France : crispations dans le monde de l’art après l’attentat contre « Charlie Hebdo »

Après les attentats des 7 et 9 janvier à Paris, plusieurs oeuvres d’art ayant trait à l’islam ont été censurées en France. Le phénomène n’est pas nouveau : art et religion ont souvent entretenu des relations conflictuelles, mais, depuis une quinzaine d’années, la crispation s’est généralisée.

« Silence » de Zoulikha Bouabdellah. © Galerie Anne de Villepoix

« Silence » de Zoulikha Bouabdellah. © Galerie Anne de Villepoix

Publié le 26 février 2015 Lecture : 8 minutes.

Ils ont invoqué leur crainte de troubles à l’ordre public ou leur souci du respect de la sensibilité des spectateurs. Depuis les attentats jihadistes ayant fait 17 morts à Paris en début d’années, plusieurs producteurs, annonceurs ou élus locaux ont préféré déprogrammer des oeuvres touchant à l’Islam .

  • La vidéo Sleep Al Naim

Dans cette vidéo inspirée du film Sleep d’Andy Warhol, le plasticien et vidéaste marocain Mounir Fatmi filme un dormeur modélisé d’après les traits de l’écrivain Salman Rushdie, sous le coup depuis 1989 d’une fatwa appelant à son assassinat après la publication de son livre Les versets sataniques.

la suite après cette publicité

La vidéo devait être présentée dans le cadre de l’exposition "C’est la nuit", programmée en juin prochain à la Villa Tamaris, dans le sud de la France. Mais le 10 février, le centre d’art a annoncé y renoncer.

"Il va de soi que ce n’est pas le sens de votre œuvre qui est en cause, mais la période qui peut favoriser les utilisations partisanes, contraires, hostiles, de votre travail”, a écrit à l’artiste le directeur du lieu.

“Vous nous jetez au milieu d’une polémique dont les enjeux sont brouillés par un incroyable brouhaha politico-médiatique (sur le Web en particulier) qui n’apporterait rien à la compréhension du débat", ajoute t-il.

la suite après cette publicité

Au journal Télérama, il explique : "Je suis directeur d’un centre d’art ouvert à tout le monde et je refuse qu’il se retrouve sous protection policière."

>> Lire aussi : Le portrait de Mounir Fatmi

la suite après cette publicité

Sleep Al Naim, actuellement exposée sans incident au Musée d’art moderne et contemporain de Genève, avait déjà été censurée en 2012. L’Institut du monde arabe (IMA) l’avait retiré de l’exposition “Vingt-cinq ans de créativité arabe”.

Un retrait que Mounir Fatmi avait attribué à l’époque à l’affaire du vrai-faux film anti-islam L’Innocence des musulmans

  • L’installation Silence

Crédits : Galerie Anne de Villepoix

Baptisée Silence et composée de tapis de prière sur lesquels sont posés des escarpins, l’installation de la plasticienne franco-algérienne Zoulikha Bouabdellah a failli ne pas être visible dans l’exposition "Femina, la réappropriation des modèles", qui se tient jusqu’à fin avril à Clichy-la-Garenne, dans les Hauts-de-Seine.

Le 27 janvier, l’artiste et les commissaires de l’exposition avaient décidé d’un commun accord le retrait de Silence, après qu’une association musulmane locale a écrit au maire de cette ville de banlieue parisienne pour le mettre en garde d’un risque d’"incidents".

L’installation créée en 2008 et déjà exposé à Paris, Berlin, New York ou Madrid sans susciter de polémique, a finalement été réintégrée à l’exposition, alors que d’autres artistes, à l’instar de la plasticienne française Orlan, s’étaient alarmés du risque de passer "consciemment ou inconsciemment de l’auto-censure à l’empêchement, de l’empêchement à l’inhibition que produisent la menace et la peur".

