Yémen : le jihad des Saoud
D’un côté, une rébellion houthiste, soutenue par l’Iran. De l’autre, Tempête décisive, une coalition militaire dirigée par l’Arabie saoudite. Au milieu de ce champ de bataille entre chiites et sunnites, un État au bord de l’explosion.
Insurrection politico-religieuse née dans les montagnes du nord du Yémen à l’aube de l’an 2000, le mouvement des partisans de Hussein al-Houthi, ou houthistes, voit depuis ce 26 mars fondre sur lui une armada de dix pays emmenée par l’Arabie saoudite. En 2011, la milice zaydite (le zaydisme est une branche du chiisme) a su profiter des bouleversements de la révolution pour étendre son emprise dans le Nord avant de s’emparer de la capitale du pays, Sanaa, en septembre 2014.
Le président Abd Rabbo Mansour Hadi, qui a succédé à Ali Abdallah Saleh, destitué après trente-trois ans au pouvoir, s’était réfugié à Aden. Encerclé par la milice chiite et défait, il a fui par la mer, ce 25 mars. Sans réelle opposition, les houthistes risquaient de prendre possession du pays et de la porte d’entrée stratégique de la mer Rouge. C’est alors que Hadi a appelé à l’aide le voisin saoudien, qui ne s’est pas fait prier pour intervenir.
Pourquoi l’Arabie saoudite a-t-elle pris la tête d’une "alliance sunnite" au Yémen ?
Depuis plusieurs semaines, Riyad s’inquiétait de la progression des houthistes, qui, après avoir pris Sanaa et six mois plus tard, en mars 2015, Taizz, la plus grosse ville du pays, encerclaient Aden. Persuadés que Téhéran aide les Houthistes en sous-main, les Saoudiens ont déjà mené – et perdu – une guerre contre cette rébellion chiite en 2009-2010.
En mars 2014, ils l’ont placée sur leur liste des organisations terroristes. Pourtant, les houthistes combattent Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (Aqpa) et les Frères musulmans, qui représentent une menace plus directe pour Riyad. Il n’empêche : l’Arabie saoudite redoute par-dessus tout l’accroissement de l’influence iranienne, qui se fait fortement sentir en Irak, tombé aux mains de la majorité chiite, en Syrie, où le général Souleimani apparaît comme le véritable homme fort dans la guerre civile, et au Liban, où le Hezbollah occupe une place prééminente.
En 2011, en proie à la phobie de l’encerclement, les Saoudiens avaient écrasé un soulèvement chiite à Bahreïn. Parallèlement, craignant qu’ils ne tirent le meilleur parti du Printemps arabe, ils se sont engagés avec leurs alliés émiratis dans une lutte contre les Frères musulmans. Si elle a été couronnée de succès en Égypte et dans une moindre mesure en Tunisie, cette lutte les a détournés d’autres objectifs de sécurité nationale.
Aujourd’hui que la brouille avec le Qatar, grand parrain des Frères, est dissipée, le roi Salman, qui a accédé au trône des Saoud en janvier, a toute latitude pour remettre l’Arabie dans le jeu régional. C’est l’épreuve du feu pour la "jeune" génération – celle des petits-fils d’Abdelaziz. Notamment pour Mohammed Ibn Salman, fils du roi et ministre de la Défense, et pour Mohammed Ibn Nayef, le puissant ministre de l’Intérieur.
Quels sont les rapports de force ?
"La plupart de ceux qui se demandent ce qu’il se passe au Yémen sont les Yéménites eux-mêmes", ironisait le site satirique Karl reMarks en janvier. Trente-trois années d’un règne sans partage – celui du président Ali Abdallah Saleh, arrivé au pouvoir à Sanaa en 1978 – ont longtemps masqué la fragilité de l’unité nationale. Frères musulmans d’Al-Islah, houthistes, sudistes, jihadistes, clans et tribus… La révolution de 2011, qui a abouti à la destitution du vieux raïs, en a fait réapparaître l’alchimie complexe et instable.
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Grands bénéficiaires de ce changement, les Frères et Abd Rabbo Mansour Hadi, leur allié prosaoudien devenu chef de l’État, avaient cru leur heure venue. Mais l’ex-président Saleh continuait de jouir d’une grande influence au sein des forces de sécurité, et son parti dominait le Parlement. Dans le Sud, les velléités sécessionnistes étaient ranimées, tandis que dans le Nord, majoritairement chiite, les houthistes profitaient de la désorganisation de l’État pour étendre leurs conquêtes, y défaisant les milices des Frères.
En 2014, une alliance de circonstance avec Saleh leur a ouvert les portes de la capitale et Hadi a dû se réfugier dans le Sud, sunnite, dont il est originaire sans pourtant être partisan de son indépendance. L’avancée fulgurante des houthistes vers Aden et l’intervention de la coalition sunnite menée par Riyad attise aujourd’hui les tensions interconfessionnelles.
Le danger : qu’aux yeux d’un nombre croissant de sunnites les forces jihadistes constituent un dernier rempart face au chiisme. "L’unité du Yémen y résistera-t-elle ?" s’interroge le chercheur britannique Adam Baron.
Dans quelle mesure l’Iran soutient les houthistes ?
"Le peuple yéménite est prêt à faire face aux agressions sans l’aide de pays tiers", répètent les leaders houthistes. L’Iran nie également soutenir les miliciens chiites. Mais, semblant accréditer la véracité des accusations saoudiennes, le porte-parole du Conseil de sécurité nationale américain s’inquiétait, le 26 mars, "des activités iraniennes au Yémen", et notamment d’"informations faisant état de livraisons d’armes".
