Donald Kaberuka : « L’urgence est de libérer notre potentiel interne »
Pour que la croissance certaine du continent profite au plus grand nombre, le banquier de l’Afrique appelle à une transformation en profondeur des structures économiques. L’occasion, aussi, de faire le bilan de 2012 et d’esquisser des pistes pour l’année qui s’ouvre.
Tunis, le 15 janvier. À quelques centaines de mètres de l’avenue Habib-Bourguiba, qui célébrait la veille le deuxième anniversaire de la chute de Zine el-Abidine Ben Ali, le siège temporaire de la Banque africaine de développement (BAD). Un concentré d’Afrique en plein coeur de la capitale qui abrite plus de 2 000 salariés venus de tout le continent. Son président, le Rwandais Donald Kaberuka (61 ans), qui achèvera son deuxième et dernier mandat de cinq ans en septembre 2015, nous reçoit dans son bureau du dernier étage. Détendu, il a tombé la veste et a répondu pendant plus d’une heure à nos questions.
À la tête d’une institution qui est devenue le principal bailleur de fonds de l’Afrique, il est particulièrement bien placé pour décrypter les performances économiques appréciables d’un continent naguère voué à l’instabilité et à l’isolement, aujourd’hui courtisé pour ses taux de croissance supérieurs à 5 % et son potentiel. Optimiste, Donald Kaberuka n’en est pas moins réaliste. Pour aller plus haut et de manière pérenne, l’Afrique a encore bien du chemin à parcourir et des réformes à mener. Pour que la croissance soit mieux partagée, pour que l’intégration économique s’accélère et que les économies reposent enfin sur des piliers stables (agriculture, industrialisation, biens et services, secteur bancaire performant, etc.) et non plus seulement sur les seules ressources naturelles que viennent chercher Européens, Américains, Chinois, Indiens, Brésiliens ou Russes. Entretien.
Jeune Afrique : En 2013, l’Afrique devrait demeurer, selon les prévisions du Fonds monétaire international (FMI), la deuxième zone de croissance dans le monde après l’Asie, avec un taux moyen de 5 %. Partagez-vous cet optimisme ?
Donald Kaberuka : Effectivement, le taux moyen devrait même être de 5,8 %. Après avoir résisté à la crise financière de 2008-2009, le continent poursuit donc sa dynamique de croissance. C’est une excellente nouvelle.
Aucune révolution dans le monde n’a été suivie d’une embellie économique.
Qu’est-ce qui explique ce cercle vertueux ?
Nous assistons à une combinaison de plusieurs facteurs. D’abord, les fruits des réformes économiques engagées dans les années 1980 et 1990, qui permettent aujourd’hui de pouvoir mieux résister aux chocs extérieurs. Ensuite, la demande asiatique ; mais contrairement à ce qui a pu être dit, cela ne contribue que pour 25 % à 30 % à cette situation. C’est loin d’être l’élément le plus important. Enfin, une véritable dynamique interne à l’Afrique, basée notamment sur la démographie, une meilleure organisation et l’essor des technologies de l’information et de la communication.
Que manque-t-il au continent pour enfin dépasser durablement ce cap des 5 % à 6 % et mettre en place une véritable croissance inclusive, c’est-à-dire qui profite à un plus grand nombre ?
Il faut ne plus confondre croissance économique et transformation de l’économie. La structure même de notre économie, malgré la bonne santé dont nous venons de parler, n’a pas foncièrement changé. Trois éléments majeurs permettraient de faire évoluer les choses : mieux partager la croissance, investir dans le capital humain et élargir nos propres marchés, qui isolément restent petits. L’intégration économique doit donc être une priorité.
Quel bilan faites-vous de cette année 2012 par rapport à 2011, marquée par le Printemps arabe et la crise ivoirienne ?
Prenons les régions une par une. L’Afrique du Nord connaît des situations contrastées. Le Maroc et l’Algérie se portent plutôt bien. Mais l’attentisme règne en Tunisie, en Égypte et en Libye. C’était attendu : aucune révolution dans le monde n’a été suivie par une embellie économique. À court terme, le coût est toujours important. En Afrique de l’Ouest, le retour de la Côte d’Ivoire comme locomotive de la sous-région, avec le Ghana et le Nigeria, est une bonne chose. L’Afrique de l’Est, elle, commence à découvrir d’importantes quantités d’hydrocarbures, même si l’exploitation n’a pas encore vraiment commencé. Cela contribue cependant déjà à son dynamisme et augure de lendemains encore meilleurs. L’Afrique australe, aux économies plus ouvertes, est plus sensible aux chocs extérieurs. Ses performances sont moins bonnes que celles de l’Afrique de l’Est ou de l’Afrique de l’Ouest cette année. Mais il n’y a aucune raison de s’inquiéter.
