Éric Rouleau : Kadhafi, Mitterrand et le petit Juif

En hommage au journaliste et diplomate Éric Rouleau, disparu le 25 février, J.A. publie le portrait qu’en brossa notre ami Jean-Louis Gouraud dans La Revue en 2013.

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Publié le 11 mars 2015 Lecture : 6 minutes.

Éric Rouleau est indiscutablement un grand, un très grand journaliste, mais il est surtout un grand, un très grand séducteur. Cela commence par son aspect, son physique avantageux, sa haute taille, sa barbichette impeccablement taillée, son sourire hollywoodien : plusieurs metteurs en scène lui ont d’ailleurs proposé des rôles. C’est ainsi qu’on a pu l’apercevoir dans plusieurs films de son ami Costa-Gavras. Je suis témoin d’une offre de même nature, de la part d’un des plus célèbres réalisateurs russes, Pavel Lounguine…

Cela se passait au début des années 2000, boulevard Saint-Germain, à Paris, dans le somptueux appartement qu’habitait alors Éric. Nous dînions en compagnie de nos épouses respectives : Éric avec Michèle, associée à la femme de Lounguine dans une affaire de restauration […]. J’assistai ce soir-là à une sorte de comédie digne de ces mêmes Grands Boulevards : Éric dans le rôle de l’antisioniste défenseur de la cause palestinienne, et Pavel dans celui du militant archisioniste, avec dans les deux cas la tchatche et l’humour qu’il faut pour que la discussion ne se transforme pas en pugilat. Observateur amusé, je fis remarquer aux protagonistes que leur numéro de duettistes aurait mérité d’être enregistré. Ce à quoi Pavel répondit qu’en tout cas Éric était un formidable comédien et qu’il était disposé à le recruter pour son prochain film.

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Puisque j’ai évoqué la présence à ce dîner de nos épouses, autant le dire tout de suite : sur les femmes aussi, Éric exerce un fort pouvoir de séduction. Pour m’en tenir à celles que j’ai (plus ou moins bien) connues, j’en mentionnerai trois : Rosy, Édith et, déjà citée, Michèle – à laquelle Éric dédie son récent ouvrage, Dans les coulisses du Proche-Orient (Fayard, 2012). Rosy, sa première épouse, était une amie très chère. J’ai eu la chance de l’avoir pour collaboratrice de 1978 jusqu’à sa mort, le 15 janvier 1985. C’est Éric lui-même qui me l’avait présentée.

J’avais créé avec un copain, Gérard Fayolle, une petite maison d’édition et n’étais pas peu fier d’avoir réussi à convaincre le journaliste déjà célèbre qu’était Rouleau de nous confier son premier manuscrit, issu des nombreux entretiens qu’il avait eus avec Abou Iyad, considéré alors comme le numéro deux de l’OLP. L’ouvrage parut sous le titre Palestinien sans patrie (Fayolle, 1978).

Ce ne fut pas un très grand succès commercial, mais bien mieux que cela : le début d’une solide amitié. Indécrottablement monolingue, je recherchais à l’époque, pour développer mes activités d’édition, des assistants polyglottes. Avec Rosy, je fus servi. Outre le français et l’anglais, elle pratiquait couramment l’arabe, ainsi que quelques dialectes européens : l’italien, l’espagnol et peut-être d’autres encore…

Comme Éric, Rosy était originaire d’Égypte, et avait commencé sa carrière de journaliste en tant que photographe dans le sillage de celui qu’elle allait épouser quelque temps plus tard et à qui elle donnerait trois enfants […]. D’une infinie gentillesse, d’une inébranlable amabilité non dépourvue d’habilité tout orientale, Rosy guida mes premiers pas dans plusieurs pays arabophones, en particulier la Libye, où j’eus par la suite l’occasion plusieurs fois de croiser Éric.

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Je me souviens en particulier de ces pittoresques retrouvailles, à Tripoli, où j’étais venu présenter un livre d’entretiens entre Kadhafi, qui n’était pas encore, à l’époque, tout à fait infréquentable, et un groupe de journalistes que j’avais recrutés pour la circonstance. […] J’avais donné pour titre à ce livre une phrase prononcée au cours de ces entretiens par Kadhafi lui-même et qui, à mon avis, le définissait parfaitement : Je suis un opposant à l’échelon mondial. Publié en 1984 chez un éditeur suisse, Pierre-Marcel Favre, ce livre-là non plus ne fut pas un best-seller.

Du moins son titre donna-t-il une bonne occasion de sourire de l’ironie de l’Histoire. À peine s’était-il vanté d’être un opposant universel, Kadhafi fut obligé de constater qu’en retour, lui-même ne manquait pas de farouches opposants. Un groupe de desperados, en effet, attaqua peu de temps après la caserne Bab el-Azizia, où il résidait habituellement.

