Tchad : Idriss Déby Itno, le boss du Sahel

À la tête de la meilleure armée de l’Afrique francophone, le président tchadien, Idriss Déby Itno, fait plus que jamais figure de « parrain » du Sahel face à la menace terroriste et la France ne manque pas une occasion de le lui rappeler. Portrait d’un chef d’État en guerrier malgré lui… ou presque.

Indétrônable, Idriss Déby Itno est au pouvoir depuis 1990. © Vincent Fournier pour J.A.

Indétrônable, Idriss Déby Itno est au pouvoir depuis 1990. © Vincent Fournier pour J.A.

FRANCOIS-SOUDAN_2024

Publié le 9 mars 2015 Lecture : 10 minutes.

À 62 ans, dont vingt-quatre passés à la tête du Tchad, Idriss Déby Itno entame une nouvelle carrière : celle d’homme fort de l’Afrique sahélienne et de "parrain" régional adoubé par l’Occident dans la guerre globale contre le terrorisme islamiste. Ce statut, étrenné au Mali il y a deux ans et confirmé depuis l’entrée des troupes tchadiennes au Cameroun à la mi-janvier, est une conséquence directe de la chute, en 2011, du dictateur libyen.

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Le vide créé par la mort de Mouammar Kadhafi et le chaos qui s’est ensuivi ont entraîné un double appel d’air : en faveur des groupes jihadistes qui, d’Al-Qaïda au Maghreb islamique à Boko Haram, ont profité de la mise à l’encan du formidable arsenal libyen, et au détriment des pays de la bande sahélienne, incapables de faire face à cette menace asymétrique et brusquement orphelins de ce père tyrannique, bipolaire, généreux et omniprésent. Sauf le Tchad qui, s’il n’a évidemment pas la force de frappe financière du défunt "Guide", est le seul à disposer des moyens militaires de faire face aux conséquences de sa disparition.

Trois ans et demi après l’exhibition publique de la dépouille de son meilleur ennemi dans la morgue de Misrata – un spectacle qui, de son propre aveu, l’a "révulsé" -, Idriss Déby Itno continue de faire remonter l’origine de l’expansion jihadiste au meurtre de celui qui fut tour à tour, au Tchad, un envahisseur, un médiateur puis un investisseur courtisé.

En témoigne cette phrase désabusée, lors du récent Forum pour la paix et la sécurité, à la mi-décembre à Dakar : "Contrairement à mon frère Macky Sall, qui a dit que le travail en Libye n’a pas été achevé, je dis que ce travail a bel et bien été achevé. L’objectif de l’Otan était d’assassiner Kadhafi, cet objectif a été atteint. L’Otan a assassiné Kadhafi, c’est le service après-vente qui n’a pas été assuré."

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Opportunité politique et diplomatique

Toute l’intelligence de ce fils de pasteur zaghawa a donc été de transformer le grand désordre régional qui a suivi en opportunité politique et diplomatique, avec l’appui circonstanciel mais sans cesse réitéré de la France, et de profiter d’un impérieux "besoin de Tchad" qui le rend désormais incontournable. Si le Déby Itno d’hier a su en jouer pour entrer en guerre au Mali à ses propres conditions – sortir du cadre de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest pour intégrer l’ONU -, celui d’aujourd’hui se comporte en véritable patron.

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Il n’hésite pas à tancer ses pairs pour leur frilosité, place l’Union africaine (UA) devant le fait accompli quand il s’agit de mettre sur pied une force régionale et d’en installer le siège à N’Djamena, obtient de son ami Jean-Yves Le Drian, le ministre français de la Défense – à qui le relie un quasi-téléphone rouge -, de déplacer chez lui le QG de l’opération Barkhane, et de Laurent Fabius, le patron du Quai d’Orsay, qu’il intervienne auprès du Fonds monétaire international (FMI) pour que ce dernier soutienne son effort de guerre (lire encadré).

Alors "Idi" agace parfois, notamment ses homologues d’Afrique centrale, pointe de jalousie à l’appui. Mais par les temps qui courent, personne ne peut se passer de celui que le chef dément de Boko Haram, Abubakar Shekau, qualifiait dans une récente diatribe de "Satan tchadien".

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Ses opposants pris au piège de l’impératif patriotique

Cette assurance qui impressionne tant, Idriss Déby Itno la doit un peu au soutien de la communauté internationale, un peu à la stabilité de son régime depuis la conclusion en 2009 de la paix avec le Soudan voisin, matrice de bien des rébellions, un peu à la tétanisation de ses opposants pris au piège de l’impératif patriotique, et beaucoup à son armée, sans conteste la meilleure de l’Afrique francophone. Une force de 70 000 hommes avec ses chars T-55, ses véhicules de combat d’infanterie chinois, russes et français, ses hélicoptères Mi-17, 24 et 25, ses lance-roquettes multiples, ses chasseurs bombardiers Soukhoï Su-25 et Mig-29 (l’appareil le plus sophistiqué en service dans la région, avec le Rafale français).