>> Pour aller plus loin : Escarpins sur tapis de prière, une oeuvre censurée puis réexposée

  • La pièce et l’affiche de Lapidée

La pièce de théâtre Lapidée parlant de la lapidation des femmes au Yémen devait être jouée une trentaine de fois entre le 13 janvier et le mois de mars dans un théâtre du quartier Montmartre à Paris. Seules trois représentations auront finalement eu lieu.

"Comme il ne s’agit pas d’un lieu public, nous ne pouvions pas être protégés dans le cadre de Vigipirate [opération étatique de surveillance, NDLR], et nous devions recourir à une société de sécurité privée : c’est possible pour trois représentations mais pas pour trente", s’était justifié le producteur du spectacle.

Les affiches de promotion du spectacle sur laquelle une larme de sang coule des yeux d’une femme voilée n’ont pas non plus été placardées dans Paris comme prévu.

DR

“Suite aux récents événements”, avait expliqué le producteur, "nous devons faire preuve de décence et ne pas risquer d’énerver des fous furieux avec un visuel extrêmement parlant. L’affiche peut être vue comme une provocation”.

"Il ne s’agit pas d’autocensure, il s’agit de responsabilité", avait t-il ajouté.

La pièce devrait être jouée à l’été 2015 au festival de théâtre d’Avignon et début 2016 à Paris, selon le journal suisse La Tribune de Genève.

  • L’affiche d’On ne peut pas rire de tout refusé

"Pour ne pas heurter la sensibilité des personnes après les attentats", l’entreprise JCDecaux avait refusé le 14 janvier de publier sur ses panneaux publicitaires l’affiche du spectacle On ne peut pas rire de tout de Patrick Timsit. L’humoriste français, qui rit gentiment des communautés religieuses dans son spectacle, y était dessiné tenant un obus dans les bras.


Stéphane Trapier/Théâtre du Rond-Point

À la demande de JCDecaux, une nouvelle affiche, représentant Patrick Timsit en train de danser et de faire un clin d’oeil, sans rien dans les bras, avait été réalisée.

  • Une projection du film L’Apôtre

Prévue le 15 janvier à Nantes (ouest de la France), la projection du film L’Apôtre, organisée par des associations catholiques de Loire-Atlantique, a été annulée.

Sorti en octobre 2014, le film de Cheyenne Caron, présentée comme "fervente catholique" par le journal Ouest France, raconte l’histoire d’un aspirant imam qui se tourne vers le catholicisme, après l’assassinat de la sœur d’un prêtre par un voisin.

"La DGSI nous a vivement conseillé d’annuler notre soirée devant les risques d’attentats", avait expliqué la Fédération des associations familiales catholiques de Loire-Atlantique. "Cette projection pouvant être perçue comme une provocation par la communauté musulmane."


L’APÔTRE – BANDE ANNONCE 1 – Un film de Cheyenne Carron by Che-Carr

  • Timbuktu

Autre projection annulée, celle du film Timbuktu, réalisé par le Mauritanien Abderrahmane Sissako. 

Jugeant que ce film, qui raconte la prise de pouvoir des jihadistes dans un village du Nord Mali, faisait "l’apologie du terrorisme" (sic), le maire UMP de Villiers-sur-Marne – ville d’origine d’Hayat Boumeddiene, compagne du jihadiste Amédy Coulibaly – avait déprogrammé une projection le 16 janvier, évoquant des risques de "débordements".

Face au tollé suscité par ses propos, qu’il avait ensuite démenti, le maire avait promis que le film serait reprogrammé quelques jours plus tard.

>> Pour en savoir plus : Timbuktu reporté en banlieue parisienne

Mercredi 24 février c’est le Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco) qui a à son tour annoncé le retrait de Timbuktu de la compétition officielle, en raison du "contexte sécuritaire actuel en Afrique de l’Ouest".  

L’autocensure s’est renforcée depuis une quinzaine d’années

Tous ces retraits s’inscrivent dans une propension à l’autocensure de plus en plus grande depuis une quinzaine d’années, note l’avocat Emmanuel Pierrat, auteur de 100 oeuvres d’art censurées.

