État islamique : massacre au marteau-piqueur en Irak

Les jihadistes de l’État islamique ne se contentent pas d’égorger les vivants : ils s’en prennent aussi avec une rare violence à la culture et à l’Histoire, tentant de détruire un passé de création qui ne correspond pas à leur vision mortifère du monde.

Dans une vidéo, Daesh s’attaque à Shedou, génie protecteur de 2722 ans. © DR

Dans une vidéo, Daesh s’attaque à Shedou, génie protecteur de 2722 ans. © DR

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 10 mars 2015 Lecture : 6 minutes.

Ouverts par un burin habile il y a 2 715 ans, les yeux du Shedou ont éclaté sous le marteau-piqueur d’un jihadiste zélé. Génie de pierre bienveillant, ce taureau ailé à tête humaine de quatre mètres de haut protégeait des mauvais esprits l’une des portes de Ninive, capitale des empereurs d’Assyrie. Sa destruction et celle de ses frères restés sur le site ont été l’apothéose d’une vidéo de propagande diffusée le 26 février où l’État islamique (EI) a mis en scène son iconoclasme enragé.

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Auparavant, quelques gros bras de son service d’action culturelle s’étaient acharnés sur les statues de rois, de prêtres et d’animaux qui peuplaient les galeries du Musée de Mossoul. "Des idoles des peuples des siècles passés qu’ils adoraient à la place de Dieu", enseigne l’un d’eux.

Sous les coups de masse, certaines se désagrègent comme des pains de sucre : des fac-similés en plâtre remplaçant les originaux mis à l’abri par le régime de Saddam Hussein pendant la guerre contre l’Iran et la première guerre du Golfe, puis par les envahisseurs américains après 2003. Mais certaines, authentiques, résistent au marteau-piqueur avant de s’émietter. "Daesh [acronyme arabe de l’EI] prétend qu’elles sont toutes originales. À Bagdad on a intérêt à affirmer plutôt le contraire ; il faudra des enquêtes compliquées à conduire dans ce contexte pour connaître la vérité", explique Samir Abdulac, secrétaire général de la section française d’Icomos, le Conseil international des monuments et des sites.

Dans un communiqué publié le 5 mars, cette ONG qui collabore avec l’Unesco s’alarme : "La destruction volontaire et médiatisée du patrimoine culturel est une nouvelle menace dans la région." Déjà les combats qui font rage en Syrie depuis 2011 ont été fatals à bien des trésors du Croissant fertile : cité antique de Palmyre aménagée en camp militaire par les troupes du régime, villes byzantines du Nord occupées par les rebelles, ancienne cité d’Alep ravagée par les combats, champs archéologiques transformés en mines d’antiquités à ciel ouvert…

Mais au-delà des destructions guerrières ou contrebandières, les jihadistes avaient déjà fait la démonstration de leur vandalisme idéologique en rasant, dès mai 2013, un mausolée réputé être celui d’Abraham, dans le nord de la Syrie. En juillet 2014, quelques semaines après s’être rendus maîtres de Mossoul, en Irak, les fanatiques de l’EI y faisaient sauter les sanctuaires bâtis sur les sépultures des prophètes Jonas et Seth, mais aussi des mosquées chiites. Fin février, ils livraient aux flammes les livres précieux de la bibliothèque de la ville. Pour ces adeptes d’une vision pervertie de l’islam, la vénération populaire des tombeaux illustres, tout comme l’admiration des oeuvres jugées profanes, relève d’un polythéisme à éradiquer.

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Les bouddhas de Bamiyan dynamités par les Talibans afghans en 2001

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Le principe avait été appliqué sur le sol africain par les partisans d’Al-Qaïda, à Tombouctou notamment, qui avait pleuré en 2012 l’anéantissement de prestigieux manuscrits, mais aussi en Libye et en Tunisie où des sanctuaires ont été attaqués. En réveillant le fantôme du bouddha de Bamiyan dynamité par les talibans afghans en 2001, la vidéo du saccage de Mossoul a remporté la "palme d’or" du vandalisme à l’ère d’internet. "Après avoir plus ou moins habitué l’opinion internationale à ses exécutions barbares de prisonniers et d’otages, Daesh cherche à se renouveler dans l’horreur et poursuit sa course au spectaculaire", se désole Samir Abdulac.