Quels sont les pays qui, selon vous, progresseront le plus en 2013 ?
Cela dépend de ce que vous entendez par progresser…
En termes de croissance, mais aussi de réformes internes, par exemple.
Pour moi, il y a quatre pays qui sont très intéressants à observer. L’Éthiopie, qui cumule croissance et début de transformation de son économie. On constate des réformes importantes, notamment celle de son agriculture, et une réelle industrialisation. C’est très impressionnant. Ensuite le Ghana, qui progresse à pas de géant pour devenir un pays à revenu intermédiaire. Cela dit, il ne fait que reprendre une place qui aurait dû être la sienne il y a déjà vingt ans, compte tenu de son potentiel et de ce qu’il était à son indépendance. Puis le Rwanda, un pays jadis pratiquement détruit et qui fait aujourd’hui partie des réussites africaines, grâce à de bonnes politiques, des réformes importantes et une utilisation judicieuse des capitaux étrangers et de l’aide au développement. Enfin, le Cap-Vert, parti de rien à l’indépendance et qui enregistre des performances remarquables, notamment au niveau du capital humain. Je pourrais en citer beaucoup d’autres, mais ces quatre-là m’impressionnent réellement.
Et ceux qui vous inquiètent le plus ?
Je dirais ceux qui souffrent du syndrome hollandais, qui regorgent de ressources naturelles, minières, pétrolières ou gazières mais où les deux tiers de la population vivent toujours en dessous du seuil de pauvreté. Ce n’est tenable ni économiquement ni politiquement. Sans parler des effets négatifs sur leurs voisins.
Deux ans après la chute de Zine el-Abidine Ben Ali, la Tunisie affronte d’importantes difficultés, au niveau politique comme économique. Vous observez de près cette transition, quel est votre diagnostic ?
Il faut faire preuve de patience et être pragmatique. Les véritables enjeux sont avant tout sociaux, et non religieux ou politiques comme on le dit trop souvent. La Tunisie a un besoin impératif de restaurer la confiance, celle de ses citoyens et celle des investisseurs, pour créer les emplois dont la population a besoin. Les dirigeants, qui s’installent, doivent émettre des signaux clairs en ce sens et donner la priorité à la résolution des problèmes sociaux.
Êtes-vous inquiet pour l’Égypte ou la Libye ?
Non, pas vraiment. La phase que ces pays traversent est somme toute logique, nous en avons déjà parlé. Mais il ne faut pas que cela dure trop longtemps…
L’Union du Maghreb arabe, dont on aurait pu penser que les révolutions la relanceraient, est toujours aussi moribonde…
Et c’est plus que regrettable ! De toutes les régions du continent, l’Afrique du Nord est celle ou l’intégration économique est la plus faible. Or aucun des pays que nous avons évoqués ne trouvera seul les solutions à ses problèmes.
Quelles conséquences la crise européenne peut-elle avoir pour le continent, en particulier la zone franc CFA, arrimée à l’euro ?
L’Europe demeure le partenaire le plus important de l’Afrique. Donc ses difficultés ne peuvent que se répercuter sur l’ensemble des pays du continent. En ce qui concerne les pays de la zone franc CFA, la dépréciation de l’euro engendre cependant des effets bénéfiques, notamment vis-à-vis des exportations. Malgré tout, l’ensemble des effets est négatif, sur le commerce, l’investissement, les financements disponibles, etc.
Malgré une image de moins en moins négative et ses promesses économiques, l’Afrique ne brille toujours pas par sa stabilité. Les crises, au Mali notamment mais aussi en RD Congo ou en Centrafrique, se multiplient…
Certes, mais il convient tout de même de préciser qu’il y a moins de crises aujourd’hui qu’il y a vingt ans, qu’elles sont également moins aiguës et plus rapidement prises en charge. Il faut également regarder les situations qui s’améliorent : si le Sahel, par exemple, nous préoccupe énormément, dans le même temps la Corne de l’Afrique, de la Somalie au Soudan du Sud, va mieux. Quand on sait d’où vient cette région, c’est énorme.
