Djibouti – Ismaïl Omar Guelleh : « La France ne nous considère pas »

Relations avec l’ex-puissance coloniale, accord avec l’opposition, affaires Total et DP World, terrorisme, CPI… Le chef de l’État joue cartes sur table. Mais quand il s’agit de savoir s’il sera candidat à sa succession en 2016, il sort son joker !

Dans son bureau du nouveau palais présidentiel, inauguré mi-janvier. © Vincent Fournier pour J.A.

Dans son bureau du nouveau palais présidentiel, inauguré mi-janvier. © Vincent Fournier pour J.A.

FRANCOIS-SOUDAN_2024

Publié le 19 février 2015 Lecture : 11 minutes.

La République de Djibouti, avec son petit million d’habitants, figure sur la liste des pays qui, en 2016, vont se livrer au rituel d’une élection présidentielle. À la différence de quelques autres, le suspense ne porte pas ici sur les subterfuges dont le chef de l’État sortant compte user pour contourner la Constitution, mais bien sûr le fait de savoir si ce dernier décidera ou non de se représenter, ainsi qu’il en a la possibilité.

Dans le monde francophone, Djibouti est d’une Afrique à part : tournée vers le monde arabe et l’océan Indien, ouverte à tous les vents de l’Orient, avec à sa tête un président âgé de 67 ans, au pouvoir depuis bientôt seize ans, que tenaillent les envies d’un ailleurs peuplé de livres d’histoire et de méditations sous les étoiles. Qu’on le veuille ou non, Ismaïl Omar Guelleh (IOG) a fait exister sur la carte ce qui était avant lui une sorte de rocher doté d’une ville-comptoir, escale de marins et champ de manoeuvre pour légionnaires.

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Vue du large, Djibouti est aujourd’hui un port moderne et un hub régional en devenir, capitale d’un pays où le PIB par tête est le plus élevé d’Afrique de l’Est. Un bilan honorable, qui justifierait à lui tout seul que son architecte fasse valoir ses droits au repos.

Seulement voilà : même si, dans l’opposition comme dans son propre camp, les volontaires prêts à faire don de leur personne ne sont pas rares, nul n’émerge ni ne rassure vraiment – soit parce qu’ils ne sont pas encore arrivés à maturité, soit parce que leurs alliances potentielles avec les mouvements islamistes inquiètent. À Djibouti, les chancelleries des pays qui y possèdent des bases ou des facilités militaires (France, États-Unis, Japon, Européens de l’opération Atalante) sont unanimes : si IOG s’en va en 2016, c’est le saut dans l’inconnu, et rien n’effraie plus les sécurocrates que l’inconnu.

L’intéressé, lui, évolue lentement. Il est passé d’un "je n’irai pas", dit et répété ces dernières années dans ses interviews à J.A., à un "wait and see" qui ne pourra que réjouir ses partisans et son entourage. Reste que si Ismaïl Omar Guelleh se décide à concourir pour un ultime mandat de cinq ans, ce sera sans enthousiasme et par sens du devoir inaccompli. Paradoxal ? Sans doute, mais pourtant vrai, pour qui le connaît au-delà des apparences. "Je suis un homme seul", nous a-t-il confié dans son bureau du nouveau palais présidentiel. Seul et sincère.

jeune afrique : Un accord-cadre a été signé il y a un mois entre votre gouvernement et l’opposition, mettant fin à deux années de crise ouverte et de négociations avortées. Comment y êtes-vous parvenu ?

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Ismaïl Omar Guelleh : Difficilement, avec beaucoup de patience et en mouillant moi-même la chemise. Vous vous souvenez que les résultats des législatives de 2013 ont constitué une vraie surprise, tant pour nous que pour l’opposition politique. Pour la première fois, les Frères musulmans, qui se comportaient jusque-là comme une secte strictement religieuse, sont sortis du bois en lançant une sorte d’OPA sur l’Union pour le salut national [USN]. D’où les scores enregistrés par cette dernière, notamment à Djibouti-ville, et l’intransigeance des députés élus de cette formation, qui ont refusé de siéger à l’Assemblée nationale.