Les prochaines cibles ne manquent pas : près de 4 500 sites archéologiques sont sous contrôle de l’EI qui, le 6 mars, a lancé ses bulldozers contre les remparts de Nimrod, autre capitale antique assyrienne. À une centaine de kilomètres de Mossoul, ce sont les splendides reliques de Hatra, site du IIIe siècle classé au patrimoine mondial, qui préoccupent l’éditeur Erick Bonnier, fin connaisseur de la région. "Cette cité était la capitale d’un royaume perse, et sa destruction pourrait être un message à l’Iran, dénoncé comme le suppôt de l’hérésie chiite, dit-il. Tout comme celle des ruines romaines de Leptis Magna ou de Sabratha par la succursale locale de l’EI en Libye signerait sa volonté d’y effacer le souvenir de l’Afrique romaine…"

Le vandalisme jihadiste conjugue rigorisme moyenâgeux, propagande internationale et menace politique. "Ces statues et idoles n’étaient pas là du temps du Prophète et de ses compagnons. Elles ont été déterrées par des satanistes", proclame un message écrit sur la vidéo, faisant ainsi allusion aux archéologues venus d’Europe dans les bagages des conquérants coloniaux, mais aussi aux populations yézidies du nord de l’Irak qui, servant un culte d’origine perse antérieur à la révélation islamique, sont aujourd’hui pourchassées et massacrées en tant qu’"adorateurs du diable".

Au siège de l’Unesco à Paris, l’on préfère rester discret sur les sites menacés : les désigner pourrait indiquer à l’EI les prochaines cibles à abattre… "Soyez très prudent, parler de ces destructions sert la propagande de Daesh", avertit Nada al-Hassan, chef du département arabe au Centre du patrimoine mondial de l’institution. Au-delà de la volonté du "califat" obscurantiste d’appliquer son interprétation violente de l’islam, cette extermination culturelle vise "à mettre à genoux les communautés locales en "épurant" leur identité par l’annihilation de leur patrimoine ancestral, elle est utilisée comme une arme de guerre", poursuit la spécialiste, rappelant la dévastation par un kamikaze sunnite de la mosquée Al-Askari de Samara révérée par les chiites.

Les millions de dollars que représentent les antiquités constituent une autre motivation, moins avouée, des prédations jihadistes. Si les pièces trop volumineuses sont anéanties devant les caméras, les artefacts de petite taille sont écoulés au marché noir. Art contre kalachs, la pratique n’est pas nouvelle : "Il y a déjà sept ou huit ans, des rapports faisaient état de la découverte d’antiquités dans des caches d’armes", rappelle Samir Abdulac. Sur les marchés officieux, mais aussi officiels, les ventes ont explosé depuis 2011. Arrachés de leurs écrins millénaires par les extrémistes islamistes, les rebelles syriens et les troupes régulières de Damas, sculptures, poteries, monnaies et bijoux sont vendus presque au grand jour à Beyrouth, à Amman ou à la frontière turque.

"Ils veulent détruire tout ce qui est l’humanité"

L’Unesco brandit la menace de la Cour pénale internationale (CPI), qui avait qualifié pour la première fois de "crime de guerre" la destruction des mausolées de Tombouctou, en 2012. "La barbarie touche les personnes et elle touche l’Histoire. Ils veulent détruire tout ce qui est l’humanité", dénonçait le président français, François Hollande, après la diffusion de la vidéo du Musée de Mossoul. Mais ces imprécations ne sont-elles pas un label de piété pour les zélateurs de l’EI ? Ne sont-elles pas discréditées par le souvenir du pillage du musée de Bagdad, en avril 2003, qui se déroulait impunément à quelques centaines de mètres du ministère du Pétrole sécurisé par les Américains ?

Trois jours après les destructions de Mossoul, les autorités irakiennes ont hâté la réouverture du musée de Bagdad, qui a récupéré 7 000 des 14 000 pièces dérobées, affirme-t-on à l’Unesco. Un symbole dérisoire sur un terrain que l’EI contrôle fermement, des abords de Damas aux faubourgs de Bagdad. Un rare espoir réside dans la mobilisation des populations qui constituent des réseaux de sauvegarde pour abriter les biens mobiliers ou sécuriser les précieux débris des monuments anciens en prévision de reconstructions futures.

À Mossoul, une chaîne humaine a sauvé le minaret d’Al-Hadba, datant du XIIe siècle, et dans la même région le père Najeeb, monument man dominicain, a écumé les monastères pour mettre à l’abri au Kurdistan irakien des milliers de manuscrits, mémoire codée alphabétiquement du berceau des civilisations. Quant aux bienveillants Shedou d’Assyrie, la terre sous laquelle ils ont traversé les siècles reste leur meilleur rempart. Puissent les derniers d’entre eux garder longtemps les yeux ouverts dans cette obscurité protectrice.

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