Très largement puisés au sein de la garde présidentielle et encadrés par des officiers majoritairement zaghawas, dont un général de brigade de 31 ans, Mahamat Déby Itno, fils de son père, les corps expéditionnaires qui s’illustrent au Mali, à l’épicentre des anciens sanctuaires jihadistes, ou à la frontière nigériane sont les héritiers d’une longue tradition d’intervention hors du territoire. Au pouvoir depuis le 4 décembre 1990, le président tchadien a envoyé ses hommes se battre au Congo en 1997, aux côtés des miliciens cobras de Denis Sassou Nguesso, dans le nord de la RD Congo en 2000, contre la soldatesque de Jean-Pierre Bemba et les troupes ougandaises (ce fut là son seul échec), au Darfour et, à plusieurs reprises, en Centrafrique, jusqu’à la mi-2014.

Sans compter les furieuses batailles menées contre des colonnes rebelles venues de l’Est, en avril 2006 et février 2008, jusqu’aux portes du palais présidentiel de N’Djamena. Souvent, Idi a joué lui-même les commandants en chef et, ainsi qu’il le dit, "mis sa tête à prix", refusant les propositions formulées par Jacques Chirac puis Nicolas Sarkozy d’être évacué en urgence par l’armée française et prenant parfois, au volant de son 4×4 blindé, la tête de ses troupes, comme à la glorieuse époque des "rezzous Toyota" taillant en pièces la Légion islamique de Kadhafi.

Habitués au combat, les soldats tchadiens le sont beaucoup moins au maintien de l’ordre, d’où les accusations récurrentes – et très mal vécues à N’Djamena – de "bavures" et autres dérapages commis au détriment des populations civiles. Si aucun incident notable de ce type n’a été relevé au Mali, il n’en va pas de même en Centrafrique, où le contingent tchadien a protégé et sans doute sauvé de la mort des milliers de musulmans, mais aussi riposté sans discernement aux assauts d’anti-balaka déchaînés.

Le 29 mars 2014, une fusillade éclate sur un marché de Bangui, faisant 30 victimes. Stigmatisé par un rapport de l’ONU (les Français et les Casques verts de la Misca, la mission de l’UA, parlent quant à eux de légitime défense), Déby Itno réagit sèchement : il rapatrie son millier d’hommes, sans en prévenir quiconque. Avis à ceux qui, à l’avenir, seraient tentés de jouer les procureurs, surtout sur le terrain sensible du respect des droits de l’homme. Chacun aura d’ailleurs remarqué qu’en ce domaine, Paris ne dit mot depuis deux ans…


Avec son fils Mahamat Déby Itno (à dr.), chef du Groupement présidentiel, en mai 2013,
à N’Djamena et Oumar Bikimo (à g.) alors commandant du contingent tchadien au Mali. © AFP/STR

Lot de méfiances et de fantasmes

Le président tchadien le sait : chacune de ses interventions, en particulier chez ses voisins, charrie immédiatement son lot de méfiances et de fantasmes. On le soupçonne d’agir par intérêt, ce qui est exact, mais pas forcément pour les motifs que l’on croit. En Centrafrique, par exemple : bien au-delà de l’hypothétique contrôle des permis de recherche pétroliers du Nord, la stabilité de ce pays et l’existence à Bangui d’un régime qui ne lui soit pas hostile ont toujours été pour N’Djamena un impératif de sécurité nationale.

Au Cameroun, l’entrée des troupes tchadiennes a suscité au sein de l’opinion, tout particulièrement dans le Sud, un quasi-réflexe de rejet sur fond de théories du complot, même si cette incursion durable s’est faite à la demande du président Paul Biya – lequel, on l’imagine, ne s’y est pas résolu de gaieté de coeur. Là aussi, on parle de convoitises pétrolières sur la zone du lac Tchad, tout en s’étonnant que Boko Haram ait jusqu’ici épargné le territoire tchadien.

Or la réalité est différente. S’il est exact que la secte a, par choix tactique, évité de s’en prendre au Tchad, cela ne l’a pas empêché d’y recruter au sein des populations kanourie, peule et arabe et d’y établir des cellules dormantes à N’Djamena même. En outre, la prise par Shekau, début janvier, de la localité nigériane de Bagakawa, épicentre des échanges commerciaux et base de la Force multinationale régionale, à quinze kilomètres des frontières lacustres du Tchad, a joué un rôle déterminant dans la décision d’intervention. Désormais, Boko Haram s’en prend directement à Déby Itno dans ses communiqués : "Que le despote sache que des caravanes entières de candidats au martyr attendent impatiemment des instructions", clame-t-elle le 19 février.