À deux ou trois reprises, un dialogue s’est amorcé entre mes collaborateurs et les chefs d’une opposition qui, contre toute évidence, s’obstinait à se proclamer vainqueur de l’élection. Voyant que nous tournions en rond, je suis intervenu : je les ai reçus, j’ai consenti à des concessions, mais une fois de plus la frange radicale a fait capoter le processus. La décrispation est venue d’un événement heureux : le mariage, en juillet dernier, de ma fille avec l’un de mes ministres, qui se trouve être un neveu d’Ismaël Guedi Hared, l’un des chefs de l’USN.

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Guedi Ared, qui fut le directeur de cabinet du défunt chef de l’État Hassan Gouled Aptidon, et moi-même, nous ne nous parlions plus depuis dix-huit ans. Or il est venu me voir pour, au nom de la famille, demander la main de ma fille, et nous nous sommes revus à l’occasion du mariage. Nous avons donc pu longuement nous entretenir. Il y a certes eu ensuite un nouveau blocage suivi d’une nouvelle attente, mais une dynamique était lancée, à laquelle a pris part l’ambassadeur de France, Serge Mucetti, qui a joué un rôle positif. Les députés ont, depuis, retrouvé le chemin de l’Assemblée.

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Jeune Afrique: Doivent maintenant être précisés le statut de la commission électorale nationale indépendante et celui de l’opposition. Êtes-vous favorable à une Ceni totalement souveraine ?

C’est un concept que nous ne connaissons pas. À la Ceni doit revenir la préparation, le contrôle et la supervision des élections. Mais la gestion du processus électoral et la proclamation des résultats sont du domaine du ministère de l’Intérieur. Cela dit, cette divergence n’est pas fondamentale. L’ambiance a changé, et il suffit de regarder la télévision pour le comprendre. Les tournées de l’USN sont couvertes par les médias d’État et nous leur donnons tout : micros, estrades, accueil officiel, etc.

L’opposition demande également la légalisation de tous les partis qui la composent. Êtes-vous prêt à autoriser les islamistes du Model ?

Non. D’ailleurs, l’USN ne l’exige plus. Il y a aussi le parti de Daher Ahmed Farah, le MRD [Mouvement pour le renouveau démocratique]. Mais ce parti a un problème : une procédure a été ouverte contre lui pour trahison, puisqu’il a fait appel au président érythréen Issayas Afewerki afin qu’il renverse le pouvoir en place à Djibouti. L’affaire est devant la Cour suprême.

En réalité, une frange de l’USN ne se reconnaît pas dans cet accord-cadre…

Quant aux islamistes, ils ne constituent plus un danger. Nous avons été fermes avec leurs trois cheikhs.

Une frange minoritaire. Nous, nous continuons notre chemin avec les sages de cette coalition : Ahmed Youssouf Houmed, Aden Mohamed Abdou, Abdourahman Mohamed Guelleh TX, d’autres encore. Quant aux islamistes, ils ne constituent plus un danger. Nous avons été fermes avec leurs trois cheikhs, nous les avons mis en prison, où ils ont purgé leur peine. Depuis, l’un est parti au Canada, le second s’apprête à rejoindre la Belgique et le troisième n’a plus de mosquée où prêcher.

Une fois l’accord-cadre concrétisé, la suite logique ne serait-elle pas un gouvernement d’union nationale avec l’opposition ?

Si, tout en conservant leur identité et leur indépendance, les leaders de l’USN continuent sur cette trajectoire constructive, alors oui nous pourrons nous entendre et les inclure dans le gouvernement.

Voilà qui devrait préparer une présidentielle apaisée en avril 2016…

Je vous vois venir. J’ai déjà dit dans votre journal ce que j’avais à dire me concernant à ce sujet. Je n’y reviendrai pas.

Permettez-moi d’insister : je n’ai pas l’impression que, dans votre camp, un successeur potentiel se dégage ou, à tout le moins, soit arrivé à maturité.

Comment cela ? Vous ne les voyez pas, tous ces jeunes pleins de fougue et d’ambition ?

Sans doute. Mais vous n’ignorez pas que, quand vous répétez que vous ne serez pas candidat dans un an, personne ne vous croit.

Wait and see. Vous n’obtiendrez rien d’autre de moi.


À l’issue de l’entretien, le 28 janvier. © Vincent Fournier / J.A.

