Algérie : procès Sonatrach, 19 prévenus et 1 grand absent
Le 15 mars s’ouvrira le procès des anciens dirigeants de la compagnie pétrolière algérienne. Réfugié aux États-Unis, Chakib Khelil, ministre de l’Énergie au moment des faits, suivra les audiences avec attention…
"Veuillez vous présenter demain avec vos deux enfants à une rencontre officielle. Mettez votre plus beau costume." Quand, ce lundi 11 janvier 2010, Mohamed Meziane, PDG de Sonatrach depuis septembre 2003, reçoit cet appel d’un officier du Département du renseignement et de la sécurité (DRS, services secrets) alors qu’il se trouve à Oran, il devine immédiatement l’endroit où il est convié – il s’y est déjà rendu pour des interrogatoires.
Assis juste à son côté, Chakib Khelil, ministre de l’Énergie et des Mines, ignore en revanche tout de ce qui se trame. "Les instructions étaient claires, raconte un familier du dossier. Il fallait agir dans la plus grande discrétion pour ne pas le mettre au parfum." Et empêcher Khelil, ami d’enfance du président Bouteflika et puissant patron des hydrocarbures depuis 1999, d’intervenir pour annuler – ou du moins reporter – ce rendez-vous ? Plus que probable.
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Le lendemain, le PDG de Sonatrach et ses deux fils, Fawzi et Mohamed Réda, se présentent de bonne heure au lieu du rendez-vous, une caserne du DRS surnommée Antar, à Ben Aknoun, sur les hauteurs d’Alger. Mais à défaut d’une rencontre avec des officiels, ils y retrouvent des collègues de Sonatrach et des partenaires en affaires. Après plusieurs heures d’attente ponctuées de formalités administratives, tout ce beau monde est embarqué, menottes aux poignets, dans des fourgons banalisés. Direction les bureaux du procureur et du juge d’instruction du palais de justice d’Alger.
Deux autres fourgonnettes remplies de documents suivront le même chemin. Les auditions durent toute la nuit et se poursuivent jusqu’à l’après-midi du mardi. "C’était humiliant, confie Mohamed Meziane. Je dirigeais la plus grande compagnie pétrolière d’Afrique, je rencontrais les patrons de compagnies mondiales, je signais des contrats qui se chiffraient en milliards de dollars… Et voilà que je devenais un pestiféré !"
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Le top management du mastodonte pétrolier est décapité
Association de malfaiteurs, passation de marchés illégaux, corruption, blanchiment d’argent, dilapidation de deniers publics, surfacturation… Le magistrat instructeur aura la main lourde. Inculpé, Mohamed Meziane est placé sous contrôle judiciaire. Ses deux fils ? Mandat de dépôt. Deux vice-présidents de Sonatrach et un ancien directeur d’une banque publique, le Crédit populaire algérien, sont aussi écroués. Poursuivis pour les mêmes motifs, sept autres cadres de la compagnie, dont deux directeurs centraux, seront soumis au contrôle judiciaire. Bref, c’est tout le top management du mastodonte pétrolier (110 000 employés pour environ 55 milliards d’euros de chiffre d’affaires à l’époque) qui est décapité.
Ainsi débute Sonatrach I, le plus retentissant des scandales que le géant du pétrole et du gaz ait jamais connu depuis sa création, en décembre 1963. Et, pour cette entreprise qui assure 95 % des recettes en devises du pays, ce n’est qu’un prélude. Par la suite, plusieurs enquêtes visant des responsables de Sonatrach, des intermédiaires étrangers ou des dirigeants de multinationales seront ouvertes à Alger, Genève, Paris, Milan ou Montréal. En plus de ternir l’image et de saper la crédibilité de la firme algérienne, ces scandales feront des dommages collatéraux.
Ainsi, d’abord épargné par les juges, Chakib Khelil est viré du gouvernement en mai 2010. Mais la justice le rattrapera trois ans plus tard dans le cadre d’une autre affaire, Sonatrach II, qui a des ramifications jusqu’en Italie (une audience préliminaire aura lieu à Milan le 13 mai). Des ministres, parmi les plus proches et plus fidèles collaborateurs d’Abdelaziz Bouteflika, sont éclaboussés. Au départ discret, le président sort de son mutisme le 23 février 2013 pour exprimer sa "révolte" et sa "réprobation" devant le tombereau de révélations impliquant son ami Khelil, aujourd’hui réfugié aux États-Unis. "Je ne peux pas passer sous silence les scandales récemment relevés par la presse et qui touchent la gestion de Sonatrach", dit-il la veille des célébrations annuelles de la nationalisation des hydrocarbures (intervenue en février 1971).