Et, si ce début d’année, ce sont des oeuvres liées de près ou de loin à l’Islam qui sont concernées, habituellement – mise à part les manifestations de colère autour des caricatures de Mahomet – ce sont plutôt des créations artistiques abordant la religion catholique qui font scandale en France.

2011, année censure

Exemple en 2011. En l’espace de quelques mois des manifestations organisées par des groupuscules catholiques intégristes se multiplient contre la diffusion de plusieurs oeuvres jugées “blasphématoires”.

  • Immersion Piss Christ détruit à coups de marteaux

L’oeuvre d’Andres Serrano, vandalisée à Avignon. Boris Horvat/AFP

Ces protestations remarquées commencent en avril 2011 lorsqu’une poignée de militants de l’Institut Civitas, un groupe de catholiques intégristes proches de l’extrême droite, détruit à coups de marteaux la photographie Immersion Piss Christ de l’américain Andres Serrano exposée au musée d’art contemporain d’Avignon, dans le sud de la France. Datant de 1987, le cliché représente un crucifix plongé dans un bain de sang et d’urine.

Disant ne pas vouloir céder "aux pressions liberticides", le musée refuse de retirer l’œuvre vandalisée, afin "que le public puisse prendre la mesure de l’intégrisme". Il rouvre ses portes sous protection policière.

  • La représentation de Sur le concept du visage du fils de Dieu interrompue, manifestations contre Golgota Picnic

Cinq mois plus tard, une représentation de Sur le concept du visage de fils de Dieu de l’italien Romeo Castelluci est interrompue par des membres du même l’Institut Civitas. Lors d’une autre représentation de la pièce, une vingtaine de militants vont être placés en garde à vue après avoir jeté des boules puantes aux cris de "christianophobie, ça suffit !".

Anne-Christine Poujoulat/AFP

Les membres de Civitas se mobilisent à nouveau en novembre et décembre 2011. Réclamant l’interdiction de la pièce Golgota Picnic de Rodrigo Garcia, ils perturberont chaque soir par des manifestations les représentations toulousaines et parisiennes de celle-ci.

  • Benetton annule l’une de ses publicités

Ce même mois de décembre 2011, après des critiques du Vatican et de la Conférence des évêques de France, la marque italienne Benetton, pourtant habituée des campagnes publicitaires choc, annonce le retrait d’une de ses affiches où l’on voit Benoît XVI, le pape de l’époque, embrasser Ahmed Al-Tayeb, l’imam de l’université Al-Azhar du Caire.

Les employés d’un magasin Benetton retire la photo controversée/AFP

Des expositions entières déprogrammées

Au delà de ces cas ayant défrayé la chronique en 2011, Me Pierrat affirme qu’aujourd’hui, "à chaque manifestation artistique d’importance dans le domaine des arts plastiques, il y a un retrait volontaire".

"Ça va plus loin que le décrochage d’une oeuvre", précise l’avocat, "ça se passe en amont, c’est la programmation de toute une exposition qui va être annulée". 

Cette frilosité, Me Pierrat l’explique d’abord par le dévelopement des moyens de communication. "Le téléphone portable a fait beaucoup en faveur de la censure. Quand on est pas sensibilisé à l’art contemporain, ce n’est pas pareil de recevoir la photo d’une oeuvre sans explication sur son téléphone, que de se rendre dans une exposition, où vous savez que vous pouvez être chahuté par ce que vous allez voir".

"Depuis deux ans, une exposition avec des croix, vous ne la faites pas"

Plus récemment, les manifestations contre la loi autorisant le mariage gay en France où de nombreuses violences et intimidations physiques de la part de groupes extrémistes ont été recensées. "Depuis deux ans, une expo avec des croix, vous ne la faites pas", assure l’avocat.

Globalement, relève Me Pierrat, ses clients ne regardent plus de la même façon les lettres de menaces qu’ils reçoivent. "Les menaces physiques sont plus prises au sérieux qu’avant." Le sentiment s’est installé que "tout est possible désormais".

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

La rédaction vous recommande

Contenus partenaires