Les intérêts chinois sont très présents à Djibouti. Que répondez-vous à ceux qui vous accusent de vous être endetté au-delà du raisonnable auprès de Pékin ?

Qu’il s’agit d’une crainte infondée. Les Chinois sont les seuls qui, avant d’investir, ne vous demandent ni votre bilan ni votre carte d’identité. Prenez le cas du nouveau chemin de fer avec l’Éthiopie. Le FMI a dépêché ici pas moins de trois missions pour nous dire de ne pas signer avec la Chine sous prétexte d’endettement excessif. Que nous proposait-il en échange ? Rien. Entre ce rien prétendument vertueux et le développement d’infrastructures vitales, ma décision a été vite prise.

Autre investisseur récent : la Turquie, dont le président, Recep Tayyip Erdogan, a annoncé la construction de dix mille logements et l’établissement d’une zone économique spéciale. Pourquoi cet intérêt d’Ankara ?

Le président Erdogan est très attentif à toutes les régions où l’empire Ottoman a autrefois apposé son empreinte. Djibouti en fait partie. Il ne supporte pas, m’a-t-il dit, que des musulmans puissent y vivre dans des conditions indignes, d’où son offre de logements sociaux. Son projet est également de faire de Djibouti une zone d’implantation d’industries turques, destinées aux marchés d’Afrique de l’Est et d’Afrique australe. Les Turcs ont de grosses ambitions dans les domaines de l’assainissement, de l’eau, de la géothermie et de l’éducation. Ils ont déjà établi ici une école d’ingénieurs, ils veulent maintenant leur propre université à vocation régionale.

Vous avez donné congé aux Dubaïotes de DP World, jusque-là uniques opérateurs du port de Djibouti, au profit des Chinois de China Merchant. Pourquoi ?

Soyons précis. Jusqu’à aujourd’hui, DP World conserve la gestion du port de Djibouti. Mais nous exigeons d’eux que l’accord qui nous lie soit rectifié, afin que le nombre d’administrateurs djiboutiens siégeant au conseil soit proportionnel à notre présence dans le capital. Il est anormal que nous ayons un tiers des votes, alors que nous détenons 67 % des actions.

Devant leur refus de négocier, nous avons revendu 15 % de nos actions à China Merchant. Là aussi, blocage : DP World refuse de laisser siéger l’administrateur chinois. D’où notre décision de porter l’affaire devant le tribunal arbitral de Londres, qui devrait rendre son jugement en octobre. D’ici là, DP World reste le gestionnaire, mais cette situation ne pourra pas durer éternellement.

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Djibouti : sur les traces de Dubaï

L’ancien patron du port de Djibouti, Abdourahman Boreh, qui serait selon vous le principal bailleur de fonds de l’opposition radicale djiboutienne, a trouvé refuge à Dubaï. Y a-t-il un lien de cause à effet ?

Boreh n’est plus à Dubaï. Les autorités émiraties ont refusé de l’extrader vers Djibouti, mais l’ont envoyé à Londres, où il vit aujourd’hui. Le lien entre lui et DP World est évident : nous avons découvert que, à l’époque où il dirigeait le port de Djibouti, ce monsieur émargeait comme consultant auprès de cette société. Ce sont des pratiques inadmissibles.

Autre contentieux : celui qui vous oppose aux Français de Total à propos de la dépollution du port de Djibouti. Où en êtes-vous ?

Total Djibouti et Oil Libya Djibouti ont été condamnés par la justice djiboutienne à verser 150 millions d’euros de dommages-intérêts à l’État pour avoir pollué une partie de la zone portuaire. Et cela après quinze années de procédure. Pour ne pas payer, ces deux sociétés se sont déclarées en faillite fin 2014. Ce n’est pas normal, d’autant que nous avons repéré d’importants transferts suspects effectués par l’ancien directeur de Total Djibouti en faveur du siège de Total entre 2011, date du premier jugement les condamnant, et fin 2013, comme s’il s’agissait d’organiser leur insolvabilité. Nous n’en resterons pas là. Ce n’est pas encore une affaire d’État, mais cela pourrait le devenir.

La France est présente à Djibouti avec sa base militaire. Mais l’est-elle suffisamment sur d’autres plans ?

