« Confidences et secrets d’État »

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  • Béchir Ben Yahmed

    Béchir Ben Yahmed a fondé Jeune Afrique le 17 octobre 1960 à Tunis. Il fut président-directeur général du groupe Jeune Afrique jusqu’à son décès, le 3 mai 2021.

Publié le 19 février 2015 Lecture : 7 minutes.

François Mitterrand a été élu président de la République française le 10 mai 1981 ; c’était sa troisième tentative. Il a battu Valéry Giscard d’Estaing, qui, au terme de son premier mandat de sept ans, n’a pas été réélu.

Les médecins de François Mitterrand ont diagnostiqué et lui ont révélé, avant même la fin de 1981, qu’il était atteint d’un cancer de la prostate. Mais le secret a pu être gardé et, bénéficiant d’une rémission de son cancer, François Mitterrand s’est fait réélire en 1988 pour un second mandat de sept ans.

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Qu’il a tenu à exercer jusqu’à son terme (en mai 1995) ; il est mort en janvier 1996, il y a donc dix-neuf ans.

La saga mitterrandienne, elle, est bien vivante : plusieurs anciens collaborateurs ou ministres de ce président hors norme, encore actifs, occupent la scène politique française, à un titre ou à un autre.

À bientôt 93 ans, Roland Dumas est sans doute le doyen de ces survivants de "l’ère Mitterrand". 

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Un humoriste a dit que François Mitterrand avait deux amis avocats comme lui : Robert Badinter et Roland Dumas. Il les a faits ministres : le premier, Badinter, à la justice, pour "le droit" ; le second, Dumas, aux relations extérieures, pour "le tordu".

Roland Dumas sait "qu’il passe pour un aventurier de la politique", mais il affirme que "c’est bien à tort" qu’on l’a classé dans cette catégorie. Il revendique une "liberté de ton" qui en fait une personnalité atypique et se définit comme un "mousquetaire de la politique".

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En 2011, sous le titre de Coups et Blessures, il avait déjà publié un livre de Mémoires où il promettait de livrer "cinquante ans de secrets partagés avec François Mitterrand" ; il récidive en publiant début 2015, chez le même éditeur parisien (Cherche Midi), Politiquement incorrect, un ouvrage imposant de 675 pages. Derechef, il promet de lever le voile sur de nombreux "secrets d’État et autres confidences".

J’ai lu le livre de Roland Dumas et voudrais partager avec vous quelques-unes de ses révélations, celles dont je pense qu’elles enrichiront votre connaissance de l’échiquier politique français de ces trente dernières années.

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La grande porte de la politique ne s’ouvre devant Roland Dumas qu’à la fin de 1984 : "Le 7 décembre, je suis nommé ministre des Relations extérieures dans le gouvernement de Laurent Fabius, en remplacement de Claude Cheysson. Chaleureuse passation de pouvoir. Il est cependant un peu amer. Aucune ambiguïté entre nous. Je lui fais part du souhait de Mitterrand de le faire nommer à la présidence de la Commission de Bruxelles. […] Je suis, à ce moment précis, saisi par un vertige, celui de devoir participer aux choses les plus élevées de la marche du monde, et pénétré de l’importance de la fonction."

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Comment François Mitterrand gère-t-il depuis le palais de l’Élysée les affaires africaines ? Roland Dumas raconte :

"L’instabilité du Togo est abordée au Conseil des ministres. Des différends frontaliers avec le Ghana en sont la cause. Le président rappelle la règle d’or : "La France n’a pas à intervenir militairement dans aucun de ces pays d’Afrique. Moi présent ici, il n’y aura pas d’intervention armée en Afrique."

Il se lance dans une vaste fresque historique sur la façon dont la colonisation a dessiné les frontières sans tenir compte des populations. "Mais s’agit-il d’un conflit tribal ou d’un débat démocratique dans lequel la dictature est ébréchée ? On me dit que l’opposition togolaise se fâche. Je constate qu’elle se fâche surtout à Paris, dans les officines, et en particulier rue de Solférino [siège du PS]. […] Ma doctrine est simple : intervention militaire, non, économique, peut-être, et surtout diplomatique." Il se tourne vers moi : "C’est à vous de jouer, monsieur le ministre…""

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Du sérieux, on passe au "politiquement incorrect" qui justifie le titre du livre.

La célèbre et redoutable juge d’instruction (française d’origine norvégienne) Eva Joly a dans son cabinet Bernard Tapie, qui, se sachant menacé d’aller en prison, joue le tout pour le tout.

""Madame le juge, puis-je vous dire un mot ?

Eva Joly : Je vous en prie, monsieur Tapie.

Lui : On m’a raconté que, lorsque l’on entre dans votre cabinet, on en sort ou pour aller en prison ou dans votre lit. Et moi, je n’aime pas la prison…

Elle : Arrêtez, monsieur Tapie, je pourrais vous faire inculper pour outrage à magistrat."

Je vérifie auprès de son avocat qui confirme la scène : "Oui, c’est vrai, et je ne savais plus où me mettre.""

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Roland Dumas n’hésite pas à décrire le Mitterrand intime, celui qu’il est seul à voir ou presque.

"Mitterrand a eu une aventure sérieuse avec une journaliste suédoise, Christina Forsne, qui était fort éprise. Elle était l’archétype des beautés du Nord qu’il affectionnait : grande, blonde, les yeux clairs et les pommettes hautes. Ils s’étaient rencontrés à Paris où elle était en poste pour différents médias, dont le quotidien Aftonbladet.

Elle m’appelait en pleine nuit pour savoir "où était François".

