Thaïlande : splendeurs et misères du clan Shinawatra
Comme Thaksin, son frère, Yingluck a été renversée par un coup d’État militaire. Depuis près d’un an, la junte au pouvoir s’acharne contre elle. Finira-t-elle derrière les barreaux ?
"Si elle veut aller manger des nouilles, elle le peut ; mais, si nous le lui interdisons, alors elle ne peut pas !" Cette virile déclaration du général Prayuth Chan-ocha, le nouveau Premier ministre thaïlandais, date du 13 février. Et elle vise Yingluck Shinawatra (47 ans), son prédécesseur à la tête du gouvernement. Cette dernière s’était rendue à Chiangmai, dans le nord du pays, pour participer à une cérémonie en l’honneur de ses ancêtres.
Et elle avait eu le malheur d’être photographiée en compagnie de Supasek, son fils, attablée dans une échoppe devant un bol de nouilles. La veille, sa voiture avait été bloquée, contrôlée puis escortée par les militaires jusqu’à sa résidence. Une façon pour Prayuth de rappeler que, même dans son fief familial, le destin de Yingluck – et de tout le clan Shinawatra – se trouve entre ses mains.
Déposée par un coup d’État militaire le 22 mai 2014, l’ancienne Première ministre a été le 23 janvier dernier interdite de toute activité politique pour les cinq ans à venir par l’Assemblée nationale législative. Le vote a été écrasant, mais sans surprise, puisque les 220 députés appelés à se prononcer dans le cadre de cette procédure d’impeachment rétroactive sont pour la plupart des militaires désignés par la junte au pouvoir !
La junte reproche à Yingluck d’avoir mis en place un vaste réseau de corruption au profit de ses soutiens.
Le coup est d’autant plus rude qu’une procédure pénale a parallèlement été engagée, qui pourrait conduire Yingluck en prison pour dix ans. Avec plusieurs de ses anciens collaborateurs, elle est en effet accusée de négligence dans un projet de subventions aux agriculteurs qui a tourné à la catastrophe économique. À son initiative et pour complaire aux paysans pauvres du nord-est du pays – le coeur de son électorat -, son gouvernement a en effet dépensé 700 millions de bahts (environ 20 millions d’euros) pour subventionner 26 millions de tonnes de riz.
Or la moitié de ce stock est restée invendue… Plus grave encore, la junte reproche à Yingluck d’avoir mis en place un vaste réseau de corruption au profit de ses soutiens : fonctionnaires locaux, membres de sa famille ou proches de son parti.
L’intéressée nie tout en bloc. Ces subventions, se défend-elle avec véhémence, ont certes représenté 5 % du budget annuel du pays, mais elles ont quand même permis de soutenir 20 millions de paysans. Quant aux accusations de corruption, elle rappelle que, dès les premiers soupçons, elle a diligenté des enquêtes et fait mettre en examen les fonctionnaires incriminés. Mais elle ne se fait guère d’illusions, comme en témoignent ces mots publiés sur sa page Facebook quelques minutes après l’annonce du verdict : "La démocratie en Thaïlande est morte aujourd’hui ; l’État de droit, aussi."
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Empêcher Yingluck Shinawatra de conduire le Pheu Thai aux élections
De fait, ce procès aux allures de purge ne laisse aucun doute sur les intentions de Prayuth Chan-ocha : éliminer Yingluck Shinawatra afin de l’empêcher de conduire le Pheu Thai, le parti fondé par Thaksin, son ancien Premier ministre de frère, aux prochaines élections. Des élections que la junte a d’ailleurs prudemment repoussées à 2016 en raison d’"éléments hostiles", a expliqué Prawit Wongsuwan, le ministre de la Défense.
Bref, il s’agit d’abattre le clan Shinawatra avant que ne soit résolu le problème de la succession du vieux roi Bhumibol, 87 ans, dont la prochaine disparition fait craindre une déstabilisation du pays. Ledit clan a des racines puissantes qui remontent à la fin du XIXe siècle, quand Seng Sae Ku, un immigrant chinois du Guangdong, vint s’installer dans la région de Chiangmai.
Parti de rien, ce modeste coolie réussit dans le commerce de la soie, fit fortune en prélevant les taxes des paysans, puis se lança avec succès dans le bâtiment et les travaux publics. Et c’est ainsi que les Shinawatra (qui, lors des émeutes antichinoises de 1938, troquèrent leur patronyme chinois contre ce nom typiquement thaïlandais) devinrent l’une des familles les plus riches et influentes du pays. Elle donnera des hommes politiques, des Premiers ministres, et parviendra même à se rapprocher, grâce à d’habiles alliances, de la famille royale de Chiangmai.