"L’Iran soutient les houthistes, au moins politiquement et financièrement", affirme Adam Baron. Impossible cependant de savoir si Téhéran fournit un soutien militaire direct. Cependant, en décembre dernier, un haut responsable iranien avait confié à l’agence Reuters qu’une "petite centaine" de Gardiens de la révolution formaient des combattants houthistes au Yémen et qu’autant de miliciens yéménites étaient entraînés en Iran, évoquant des livraisons d’armes accrues depuis la prise de Sanaa.
"Il ne déplaît pas aux Iraniens qu’on leur attribue d’oeuvrer en coulisses aux succès des houthistes, mais ceux-ci demeurent un mouvement yéménite autonome doté d’un projet politique national", décrypte Baron. Il n’en reste pas moins que leurs victoires confirment l’extension de l’influence iranienne dans la région.
Qui participe à la coalition ?
Formée de l’Arabie saoudite et de neuf autres nations du "Grand Moyen-Orient", cette coalition est plus resserrée que celle qui lutte contre l’État islamique (EI, ou Daesh), mais inclut davantage de pays de la région. Riyad déploie 100 avions de combat et a massé 150 000 hommes à la frontière nord-ouest du Yémen, brandissant la menace d’une intervention terrestre. Les Émirats arabes unis (30 avions), le Koweït (15 avions), Bahreïn (15 avions) et le Qatar (10 avions) complètent le dispositif des pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Seul Oman, qui entretient de bonnes relations avec Téhéran, reste neutre.
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C’est surtout l’armée égyptienne, restée à l’écart de la coalition anti-Daesh, qui apparaît comme le second pilier de l’opération Tempête décisive. Le Caire fournit 4 navires de guerre et un soutien aérien. On évoque déjà un débarquement égyptien à Aden, qui permettrait de prendre les rebelles en tenaille. Autre grand allié de l’Arabie, le Pakistan fournit aussi un appui aéronaval et des avions.
La Jordanie et le Maroc, à qui Riyad avait proposé d’entrer au CCG en 2011, fournissent 6 avions chacun. Plus symbolique encore est la participation du Soudan (3 avions). La plupart de ces pays sont les obligés de Riyad, qui les arrose de pétrodollars. En cherchant le soutien le plus large possible des pays arabes à majorité sunnite, l’Arabie saoudite affirme son leadership, reconnu d’ailleurs par Washington et Londres. Barack Obama a ainsi décidé d’apporter un soutien en matière de renseignement et de logistique.
Est-on à la veille d’un grand choc sunnites-chiites ?
L’expression, explosive au Yémen, de la rivalité entre l’Iran et la coalition menée par l’Arabie saoudite semble accréditer la thèse d’une déflagration régionale entre frères ennemis chiites et sunnites. Depuis 2011, la déchirure multiséculaire de la communauté des croyants se serait rouverte dans la douleur au Liban et à Bahreïn, dans un flot de sang en Syrie, en Irak et aujourd’hui au Yémen.
"Le facteur prédominant n’est pas purement confessionnel : on ne se bat pas pour régler la querelle de succession du Prophète qui remonte au VIIe siècle, mais pour l’accès au canal de Suez, pour des enjeux très concrets. Et tout cela résulte de la panique qui a saisi les Saoudiens, affolés par l’influence grandissante de l’Iran après l’invasion américaine de l’Irak en 2003", analyse Karim Bitar, chercheur à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), à Paris.
Le cri de guerre des rebelles houthistes est simple, l’un des plus lapidaires de la région : "Mort à l’Amérique. Mort à Israël. Maudits soient les Juifs". Une rhétorique anti-impérialiste qui explique que, malgré son hostilité aux jihadistes d’Aqpa, cette force ne pouvait que se heurter aux États-Unis et aux puissances qui leur sont alliées dans le Golfe. Bien plus que l’expression d’un schisme multiséculaire, il s’agit donc d’une guerre froide irano-saoudienne, qui se réchauffe à mesure que croît l’influence perse.
À l’heure où, alliés aux chiites contre Daesh en Irak, les Américains semblent proches d’un accord avec l’Iran, il faut voir dans l’intervention saoudienne au Yémen "la volonté de contraindre Washington à prendre en compte les angoisses de leurs alliés historiques sunnites dans la région", conclut Bitar.
Quels risques pour la région ?
Face à l’avancée des houthistes, les États-Unis ont dû évacuer, le 22 mars, leur base d’Al-Anad, cruciale pour les opérations antiterroristes contre Aqpa, leur principale menace au Yémen. Selon le Los Angeles Times, les rebelles chiites ont mis la main sur des informations sensibles, y compris des noms d’informateurs et des plans de frappes contre Aqpa. Les responsables du renseignement américain croient savoir que les houthistes et leurs alliés au sein de l’armée yéménite, restés loyaux à l’ex-président Saleh, ont transmis, après la prise de la capitale, des informations ultrasecrètes aux services iraniens.
Pour l’Arabie et l’Égypte, la prise d’Aden et le contrôle du détroit stratégique de Bab al-Mandeb menacent une route commerciale, par où transite quelque 30 % du pétrole mondial. Raison pour laquelle Le Caire, qui prévoit d’ouvrir en août un second canal de Suez, a déployé des navires de guerre. Les États-Unis (1 300 soldats) et la France (2 700 soldats) disposent aussi de bases à Djibouti. On ne connaît pas encore le dispositif de la 5e flotte américaine.
Au-delà de ce noeud d’intérêts, l’issue de cette guerre reste incertaine. Les responsables houthistes rappellent à l’envi qu’en 1966 les rodomontades de Nasser au Yémen avaient précédé la défaite égyptienne de la guerre des Six-Jours…
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