camerounais avaient éliminé d’autres chefs de la secte entrés sur leur territoire, dont celui de Banki (État de Borno, Nigeria). Peine perdue, l’hydre islamiste s’est aussitôt régénérée.
Lorsque la horde bat en retraite, le BIR la prend en chasse jusqu’à la frontière, que les soldats camerounais ont interdiction absolue de franchir. Sauf par des tirs d’artillerie pour tenter de toucher son sanctuaire. Des opérations menées par les artilleurs du Régiment d’artillerie sol-sol (Rass), très présents aux côtés des BIR, avec leurs canons de 155 mm d’une portée de 40 km. Le bilan à Kolofata, côté camerounais, a fait état d’un seul soldat tué. Au lever du jour, des surprises attendaient les hommes sur le champ de bataille : le matériel high-tech abandonné par les islamistes en fuite était inimaginable. Outre les armes, des boussoles et instruments de guidages par GPS, et du matériel de transmission dernière génération…
Si une partie du matériel de Boko Haram provient des bases militaires qu’il attaque, et même de pillages ciblés, comme ces 22 tonnes d’explosifs dérobés en 2014 à une entreprise chinoise de BTP opérant dans l’Extrême-Nord, la secte ne vole pas tout ce qu’elle possède. Elle en achète aussi une partie. Les Camerounais sont ainsi parvenus à déterminer l’origine de deux pick-up interceptés en octobre à Mora (chef-lieu de la région de Mayo Sava), alors que les insurgés étaient venus s’approvisionner en nourriture. Grâce à un ticket de péage, les enquêteurs ont appris que, quatre jours plus tôt, les véhicules avaient transité par Agadès, au Niger. Contactés, les Nigériens ont retrouvé le nom du propriétaire. Ses pick-up étaient inscrits sur un manifeste de 100 véhicules en provenance de Dubaï et débarqués dans un port libyen.
Sur la provenance et la constitution de leur arsenal, les rumeurs les plus folles circulent, notamment au sujet de trafiquants d’armes en lien avec le Soudan qui auraient livré des missiles Sam7. Aucune preuve ne l’atteste, mais les pilotes des hélicoptères de combat tchadiens ont tout de même intégré ce risque dans la préparation de leurs missions…
Des soldats tchadiens et camerounais tentent de traverser la rivière El Beid,
à la frontière entre le Cameroun et le Nigeria. © Stephane Yas/AFP
Le voile commence également à se lever sur les effectifs de Boko Haram. Les Camerounais estiment qu’il faut compter entre 13 000 et 15 000 hommes (bien plus que les 6 000 à 7 000 évoqués par les services français) pour pouvoir coordonner des attaques simultanées sur des points distants l’un de l’autre de plusieurs centaines de kilomètres. Ce chiffre pourrait expliquer l’acharnement de la secte à préserver ses axes d’approvisionnement en attaquant notamment les camps militaires. "Chaque homme a besoin de trois kilos de nourriture et d’eau par jour. Multipliez par trente jours et vous aurez le nombre de camions qu’il est nécessaire de faire circuler pour entretenir les troupes de Boko Haram", analyse un cadre de la Défense. L’armée estime le nombre de tués dans les rangs islamistes à environ 3 000 depuis le début des hostilités, mais la secte ne semble toujours pas déstabilisée.
Pronostic vital
Dans ses propres rangs, les unités s’efforcent de limiter les pertes humaines. Le 9 février, une dizaine de soldats du BIR, grièvement blessés deux jours plus tôt, ont été transférés par avion à l’hôpital militaire de Yaoundé. Ils n’ont pas 30 ans mais vont devoir vivre avec un handicap physique majeur. Ce jour-là, leur véhicule a sauté sur un "engin explosif improvisé" posé par les insurgés. Le pronostic vital de quatre d’entre eux serait toujours engagé. Depuis le début de cette guerre, 22 soldats de l’opération Alpha (le BIR) – une cinquantaine pour l’ensemble des unités camerounaises – ont perdu la vie en dix mois de confrontation quasi quotidienne avec la secte d’origine nigériane.
Engagée dans cette guerre depuis une dizaine de jours, l’armée tchadienne a elle aussi mesuré le risque encouru : elle déplore 13 décès et une cinquantaine de blessés, dont un général, eux aussi évacués à Yaoundé. À l’inverse de leurs confrères camerounais, qu’ils sont venus soutenir fin janvier, les soldats tchadiens ont le droit d’entrer en territoire nigérian. Le 3 février, ils ont franchi la frontière pour "nettoyer" la ville fantôme de Gamboru que la pieuvre islamiste étouffait depuis des mois, à l’instar de vingt autres villes du Nigeria. Depuis, les Tchadiens se sont établis dans cette localité et subissent eux aussi le harcèlement des islamistes, tandis que le BIR sécurise la ville voisine de Fotokol. À ce jour, les militaires dénombrent 114 accrochages dont 24 ont entraîné des pertes humaines et/ou matérielles. Pour l’état-major régional de l’armée, l’important est que "pas un centimètre de notre territoire ne soit occupé par Boko Haram".
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Boko Haram, la sale guerre
Composée des troupes du Cameroun, du Niger, du Nigeria et du Tchad, la force régionale s’est lancée dans la bataille pour enrayer l’avancée de la secte jihadiste. Une course contre la montre est engagée pour détruire un ennemi insaisissable et multiforme.
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