Non. Très peu d’investissements et aucune visite ministérielle depuis des années. Le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a promis de venir, mais il est manifestement trop occupé ailleurs. Nous ne voyons même plus ici les quelques sénateurs français qui venaient nous rendre visite de temps à autre. Les hommes d’affaires sont désespérément frileux. Tout se passe comme si la France ne nous considérait plus.

Pourtant, la Francophonie fait partie de votre ADN…

Absolument. La Francophonie nous protège dans l’environnement qui est le nôtre. Nous y tenons. L’Éthiopie et Dubaï réclament d’ailleurs des professeurs de français djiboutiens. Mais sans moyens, la Francophonie est un concept creux et une identité fragile.

Vous avez rencontré François Hollande à Riyad, le 24 janvier, en marge des obsèques du roi Abdallah. Avez-vous attiré son attention sur ce déficit d’intérêt ?

Le contexte ne s’y prêtait pas. Nous avons parlé du terrorisme, il m’a posé des questions sur la situation au Yémen et en Somalie. Malgré les aléas, nous restons amis.

Vos relations avec votre voisin érythréen sont exécrables depuis longtemps. Y a-t-il un moyen de les améliorer ?

Je l’ignore. Le Qatar a entamé une médiation il y a cinq ans, sans résultat à ce jour. En réalité, tant qu’Issayas Afewerki dirigera l’Érythrée, il n’y aura pas de réconciliation possible. Tant que l’Érythrée n’aura pas fait la paix avec l’Éthiopie, Asmara n’acceptera jamais notre existence. Pour Issayas, nos bonnes relations avec Addis-Abeba sont insupportables. Lui et les neuf généraux qui l’entourent ne conçoivent la gouvernance qu’en termes de dictature et d’agressivité. Rien n’est possible avec ce régime.

Autre foyer de tension à 30 km de vos côtes : le Yémen, au bord du chaos. Que redoutez-vous le plus : Al-Qaïda dans la péninsule arabique ou les miliciens chiites ?

Al-Qaïda bien sûr. Mais les houthistes sont des perturbateurs qui ne sont pas en mesure de gouverner le Yémen. Le risque d’une nouvelle partition entre le Nord et le Sud est réel, tous les officiers de l’armée yéménite originaires du Sud ayant quitté Sanaa pour Aden. Le jeu auquel se livre l’ancien président Ali Abdallah Saleh, qui a aidé les houthistes à s’emparer de Sanaa, est dangereux.

Depuis le jour où son successeur, Mansour Hadi, a bloqué les centaines de millions de dollars que lui et son parti détenaient à la Banque centrale et dans plusieurs banques commerciales de la Place, il a juré sa perte, quitte à s’allier avec le diable. Son objectif est désormais d’installer son fils Ahmed au pouvoir. Ce n’est pas responsable. Pour nous, l’impact immédiat, ce sont les réfugiés qui traversent le détroit de Bab el-Mandeb. Il y a déjà eu des vagues de boat people en 1986 et en 1994. Cette fois, le risque est plus important : au Yémen, tout le monde possède au moins une arme à feu, et parmi les réfugiés se glissent des extrémistes religieux.

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Combien d’hommes avez-vous envoyé au sein de la mission de l’Union africaine en Somalie pour combattre les jihadistes Shebab ?

Notre contingent compte deux mille hommes, ce qui en fait le premier contingent proportionnellement à la population du pays d’origine. Une quinzaine sont morts au front. C’est un lourd sacrifice, mais les Somaliens sont nos frères.

Djibouti est signataire du Statut de Rome instaurant la Cour pénale internationale. Êtes-vous aussi critique que la plupart de vos pairs africains quant au fonctionnement de cette juridiction ?

Absolument. Avoir adhéré à la CPI n’a rien apporté d’autre aux Africains que le risque d’être poursuivis – et seulement eux. Et ils ont eu le culot de confier ce travail à une Africaine ! Quand je pense que la première chose que les Américains ont exigée de nous quand ils ont installé une base à Djibouti, c’est l’immunité totale pour leurs ressortissants, quel que soit le crime commis, cela me laisse songeur…

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Propos recueillis à Djibouti par François Soudan

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