Bien accueillies au Niger, beaucoup moins au Cameroun et au Nigeria – où le réflexe nationaliste est d’autant plus vif que l’armée est humiliée -, les troupes tchadiennes commencent à compter leurs morts. En saluant ses hommes à leur départ pour le front, Idi leur avait promis du sang, de la sueur et des larmes. Il aurait pu ajouter : de l’ingratitude.

Éternel survivant

C’est dos au mur et armes à la main qu’il donne le meilleur de lui-même, dit-on souvent du président tchadien. Peut-être, à condition d’ajouter que l’uniforme du condottiere en chèche et l’image de l’éternel survivant lui pèsent et qu’il cherche à s’en débarrasser depuis des années, même s’il sait qu’on n’échappe ni à son destin, ni à sa géographie. Lui qui murmure plus qu’il ne parle ne cesse de répéter qu’il se sent mieux en civil qu’en treillis, qu’il n’a jamais fait la guerre par goût, que l’odeur de la poudre ne lui dit rien et que, pour ceux qui l’auraient oublié, sa formation à l’Institut aéronautique de Merville, en France, fut celle d’un pilote de Transall et de Noratlas, pas celle d’un fantassin.

C’est en bâtisseur qu’Idriss Déby Itno préfère qu’on le voie, "serial inaugurator" d’immeubles, de places et d’avenues goudronnées, intarissable sur le nombre d’écoles, de dispensaires et de têtes de bétail. En musulman, aussi, mais tolérant, anti­salafiste tendance laïque, lui qui aime à rappeler que sa professeure d’arabe à Abéché était une religieuse chrétienne libanaise. En arpenteur des 1,3 million de kilomètres carrés de son pays qu’il dit connaître "village par village", de ce vaste puzzle longtemps disjoint et qui commence enfin à prendre l’allure d’une mosaïque d’ensemble. Et en démocrate, enfin, soucieux de répartir la manne pétrolière – même si l’on est encore bien loin, dans tous les domaines, du Graal de la bonne gouvernance.

Il n’empêche : chez les Zaghawas, un jeune a le choix entre le troupeau, le commerce ou l’armée, et c’est cette dernière qu’Idi a choisi d’intégrer au tout début des années 1970. Mère abusive, elle se charge régulièrement, depuis, de le lui rappeler.

Le 21 février à N’Djamena, Laurent Fabius, le ministre français des Affaires étrangères,
a loué le "courage" du chef de l’État tchadien. © Ibrahim Adji / AFP

Se présenter pour la cinquième fois à l’élection présidentielle ?

En avril 2016, dans un an, Idriss Déby Itno, qui a depuis belle lurette fait sauter le verrou constitutionnel de la limitation des mandats, aura la possibilité de se présenter pour la cinquième fois à l’élection présidentielle. Le fera-t-il ? "Le pouvoir use, c’est vrai", reconnaissait-il en 2011 lors d’un entretien avec J.A., avant d’ajouter, un an plus tard : "Ne croyez surtout pas que je m’accroche à mon fauteuil." Reste que nul ne doute à N’Djamena que l’enfant de Berdoba et des plateaux de l’Ennedi n’a aucune intention de céder aux injonctions d’une opposition pugnace qui rêve de l’envoyer à la retraite, voire devant les tribunaux.

Après tout, sa santé, sur laquelle on a tant spéculé, ne semble présenter aucun signe alarmant ("Tout véhicule a besoin d’aller de temps en temps au garage pour une révision", répond-il à ceux qui s’étonnent de le voir subir des check-up réguliers en France), et l’état d’urgence sécuritaire étant ce qu’il est par crainte des attentats jihadistes, ce n’est pas demain que N’Djamena ressemblera à Ouaga. Dans la chute de son ami Blaise Compaoré, qui fut avec le Togolais Gnassingbé Eyadéma le seul chef d’État africain à l’aider lors de son exil soudanais, quand les sbires de Hissène Habré le recherchaient partout pour le liquider, Idi a puisé des motifs de résilience supplémentaires.

Longtemps, un marché de la capitale tchadienne a porté le surnom de "Hissène a fui", en référence à la débâcle infamante, le 2 décembre 1990, de celui qui fit assassiner onze membres de la famille Déby Itno. "Il n’y aura jamais d’"Idriss a fui"", a toujours juré ce dernier. Surtout pas aujourd’hui, alors que le boss a de nouveau chaussé ses bottes et que pas une semaine ne passe sans qu’un officiel français lui rende hommage…

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