Dans sa famille, Yingluck était considérée comme la moins apte à réussir en politique. Elle était une femme d’affaires prospère et une mère de famille, point barre. Alors quand, en 2011, son frère la propulsa tête de liste du Pheu Thai aux élections, personne ne crut en ses chances. On se trompait. Très vite, la jeune femme parvint à asseoir sa popularité. Sa grâce et sa beauté lui valurent même le surnom d’"apsara de la politique" – le nom des nymphes célestes dans le panthéon bouddhique. La simplicité de ses manières et ses promesses d’une démocratie pour tous séduisirent nombre de Thaïlandais, qui, après les violences qui suivirent le renversement de son frère, en 2006, n’aspiraient plus qu’au calme.
Force est de reconnaître que Thaksinator, comme il était surnommé, n’y allait pas avec le dos de la cuillère !
Ancien lieutenant-colonel de la police, docteur en criminologie et fondateur, dans les années 1990, du conglomérat de télécommunications Shin Corp., Thaksin Shinawatra est dans ce pays le seul Premier ministre à avoir remporté deux élections consécutives (en 2001 et 2005). Les Thaïlandais appréciaient les mesures sociales qu’il avait fait adopter (salaire minimal), mais redoutaient ses méthodes musclées.
De la lutte contre les trafiquants de drogue à la sanglante répression de l’agitation musulmane dans le Sud, force est de reconnaître que Thaksinator, comme il était surnommé, n’y allait pas avec le dos de la cuillère ! En 2004, sa gestion exemplaire de l’après-tsunami contribua beaucoup à sa popularité. Deux ans plus tard, la découverte lors de la vente de Shin Corp. que le clan Shinawatra n’avait jamais payé d’impôts ruina son image et précipita le coup d’État fatal.
Avec son frère et son fils, au cours d’un voyage en Chine, l’an dernier. © Ho/Eyepess / AFP
Exil à Dubaï et à Londres
Depuis, l’autocrate déchu n’a jamais cessé de hanter la scène politique. En 2007, son parti a remporté les élections. L’année suivante, il a reconquis le pouvoir par procuration : le gouvernement était dirigé par Somchai Wongsawat, son beau-frère. Accusé de corruption, Thaksin, qui, entre-temps, avait racheté (puis revendu) le club de foot anglais de Manchester City, a finalement choisi de s’exiler à Dubaï et à Londres pour échapper à la prison. Ce qui ne signifie pas que son influence et sa popularité se soient évanouies. Pendant les presque trois ans durant lesquels Yingluck a dirigé le gouvernement, Thaksin ne s’est jamais privé d’intervenir dans la vie politique, n’hésitant pas à ridiculiser sa jeune soeur en transmettant ses instructions par webcam en plein Conseil des ministres !
Si la junte au pouvoir réussit, il se peut que l’ascension du clan soit définitivement stoppée. Mais sa mise à l’écart ne résoudra pas tous les problèmes et creusera un peu plus le fossé entre les masses défavorisées du Nord et du Nord-Est, qui vénèrent les Shinawatra, et les élites de la capitale proches du Palais royal, qui les haïssent. Va-t-on vers une reprise des troubles qui, depuis une dizaine d’années, déchirent le royaume ? Ce n’est pas exclu. Début février, deux bombes ont explosé dans le centre de Bangkok…
Comme il était prévisible, ces événements ont provoqué un renforcement drastique du dispositif de sécurité dans les lieux publics. Le moins que l’on puisse dire est que le général Prayuth Chan-ocha ne semble pas disposé à lâcher du lest. Interrogé par des journalistes sur le harcèlement dont est désormais victime l’ex-Première ministre (interdiction de voyager à l’étranger, notamment), il a répondu de manière lapidaire : "Je peux faire fermer les médias. Si quelqu’un commet un crime, je peux même le faire arrêter et fusiller. À ce jour, je n’ai pas utilisé ces pouvoirs." À bon entendeur…
Drôle d’histoire
1946 Accession au trône du roi Bhumibol Adulyadej, 87 ans aujourd’hui
1932-1992 Régimes militaires et coups d’État se succèdent
2001 Thaksin Shinawatra, Premier ministre
2005 Reconduit dans ses fonctions après une nouvelle victoire de son parti
2006 Coup d’État militaire en son absence (il se trouve à New York)
2007 Début des poursuites contre Thaksin
2008 Soutenu par les royalistes, Abhisit Vejjajiva est élu Premier ministre
2009-2010 Violents affrontements entre pro-Thaksin (Chemises rouges) et royalistes (Chemises jaunes)
2011 Yingluck Shinawatra, Première ministre (première femme dans ce cas)
2013-2014 État d’urgence à Bangkok, les manifestants réclament le départ de Yingluck, finalement destituée pour abus de pouvoir
22 mai 2014 Coup d’État militaire, le dix-neuvième depuis 1932
21 août 2014 Le général Prayuth Chan-ocha, Premier ministre
23 janvier 2015 Yingluck interdite de politique pour cinq ans
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