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En 2009, un cadre de Sonatrach informe Chakib Khelil de l’enquête des services secrets.
Le ministre était au courant de tout ce qui se passait au sein de la compagnie.
La justice suspecte le versement de pots-de-vin
Plus de cinq ans ont passé depuis les premiers interrogatoires dans cette caserne de Ben Aknoun et, le 15 mars, le procès des 19 prévenus et des quatre compagnies étrangères impliqués dans l’affaire Sonatrach I va enfin s’ouvrir à Alger. Trois dossiers sont au menu. Le premier concerne la rénovation de l’immeuble Ghermoul, siège de Sonatrach. D’un montant de 64,7 millions d’euros, le projet a été accordé en juillet 2009 à une entreprise allemande, Imtech, dans des conditions jugées douteuses. La justice soupçonne une opération de surfacturation pour transférer des fonds vers des comptes à l’étranger. L’enquête a par exemple montré que les coûts payés pour réhabiliter cet immeuble équivaudraient… à la construction d’un nouveau siège.
Les études ayant précédé la signature du contrat font également l’objet de poursuites judiciaires. Le projet avait en effet été accordé de gré à gré, un an plus tôt, à un bureau d’études appartenant à Nouria Meliani. Cette architecte qui vivait entre Paris et Alger est connue pour être proche de Chakib Khelil et de son neveu, Réda Hemche, qui a longtemps occupé la fonction de chef de cabinet de Mohamed Meziane. La justice suspecte le versement de pots-de-vin dans le cadre de ce marché, d’autant que le bureau de Nouria Meliani a bénéficié de faveurs de la part de Réda Hemche : depuis 2004, il a obtenu pas moins de dix contrats d’études, dont celui du complexe Sonatrach Petroleum Club, à Zeralda, près d’Alger. Pour 120 millions de dollars (environ 100 millions d’euros), la construction a été confiée en juin 2004 à la coentreprise algéro-américaine Brown & Root Condor (dissoute en juillet 2007). Ironie du sort, ce complexe est, depuis août 2013, la résidence médicalisée de Bouteflika ainsi qu’une annexe de la présidence. Les juges soupçonnent également Nouria Meliani d’avoir offert une villa à la mère de Khelil dans un quartier chic d’Oran.
Le second dossier concerne l’installation de matériel de télésurveillance sur les sites de production de Sonatrach. Pour 142 millions de dollars, le marché a été octroyé à une société allemande, Contel Funkwerk Plettac, via sa filiale en Algérie. Là encore, l’attribution s’est faite de gré à gré. Dirigée par l’ex-directeur du Crédit populaire algérien, Hachemi Meghaoui, cette filiale avait comme actionnaires les deux enfants du PDG de Sonatrach, dont l’un a obtenu des fonds pour l’achat d’un appartement à Paris. L’enquête a également révélé le versement de commissions qui se chiffrent en dizaines de milliers d’euros. Et les soupçons de corruption ont été renforcés quand les enquêteurs ont découvert que Contel a obtenu, entre 2006 et 2008, cinq contrats de Sonatrach pour 116 millions de dollars. Là aussi, de gré à gré – une exception devenue la règle.
Recrutement du fils de Mohamed Meziane comme consultant
Le dernier dossier inscrit au procès, le plus important, est lié au contrat du gazoduc GK3, signé en juin 2009 entre Sonatrach et la compagnie pétrolière Saipem, pour 580 millions d’euros. Pour les Italiens de Saipem, l’aventure a commencé deux ans plus tôt, en août 2007 précisément, avec le recrutement du fils de Mohamed Meziane comme consultant pour un salaire de 1 300 euros. La complicité et les liens d’amitié sont tels que l’establishment de Saipem a assisté – et même contribué financièrement, semble-t-il – au mariage de son précieux consultant dans un hôtel de luxe à Tunis.
