Rodolphe Saadé, CMA CGM : « Face aux problèmes d’infrastructures, il faut offrir des services à terre »
Il dirige le troisième transporteur mondial de conteneurs. Fils du fondateur, ce quadragénaire veut étendre la présence du groupe français CMA CGM en Afrique, et pas seulement sur les côtes… Explications.
Même depuis le 29e étage de la tour flambant neuve du siège social de CMA CGM, à Marseille, de bons yeux ne suffisent pas à voir, 750 kilomètres au loin, les côtes de l’Afrique. Mais, hasard ou non, c’est vers la Méditerranée, au sud, que Rodolphe Saadé a choisi d’orienter son (très vaste) bureau de numéro deux du groupe fondé et toujours présidé par son père, Jacques. Le vice-président-directeur général délégué a bel et bien le regard tourné vers le continent, insistant sur le rôle que souhaite y jouer CMA CGM, troisième transporteur mondial de conteneurs et principal concurrent du danois Maersk, leader du secteur en Afrique.
« Nous voulons accompagner l’Afrique dans son développement », affirme Rodolphe Saadé, presque gêné de devoir, malgré les efforts consentis ces dernières années, revenir sur l’immense retard que le continent continue d’accuser dans le domaine du transport. Son groupe y réalise désormais plus de 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires, notamment grâce aux navires reliant les ports africains à la Chine, où le groupe français a été un pionnier. Mais, pour lui, l’enjeu ne réside plus uniquement sur les mers : pour assurer aux économies africaines rapidité et efficacité, il faut entamer la révolution du transport à terre.
Propos recueillis par Frédéric Maury
Jeune Afrique : Le Fonds monétaire international vient d’abaisser les perspectives de croissance mondiale. Vous qui êtes aux premières loges des échanges économiques, ressentez-vous ce ralentissement ?
Rodolphe Saadé : Nous sommes plus prudents car les échanges en conteneurs ne cessent d’augmenter. Nous observons toujours une croissance entre 5 % et 7 %. La Chine reste et restera le grenier du monde. Et cette croissance est aussi visible dans les pays émergents, en Afrique notamment.
Mais, du fait de la chute des cours du pétrole, plusieurs pays africains souffrent. Sentez-vous cette décélération ?
Oui. En Angola, nous sentons une baisse des importations en provenance d’Asie. Même si nous pensons que c’est passager, nous avons dû adapter notre offre. C’est un peu moins le cas au Nigeria. À côté de cela, certains pays se développent très fortement, en Afrique de l’Est notamment. La croissance de nos volumes y est très soutenue. Le continent produit très peu de marchandises, donc il a énormément besoin d’importer.
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Certains taux de fret ont atteint des plus bas historiques, en dessous de ceux enregistrés après la crise de 2008. Est-ce le signe d’une nouvelle crise majeure dans un secteur maritime en surcapacité ?
L’année 2014 a été bonne pour nous. La tendance pour 2015 reste positive, même si nous ne sommes jamais à l’abri d’une crise. Dans certains secteurs, les taux de fret sont sous pression, mais la croissance est au rendez-vous et les volumes restent importants.
Et concernant la surcapacité…
Une des réponses des compagnies maritimes pour ajuster l’offre et la demande, c’est les alliances. Nous avons ainsi conclu et mis en place une alliance Est-Ouest, c’est-à-dire entre l’Asie et l’Europe, l’Asie et la Méditerranée, et l’Asie et les États-Unis, avec China Shipping et UASC [United Arab Shipping Company]. Et d’autres ont fait de même, comme Maersk et MSC [Mediterranean Shipping Company], qui se sont unis. Les compagnies maritimes réalisent que pour pouvoir déployer des navires de grande taille et bénéficier d’économies d’échelle, il faut partager les navires. Cela permet de traverser un peu mieux les crises.
Ce modèle d’alliance opérationnelle va-t-il se développer en Afrique ?
Au départ de l’Asie vers l’Afrique de l’Ouest, nous sommes en partenariat avec Maersk. Nous mettons en commun des navires, mais chacun reste responsable de ses prix, de son marketing, des ventes. C’est comparable au code sharing [partage des dessertes sur une liaison] dans le transport aérien. Nous sommes très favorables à ce type de pratiques. Au départ de l’Europe, nous avons aussi des alliances opérationnelles vers l’Afrique.
Il y a bientôt dix ans, vous avez racheté Delmas au groupe Bolloré, devenant ainsi un acteur important du transport maritime en Afrique. Le continent a-t-il apporté à votre groupe la croissance attendue ?
Oui. Même si nous étions déjà présents de manière plus modeste en Afrique, cela nous a ouvert des horizons nouveaux dans une zone en très forte croissance. Cela nous a permis d’obtenir des parts de marché de 25 % et d’être leader dans certains pays ou de faire partie du trio de tête dans d’autres. Notre croissance a atteint 15 % entre 2013 et 2014. Nous sommes passés de 1,2 million de conteneurs EVP [équivalent vingt pieds] à 1,39 million au sud du Sahara.
Pour quels revenus ?
Il y a de la concurrence sur les prix. Donc le chiffre d’affaires Afrique, que nous ne divulguons pas précisément, croît moins vite que les volumes.
