Sénégal : Abdoulaye Wade, égaré entre « esclaves » et « anthropophages »
Abdoulaye Wade a publiquement taxé Macky Sall, mardi, de « descendant d’esclaves » et d' »anthropophages » dont les parents « mangeaient les bébés ». Une sortie unanimement condamnée au Sénégal, y compris dans les rangs du PDS, le parti de l’ancien président.
Depuis qu’Abdoulaye Wade est rentré au pays, fin janvier, tandis que le procès de son fils Karim touchait à sa fin, les boomerangs volent bas au Sénégal. Mardi 24 février, devant micros et caméras, le vieux lion du PDS (Parti démocratique sénégalais, opposition), qui multiplie depuis plusieurs semaines conférences de presse et attaques en règle contre son successeur, franchissait à l’improviste un nouveau cap. Dans une déclaration à l’emporte-pièce dont il a le secret, il qualifiait ainsi Macky Sall de "descendant d’esclaves" et d’"anthropophages" dont les parents "mangeaient les bébés".
Si Gorgui n’était un pieux talibé mouride, on aurait pu croire à un accès de delirium tremens. Mais les phrases en question sont bien sorties de la bouche du principal leader de l’opposition sénégalaise, président de la République du Sénégal de 2000 à 2012. Le chef vieillissant (88 ans) a à peine eu le temps de savourer son effet que le boomerang lui revenait en pleine figure. Des le lendemain, un désaveu quasi unanime lui valait un florilège de critiques. En mode mineur pour Mimi Touré, l’ancienne Première ministre récemment désignée envoyée spéciale de Macky Sall, qui note qu’Abdoulaye Wade "a tourné le dos à la tradition républicaine dignement incarnée par les présidents Senghor et Diouf, qui ont porté leur statut d’ancien chefs d’État avec élégance et retenue".
"Mégalomanie devenue dangereuse"
abdoulaye wade by Dakaractu Tv
Pour la coalition présidentielle Benno Bokk Yakaar (BBY), "Me Abdoulaye Wade a franchi la ligne rouge de la faillite morale". Plus énergiques, le musicien et ancien ministre Youssou Ndour épingle "une mégalomanie devenue dangereuse", tandis qu’un conseiller de la présidence juge que "sa place est à Dalal Khel [un asile psychiatrique]". Quant à Mbaye Ndiaye, ministre d’État et haut cadre de l’Alliance pour la République (APR, parti présidentiel), il verrait plutôt l’ancien président "en résidence surveillée" et estime que "Me Wade fait partie de cette classe de vieillards délinquants qui peuvent un jour plonger le Sénégal dans le désastre".
Même son ancien Premier ministre, Souleymane Ndéné Ndiaye, "regrette les propos tenus" par l’ancien président.
Face à cette charge plus que déplacée de l’éternel opposant, la société civile a emboîté le pas au camp présidentiel. Si la Ligue sénégalaise des droits de l’homme affirme "comprendre les frustrations et ressentiments d’un père dans le contexte de poursuites judiciaires entachées de suspicions ou de violation avérées des droits de la défense" contre son fils Karim, elle dénonce toutefois "la négation des valeurs d’humanité inaliénables […] qui heurtent la morale et les limites de la critique en démocratie".
Même son ancien Premier ministre, Souleymane Ndéné Ndiaye, "regrette les propos tenus" par l’ancien président, tandis que son ex-chef de cabinet, Papa Samba Boup y voit "une sortie quand même regrettable". De son côté, Demba Ciré Bathily, l’un des principaux avocats de Karim Wade, a publié un post sur son mur Facebook pour exprimer sa "désapprobation": "Monsieur le président, […] vous ne pouvez parler ainsi de votre successeur à la tête du pays, quelle que soit la nature du litige qui vous oppose."
"Dans notre culture, c’est très grave"
Ce litige, tous les Sénégalais le connaissent. Depuis qu’une condamnation de Karim Wade pour enrichissement illicite s’annonce quasi inéluctable, au vu des audiences qui viennent de s’achever à Dakar, Abdoulaye Wade a ressorti son boubou d’agitateur jusqu’au-boutiste, quitte à plonger son propre camp dans l’embarras face à des excès verbaux largement désavoués. "Dans notre culture, traiter quelqu’un de sorcier ou d’anthropophage, c’est très grave", analyse un député de l’opposition non membre du PDS. Wade ferme la porte à tout compromis car Macky Sall, après ça, ne peut plus envisager de s’asseoir avec lui".
Critiquant les malversations financières qu’il prête à son successeur ou à son jeune frère dans les dossiers Petrotim ou ArcellorMittal, menaçant d’en appeler à l’arbitrage de l’armée pour libérer le Sénégal du "dictateur" Macky Sall, multipliant les anathèmes et provocations à l’endroit de la présidence, Abdoulaye Wade met en application son nouveau concept : le "fippu" (révolte en wolof). Une stratégie de la tension dont le paroxysme devrait être atteint le 23 mars, jour du jugement tant attendu contre son fils Karim.
Semblant espérer qu’il parviendra à pousser le régime à bout et à se voir convoquer par la justice pour "offense au chef de l’État", voire à passer quelques jours en détention, comme à la grande époque où il défiait Abdou Diouf, Abdoulaye Wade donne pourtant la triste impression d’un leader inamovible que nul, dans son parti, n’ose critiquer frontalement. En pratiquant une surenchère permanente susceptible de fragiliser son propre camp et d’aggraver le destin judiciaire de son fils, n’est-ce pas lui qui deviendra le principal "anthropophage" de l’histoire ?
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Mehdi Ba, à Dakar
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