"Le DRS a multiplié les informations d’alerte sur les contrats de Saipem des mois durant, mais c’est ce contrat du GK3 qui précipitera la décision de déclencher des enquêtes sur la gestion de Sonatrach", témoigne un haut gradé des services. C’est qu’entre 2007 et 2009, Saipem a arraché pour 8 milliards d’euros de projets auprès du groupe algérien. Aucune multinationale, y compris Halliburton ou ExxonMobil, pourtant présents en Algérie depuis des décennies, n’avait réussi un tel exploit. De quoi susciter des interrogations, aussi bien chez Sonatrach que chez ses partenaires étrangers – et jusque dans les chancelleries à Alger.
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Les absences répétées de Chakib Khelil du territoire national (il séjournait plus de la moitié de l’année à l’étranger), ainsi que sa grande méfiance à l’égard du DRS (il a limogé quatre colonels qui travaillaient à ses côtés au ministère de l’Énergie), ont également éveillé les soupçons des services de renseignements. Soupçons renforcés par l’octroi de gros contrats à des firmes étrangères pour assurer la télésurveillance des raffineries, des zones industrielles et des installations pétrochimiques sans que les "services" ne soient associés ou consultés, alors qu’il s’agit d’un domaine qui relève de la sécurité stratégique de l’État. Le faisceau de suspicions s’étant élargi, la Direction de la sécurité intérieure (DSI), une branche du DRS, en informe le général-major Mohamed Mediène, dit Toufik. Après consultation du président de la République, celui-ci ordonne le lancement des enquêtes. Ce qui réfute la thèse selon laquelle celles-ci auraient été déclenchées à l’insu du chef de l’État ou qu’elles visaient à le déstabiliser…
La mission est alors confiée à un colonel du service central de la police judiciaire du DRS, la même structure qui a lancé les investigations sur un scandale de corruption ayant entaché la réalisation de l’autoroute est-ouest. Créé par décret présidentiel en février 2008, ce service est chargé, entre autres, d’enquêter sur les délits économiques. Le colonel réunit une équipe d’enquêteurs et sollicite l’expertise de deux ex-patrons de Sonatrach pour éplucher les contrats et les montages financiers, souvent complexes. Une équipe du DRS se rend ainsi à Hassi-Messaoud, la plus importante base pétrolière du Sud, pour récupérer des documents ; une autre se déplace au siège du groupe dans le même but. Puis, une fois les contrats épluchés et leurs mécanismes de financement décortiqués, les officiers passent aux choses sérieuses.
Les interrogatoires se déroulaient autour d’un café
Nous sommes en juillet 2009, les premières auditions commencent à Antar. "Les prévenus étaient convoqués souvent par téléphone et les interrogatoires se déroulaient autour d’un café", raconte une source proche du dossier. "Les officiers posaient les documents sur la table et menaient des interrogatoires très poussés, nous confie l’un des accusés. Ils connaissaient parfaitement les dossiers." Lorsque Chakib Khelil apprend que le DRS enquête sur Sonatrach, il ne montre aucun signe de tension ou d’inquiétude et se montre plutôt coopératif. "Donnez-leur tout ce qu’ils veulent, répond-il à un responsable de la compagnie qui lui demande la marche à suivre. Nous n’avons rien à cacher."
Pendant les six prochains mois – le temps que vont durer les auditions -, Khelil sera tenu informé verbalement et par écrit du déroulement des enquêtes. Il n’ignore pas que les prévenus ont clairement mis en évidence son implication étroite et directe dans les contrats en litige. "Rien ne pouvait se faire sans l’aval du ministre, a soutenu Mohamed Meziane lors de son dernier interrogatoire, du matin jusqu’au soir du 31 décembre 2009. C’est Chakib Khelil même qui avait choisi la devanture de style mauresque du siège de Sonatrach. Il avait suivi ce projet pas à pas. Les documents portent ses annotations, celles de Hemche, de Meliani et du responsable des activités commerciales." Pourquoi alors ne pas avoir alerté les autorités compétentes ? "J’avais peur, Khelil a la confiance du numéro un", a répondu Meziane à l’officier qui l’interrogeait ce jour-là. Le 15 mars, dans le box des accusés, la peur des juges, cette fois, saura-t-elle délier les langues ?
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