Quelle est la plus grande difficulté pour un transporteur maritime en Afrique ?
Pour réussir, il ne faut pas uniquement déployer des navires de l’Asie ou l’Europe vers l’Afrique, ce que de nombreuses compagnies peuvent désormais faire, mais également être en mesure d’offrir des services à terre. Ces derniers sont devenus une priorité pour nous.
CMA CGM promeut-il également ce développement terrestre dans d’autres régions du monde ?
Nous le mettons surtout en oeuvre en Afrique, parce qu’il y a des problèmes d’infrastructures. En 2013, nous avons créé à Dakar un port sec de 2,47 hectares de terrain, où on peut entreposer des conteneurs. Nous en avons un autre à Alger, et nous venons d’en inaugurer un nouveau au Cameroun. Nous voulons également en construire dans d’autres pays. Avec notre filiale Terminal Link, nous souhaitons aussi miser sur les terminaux portuaires, car nous avons besoin de sécuriser des places à quai pour nos navires afin de réduire les temps d’attente et pour que les tarifs ne soient pas augmentés de manière excessive. Nous sommes ainsi candidats à l’appel d’offres de Kribi [pour la gestion du terminal à conteneurs de ce port camerounais].
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Sur ce dossier de Kribi, êtes-vous confiant ?
Évidemment. CMA CGM est un des leaders du transport maritime en Afrique et nous allons apporter des volumes de transbordement à Kribi. Nous pourrions y envoyer des navires de grande taille. Nous avons aussi acquis de l’expérience dans la gestion portuaire, à Tanger notamment.
Votre développement terrestre pourrait-il s’étendre au transport routier ou ferré ?
Notre volonté est de permettre à nos clients de pouvoir prendre et rapporter nos conteneurs dans des zones non congestionnées. Même si nous n’avons pas vocation à constituer des flottes de camions, nous ne nous interdisons rien. Nous sommes même ouverts à des investissements dans le rail. Ces projets, nous voulons les mener seuls ou en nous associant. Nous avons ainsi un partenariat solide avec le groupe Bolloré, de famille à famille, qui se termine en fin d’année. Nous souhaitons le renouveler, en réfléchissant à une manière de l’adapter à l’Afrique d’aujourd’hui.
Il s’agirait de travailler ensemble sur de nouveaux projets ?
Bien sûr.
De nombreux investissements ont bénéficié aux infrastructures portuaires en Afrique. Portent-ils leurs fruits ?
De manière générale, les ports africains se restructurent. Sommes-nous totalement satisfaits ? Non. À Douala, par exemple, la situation est très difficile, avec trois semaines d’attente pour nos navires.
Et dans les autres ports africains ?
La situation s’améliore.
A-t-on atteint les standards internationaux ?
Pas encore.
Dans les terres, le coût du transport reste très élevé…
Ceci est lié au manque d’infrastructures et aussi à une concurrence insuffisante. Nous souhaitons que le marché s’ouvre davantage.
CMA CGM réalise désormais des escales directes dans les ports de la côte occidentale de l’Afrique. Pourquoi ? Le modèle du hub de transbordement ne vous semble-t-il pas adapté à cette zone ?
Je pense que l’un et l’autre sont nécessaires et qu’il faut être pragmatique. CMA CGM est très favorable aux services directs parce que la clientèle est sensible aux délais. Mais aujourd’hui, dans cette zone, aucun port ne peut accepter des bateaux de plus de 6 000 conteneurs. Pour l’Afrique de l’Est, nous voulons utiliser le port de La Réunion comme hub de transbordement.
Quel pourrait être votre hub sur les côtes occidentales ?
Ce sera peut-être Kribi, ou Lekki au Nigeria. Cela aurait pu être le port d’Abidjan, mais nous n’avons pas été retenus. Pour d’autres transporteurs, la donne est différente. MSC a commencé à faire de Lomé son hub de transbordement.
Pourriez-vous soutenir les projets de compagnies maritimes régionales ?
Nous sommes très ouverts à la création de compagnies régionales et au cabotage africain, et nous avons été approchés par des gouvernements pour les aider à faire renaître des compagnies nationales.
Les conteneurs repartent-ils toujours quasiment vides d’Afrique ?
Pour être positif, je dirais qu’ils arrivent tous pleins. Dans l’autre sens, en effet, c’est différent, mais cela n’est pas nouveau. En Angola, nous ne sortons rien. En Côte d’Ivoire, à l’inverse, nous exportons parfois plus que ce que nous importons.
CMA CGM est membre fondateur de la Fondation franco-africaine pour la croissance, qui vient d’être créée à Paris. Quel rôle la France peut-elle espérer jouer, selon vous, sur le continent et pourquoi n’agit-elle pas plutôt avec l’Europe ?
En participant à ce type de projets, nous entendons montrer notre attachement à l’Afrique et faire avancer certains débats. Sur le rôle de la France, les choses évoluent. Il faut ainsi compter sur la présence chinoise en Afrique. Mais la France a une relation privilégiée avec le continent et elle doit continuer à porter des initiatives, avec des actes concrets. Et, honnêtement, je préfère que ce soit elle qui soit en première ligne plutôt que l’Europe.
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