Les milieux bien informés disaient même que Mitterrand avait fait un enfant à la Suédoise. Il a su qu’elle avait mis au monde un garçon à Paris. Il m’avait fait cette réponse sibylline : "Roland, je sais qui est le père…" Un démenti "à tiroirs" qui me laissa perplexe : dénégation ou aveu ?"

Une autre fois, il décrit le Mitterrand préoccupé par la trace qu’il laissera :

"Je le trouve fâché par la parution du troisième tome de Verbatim. Jacques Attali me confirme qu’il ne lui a pas soumis le manuscrit avant parution. Lors d’une de mes visites vespérales à l’Élysée, je revois encore le président, le nez chaussé de ses lourdes lunettes d’écaille, relisant, plume à la main, les épreuves du premier tome de Verbatim et pester, en jetant le volume de côté : "Pff, ce n’est pas ‘écrit’, il faudrait tout refaire." Mitterrand ne se reconnaît pas dans les citations qu’Attali lui prête. "Il a forcé sur les guillemets", s’agace-t-il."

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Avant de terminer son second mandat, François Mitterrand a nommé Roland Dumas à la présidence du Conseil constitutionnel.

Dumas révèle que le Conseil aurait pu ou dû, en octobre 1995, invalider l’élection présidentielle du mois de mai.

"Les comptes de la campagne électorale d’Édouard Balladur accusent 10 millions de francs [1,5 million d’euros] de recettes inconnues. Le trésorier du candidat, Nicolas Bazire, les justifie par la vente de tee-shirts, explication peu convaincante. Mais on ne peut les invalider sans invalider ceux de Jacques Chirac, président élu dont les irrégularités sont de moindre ampleur."

Roland Dumas soutient que, le peuple ayant parlé, son vote s’impose à toute autre considération. Il a convaincu les membres du Conseil de ne pas invalider les comptes des deux candidats.

Et a ainsi, assure-t-il, "sauvé la République".

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Sur ce Chirac qu’il a d’une certaine manière intronisé en le laissant exercer la haute fonction pour laquelle il a été élu, deux révélations qu’il tient de François Mitterrand lui-même.

"Je n’aurais jamais cru que Chirac puisse être un jour président de la République, me dit Mitterrand le 15 septembre 1995. Je ne l’en croyais pas capable. Je n’imaginais même pas qu’il puisse être élu. Il n’a pas encore intégré la fonction. Il était euphorique au début et, maintenant, il "flotte". En fait, c’est Balladur qui s’est effondré."

Trois mois plus tard, le 15 décembre, alors que François Mitterrand vit ses dernières semaines, l’ancien président Giscard d’Estaing insiste pour lui rendre visite :

"Malgré sa fatigue, ce dernier accepte "bien volontiers" de le recevoir. C’est une visite de courtoisie de président à président, puisqu’ils sont les deux seuls à avoir ce statut d’ancien chef de l’État. Respectueux de ses devoirs, Mitterrand a tenu à descendre l’accueillir dans le hall de l’immeuble de l’avenue Frédéric-Le Play. […]

Après un échange banal sur la santé du malade, le visiteur, par petites touches et circonlocutions, arrive à ce qui l’amène : le grand secret.

"Est-il vrai qu’un dîner a eu lieu, en octobre 1980, qui a réuni Jacques Chirac et vous-même chez Mme de Lipowski ?

"Ce n’était pas chez Mme de Lipowski mais chez son amie Édith Cresson", rectifie Mitterrand. François Mitterrand accepte de raconter la scène à Giscard :

Après dîner, les deux hommes se sont enfermés dans une petite pièce. Chirac a alors avoué qu’il était prêt à faire voter Mitterrand au second tour de la présidentielle pour faire barrage à Giscard.

La "trahison" de Chirac est ainsi confirmée.

L’ancien président est dépité : en 1981, il a perdu l’élection pour bien des raisons, son bilan, sa morgue, l’affaire des diamants, mais aussi parce que 500 000 voix de droite lui ont "manqué" à cause de la manoeuvre de Chirac."

J’ai laissé pour la fin la confidence la plus stupéfiante de ce Politiquement incorrect. En vérité, c’est un secret d’État !

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Avocat de formation et homme politique expérimenté, Roland Dumas est mieux placé que quiconque pour observer le "choc" au sommet entre des juges qui ont pris conscience de leur pouvoir et la classe politique menacée de perdre le sien.

Au début de ce siècle, en France, on a vu des juges s’acharner à faire tomber Chirac et parvenir au forceps à le faire condamner ; on observe, en ce moment même, leurs tentatives de "se payer" Sarkozy.

Dumas nous apprend qu’ils en voulaient tout autant à Mitterrand, l’assiégeaient littéralement, voulaient même perquisitionner son bureau de président à l’intérieur du palais de l’Élysée. Lisez :

"Le juge Thierry Jean-Pierre avait imaginé venir perquisitionner à l’Élysée pour une histoire concernant les "libéralités" de Roger-Patrice Pelat, l’ami du président.

Ils voulaient perquisitionner dans les bureaux du président de la République ! Mitterrand m’avait demandé mon avis. J’étais embarrassé. Ça dépassait la mesure de mes dossiers habituels ! Je finis par lui dire :

"Moi je résisterais.

– C’est bien mon intention.

– Qu’allez-vous faire, monsieur le président ?

– J’ai convoqué le chef de la maison militaire. Je lui ai dit : ‘S’il y a une demande de perquisition, vous fermez les grilles.’

– Bien, monsieur le président, a dit le général, mais si le juge se déplace avec la force publique…

– Vous faites tirer. Je vais signer l’ordre !""

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