La BAD a participé aux mesures de sanction qui ont frappé le Rwanda, suspecté de soutenir les rebelles du M23 en RD Congo, prises notamment par l’Union européenne et les États-Unis. En tant qu’ancien ministre des Finances de ce pays très dépendant de l’aide internationale et dont vous citiez en exemple l’utilisation qu’il en faisait, pensez-vous réellement qu’il s’agisse de la bonne solution ?
La BAD agit toujours dans un cadre multilatéral qui n’obéit pas forcément aux mêmes considérations que les bailleurs bilatéraux… Mais je souhaite vivement que la coopération entre le Rwanda et les bailleurs reprenne le plus rapidement possible. Nous avons obtenu ensemble d’excellents résultats qu’il ne faut pas mettre en danger.
D’après certaines indiscrétions, il semble que vous souhaitiez faire coïncider le retour de la BAD à Abidjan avec le 50e anniversaire de sa création, en novembre 2014. Est-ce toujours d’actualité ?
Les Ivoiriens souhaitent, à juste titre, que ce 50e anniversaire soit célébré dans leur capitale économique. Et notre feuille de route, qui devrait être votée à Marrakech lors de nos prochaines assemblées générales, prévoit un retour avant cette date. Évidemment si les conditions, de sécurité comme d’accueil, sont réunies. La bonne volonté des autorités ivoiriennes est évidente, les moyens consentis également, mais une telle opération prend du temps.
Où en sont les travaux de votre siège ?
Le cahier des charges, qui comprenait notamment le désamiantage, est respecté, donc nous n’avons aucune inquiétude. Notre principale préoccupation concerne plutôt les capacités de logement, mais aussi scolaires et sanitaires, pour nos plus de 2 000 employés ou consultants.
Quelle place occupe le secteur privé dans vos financements ?
Quelque 30 % des opérations de la Banque à ce jour concernent le secteur privé. Cela représente environ 2 milliards de dollars [1,5 milliard d’euros, NDLR]. Inutile de vous dire qu’il s’agit d’une véritable révolution, que nous avons été les premiers à lancer d’ailleurs parmi les banques multilatérales de développement, qui pendant longtemps ne s’adressaient qu’aux États. C’est pour nous un véritable motif de fierté. D’autant que l’effet de levier est très important, de l’ordre de 1 à 5 : les 2 milliards que nous affectons permettent au total d’en mobiliser 10 !
Parmi vos priorités, les infrastructures, qui représentent 60 % de vos projets et dont la moitié concerne le secteur de l’énergie. Pourtant, un certain nombre d’entre eux, comme les barrages d’Inga en RD Congo, peinent toujours à voir le jour…
Ce n’est pas par manque de moyens. L’architecture de ce type de projets est extrêmement complexe, il ne s’agit pas simplement de produire de l’électricité, cela est simple, mais de prendre en compte de multiples facteurs comme l’environnement institutionnel, les problématiques de régulation, les capacités, etc. Cela prend beaucoup de temps. J’ajouterais que vous pourriez également parler des grands projets qui marchent : l’interconnexion en Afrique de l’Est [entre l’Éthiopie, le Kenya et Djibouti] mais aussi en Afrique de l’Ouest, par exemple…
De plus en plus de gouvernants africains viennent aujourd’hui du secteur privé. Est-ce une bonne chose selon vous ?
Bien sûr. La gestion d’un État ne peut plus être accaparée par un petit nombre de personnes. Il faut s’ouvrir, aux dirigeants d’entreprises comme à la société civile d’ailleurs. L’important, c’est de trouver les meilleurs, tout simplement.
Que pensez-vous du large recours, par les États africains, aux subventions, sur l’essence et les denrées alimentaires notamment ?
Il s’agit de mesures économiques vraiment dommageables. Le problème n’est pas que les États déploient des filets de sécurité pour les plus démunis, car c’est capital pour nos populations. Le vrai problème consiste à multiplier des subventions qui pèsent lourdement sur les budgets de nos pays, qui sont socialement injustes et qui par ailleurs ne s’inscrivent dans aucune politique de long terme. Prenons l’exemple de l’Égypte, qui dépensait jusqu’ici 10 % de son PIB en subventions non ciblées, c’est-à-dire qui touchent tout le monde, y compris, donc, ceux qui n’en ont aucun besoin. Pourquoi subventionner les riches ? Mieux vaut élaborer, et ce n’est pas compliqué, des subventions qui s’adressent réellement à ceux pour qui c’est utile et mobiliser les importantes économies ainsi réalisées pour investir dans l’éducation, la santé, l’agriculture, la jeunesse, entre autres.