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Tandis que les journalistes, toujours nombreux à Tripoli (il faut dire que, pour la presse du monde entier, Kadhafi a toujours été ce qu’on appelle "un bon client", c’est-à-dire un fournisseur permanent d’histoires rocambolesques), se demandaient où était passé le "Guide de la révolution", s’il était mort ou vif, s’il avait ou non survécu à l’attaque et, si oui, où il se terrait, un seul d’entre eux eut le bon réflexe : Éric Rouleau, qui conseilla à l’équipe de TF1 présente sur place d’aller voir du côté de l’immense centre équestre que Kadhafi avait fait construire entre la ville et l’aéroport, et où, Éric le savait, il venait parfois se détendre.

Kadhafi n’était pas un très bon cavalier, mais aimait faire de temps en temps un petit galop sur une de ces jolies montures dont la tradition musulmane dit qu’elles ont été conçues par le Créateur pour porter la parole du Prophète aux quatre coins du monde. Kadhafi était bien là, en effet, et se laissa complaisamment filmer par l’équipe de Rouleau, qu’il connaissait bien. Et depuis longtemps.

Dans son récent livre, ce dernier raconte lui-même, page 360, une de ses premières rencontres, au lendemain de la guerre d’octobre 1973 : "À Tripoli, raconte-t-il, le colonel Kadhafi me reçoit un soir en présence de tous les membres de la junte au pouvoir réunis pour rompre le jeûne du ramadan. En uniforme kaki, bottes de cuir souple, le Guide de la révolution est le seul à occuper un fauteuil, tandis que ses compagnons l’entourent, assis en tailleur à même le sol, sirotant une tasse de thé. En colère, il se lance dans une longue diatribe contre Anouar al-Sadate…" C’est d’ailleurs cette connaissance du personnage réputé fantasque, imprévisible, insaisissable qu’était le colonel qui valut à Éric Rouleau un des principaux bouleversements de sa carrière.

Cela se passe encore en 1984. La France et la Libye sont en froid, presque en guerre, se disputant l’hégémonie sur le Tchad. Mitterrand a accepté l’idée d’une rencontre, en terrain neutre, avec Kadhafi. Cette rencontre aura lieu dans un bon hôtel de Crète, le 14 novembre. Mitterrand est agacé. Il n’arrive pas à comprendre, à saisir la mentalité, la tournure d’esprit de son interlocuteur.

"N’y a-t-il pas quelqu’un qui puisse m’expliquer comment fonctionne ce Bédouin ?" lance-t-il à son entourage. Quelqu’un lui répond : "Si ! Il y a le journaliste Éric Rouleau." Mitterrand demande alors à le voir. Il est séduit (je l’ai dit, Éric est un séducteur) par l’agilité intellectuelle, les finesses d’analyse, la profondeur des connaissances de ce chroniqueur dont il décide sur-le-champ de faire un diplomate.

Et lui propose de devenir ambassadeur de France en Tunisie. Pour Mitterrand, l’opération est doublement jouissive. Primo, il fait la nique, et cela ne lui déplaît pas, aux diplomates de carrière, qui ont plutôt tendance à le snober. Secundo, l’amateur de situations ambiguës qu’il est savoure l’idée de nommer un ambassadeur juif dans un pays arabo-musulman. D’autant que Tunis n’est pas seulement, à l’époque, la capitale de la Tunisie, mais aussi le siège de la Ligue arabe, et la base refuge de l’OLP […].

J’ignore si Éric fut à Tunis un bon ambassadeur, mais je témoigne du fait qu’il y fut un ambassadeur heureux. Jusqu’à ce que Jacques Chirac, devenu Premier ministre de la difficile "cohabitation", cherche à se débarrasser de lui. Il y parviendra, mais ce ne sera pas la fin de la carrière diplomatique d’Éric Rouleau, qui sera nommé par la suite ambassadeur en Turquie (1988 à 1991). J’ai hâte de lire le récit qu’il fera un jour j’espère de ces aventures politico-journalistiques et journalistico-diplomatiques. Car Rouleau n’a pas fini, avec le livre qu’il vient de publier, de raconter ses Mémoires.

Son extraordinaire carrière a naturellement entraîné bien des interrogations : comment un petit Juif du Caire a-t-il pu devenir un personnage aussi éminent ? Accusé d’être un agent tantôt prosoviétique (il n’a jamais caché ses convictions marxistes), tantôt proaméricain (il a été membre du Council on Foreign Relations), ce qui est, à mes yeux, un bon indice d’une réelle indépendance d’esprit, Éric Rouleau n’a pas encore livré tous ses secrets. Le mystère est une des armes favorites des grands séducteurs.

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