Les pays qui réussissent le mieux économiquement sont généralement ceux qui respectent les principes de bonne gouvernance et de transparence. Estimez-vous que l’Afrique progresse suffisamment de ce point de vue ?
Une des conditions sine qua non d’un développement durable et partagé, ce sont des institutions fortes et transparentes. Les citoyens, qui contribuent grandement à la création de richesse par leurs impôts ou leur consommation, doivent percevoir les résultats tangibles des réformes engagées par leurs États. Cela peut intervenir, et la précision est d’importance, dans un cadre démocratique tel que défini en Occident, mais aussi ailleurs dans le monde, notamment en Asie. La difficulté est là : la bonne gouvernance ne répond pas aux seuls critères occidentaux. Voyez ce qui se passe en Corée du Sud, à Singapour, en Chine ou en Inde : il s’agit là de modèles dont nous pouvons nous inspirer, ce qui ne signifie pas pour autant les dupliquer. Les bons gouvernements ne se ressemblent pas.
La BAD dégage d’importants bénéfices, de l’ordre de 500 millions de dollars par an. Que deviennent-ils ?
Malgré les soubresauts de la conjoncture internationale, la BAD est restée une banque très forte. Nous avons par exemple triplé notre capital en 2010, ce qui nous permet d’augmenter nos appuis aux États. Ces bénéfices servent à conforter nos réserves, donc nos actions.
L’Afrique voit affluer les nouveaux partenaires : Chine, Inde, Russie, Brésil, Turquie, etc. Quel doit être leur rôle et quels sont les éventuels risques induits par cette nouvelle donne ?
Cette diversification est capitale. Pas seulement en termes de sources d’investissements, mais parce que tous nous apportent des sources d’inspiration, un savoir-faire, des échanges, de l’expérience, de la formation, qui peuvent nous être grandement utiles. Cela nous permet, je le répète, de nous inspirer auprès de plusieurs sources et non plus d’importer un modèle unique de développement, comme par le passé. Quant aux risques, j’imagine que vous pensez à l’endettement. Or sur l’ensemble des pays africains, la dette représente moins de 30 % du PIB. C’est le niveau le plus bas de l’Histoire. Seule une douzaine de pays sur 54 atteignent un niveau où il faut désormais faire preuve de prudence. Il n’y a donc aucune raison de s’alarmer. D’autant que l’endettement, s’il est utilisé à bon escient, peut se révéler utile.
La BAD a également une fonction de conseil, pour aider les États à lever des fonds et à les utiliser, ou pour mieux négocier les contrats, miniers notamment. Sentez-vous une réelle demande de la part des pays africains ?
Lorsque nous avons créé la Facilité juridique africaine, dont la vocation correspond à cette mission de conseil, il y a trois ans, nous étions les pionniers. Depuis, d’autres institutions nous ont emboîté le pas. La demande est énorme et dépasse même largement nos moyens…
Vous achèverez votre dernier mandat en septembre 2015. Comment imaginez-vous votre vie après la BAD ?
J’essaie de me concentrer sur le présent, les projets que j’entends mener d’ici là. J’ai encore beaucoup de travail à fournir. Franchement, je n’ai pas encore réfléchi à cela. Je me poserai cette question plus tard.
La bonne gouvernance ne répond pas aux seuls critères occidentaux.
Que peut-on souhaiter à l’Afrique pour cette nouvelle année ?
Si on regarde aujourd’hui ce qui se passe un peu partout, tout le monde cherche frénétiquement la croissance. Les émergents se tournent vers leurs marchés intérieurs car les débouchés extérieurs ne sont pas légion. L’urgence, pour nous, est aussi de libérer notre potentiel interne. J’étais ce week-end [l’entretien s’est déroulé le mardi 15 janvier] à Addis-Abeba, avec la nouvelle présidente de la Commission de l’Union africaine et le secrétaire exécutif de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique. C’est la première réunion de ce type. Nous avons longuement discuté de ce sujet. Je nous souhaite donc, mais cela ne se décrète pas autour d’une table, d’y parvenir. Ce serait une vraie révolution.
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