Cinéma : Dear White People, chers petits Blancs…

Avec son film « Dear White People », le réalisateur africain-américain Justin Simien dénonce les préjugés raciaux toujours vivaces dans le pays d’Obama… et suscite la polémique.

Une satire mordante sur l’Amérique. © Happiness Distribution

Une satire mordante sur l’Amérique. © Happiness Distribution

leo_pajon

Publié le 26 mars 2015 Lecture : 6 minutes.

Il y a seulement trois façons pour un Noir de survivre dans un environnement dominé par des Blancs. Du moins si l’on en croit les héros africains-américains du film Dear White People. Solution number one, devenir un oofta, tenter de s’adapter en fonction de la couleur de peau des gens avec qui l’on se trouve. Par exemple, taire sa passion pour le cinéaste suédois Ingmar Bergman et vanter les mérites de Spike Lee si vous êtes en compagnie de "frères" noirs (et inversement si vous êtes avec des amis blancs). Solution numéro deux, être un nosejob (quelqu’un qui a subi une rhinoplastie, une réduction du nez), tenter de se faire plus blanc que les Blancs. Solution numéro trois, rejoindre les one hundred, ceux qui se réclament d’une identité 100 % noire… quitte à adopter un look de Black Panther et porter un béret en 2015.

"Si vous êtes noir aux États-Unis, il n’y a pas moyen d’échapper à votre couleur de peau", résume Justin Simien. En visite européenne pour accompagner la sortie de son film, à moitié avalé par le canapé moelleux d’un hôtel particulier parisien, le réalisateur californien reçoit les journalistes vêtu d’un élégant costume vert forêt. Ce provocateur de 31 ans a déchaîné contre lui les foudres de milliers d’internautes qui n’ont pas digéré la satire sur les clichés raciaux au coeur de son long-métrage. On l’imaginait en pile électrique, en militant virulent. On est accueilli par un jeune homme posé, apaisant, au profil de bonze débonnaire – rond, cheveux ras, visage lisse, fin sourire – qui désamorce la polémique d’un ton serein.padding-left: 20px;" alt="" src="https://www.jeuneafrique.com/photos/032015/024032015103536000000JA2828p144_2.jpg" />

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"S’il vous plaît, arrêtez de me passer vos mains dans les cheveux"

Dear White People s’inspire de sa propre expérience dans son école de cinéma, la Chapman University, en Californie, pour raconter les relations houleuses entre étudiants blancs et étudiants noirs sur un campus américain. On y croise plusieurs héros attachants et complexes, tiraillés entre leur communauté et leur identité. À commencer par Sam White, une métisse qui fustige les préjugés des Blancs sur les Noirs dans une émission de radio qui donne son nom au film. "S’il vous plaît, arrêtez de me passer vos mains dans les cheveux", supplie au micro la jeune femme, lassée de sentir des doigts blancs s’enfoncer avec curiosité dans sa tignasse sans qu’on lui demande son avis. La plantureuse Coco, lentilles azurées illuminant son regard noir, veut quant à elle devenir une star de la télé-réalité, quitte à se changer en caricature de "sista" black. Lionel, geek épais comme un iPhone, est recruté par un journal de l’université… à condition qu’il joue la taupe dans le milieu noir du campus. Tous sont pressés par les deux bords de choisir leur camp.

"Aux États-Unis, c’est impossible d’être simplement vous-même lorsque vous faites partie d’une minorité, qu’elle soit noire, latino ou asiatique, souligne Justin Simien. Le regard de l’autre, ses préjugés, vous condamnent à prendre position. Nous sommes constamment "racialisés"… mais pas les Blancs. Dans ce film, j’ai tenté de renverser la tendance, ce qui m’a valu pas mal de reproches et d’insultes." Entre autres, le réalisateur a vu son film descendu en flèche par des critiques sur internet… qui n’avaient pas pris la peine de regarder le long-métrage. Il a été accusé de racisme anti-Blancs au Texas, sa région d’origine. Il a aussi reçu des messages particulièrement virulents sur Twitter : "Dear black person, shut up !" ("Très cher Noir, ferme-la !"). Et s’est vu traiter de dizaines de noms d’oiseau.

"Si je me balade en sweat-capuche dans certaines villes, je peux tout à fait me prendre une balle perdue"

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Le film n’agite pas que les extrémistes blancs, il secoue l’Amérique bien-pensante. "Une bonne partie du pays est convaincue que les discriminations sont de l’histoire ancienne depuis l’élection de Barack Obama ou que des dizaines de stars millionnaires noires sont médiatisées. Mais ce n’est pas parce que l’Amérique blanche acclame un film contre l’esclavage comme 12 Years a Slave qu’elle a véritablement évolué. Il semble que notre droit inaliénable à ne pas être abattu par la police, par exemple, n’est toujours pas respecté. Si je me balade en sweat-capuche dans certaines villes, je peux tout à fait me prendre une balle perdue", commente le réalisateur dans un sourire un peu triste.

Même si le film de Justin Simien a suscité des réactions d’une rare violence, ce portrait au vitriol de l’Amérique "postraciste" a reçu globalement un accueil public et critique très enthousiaste aux États-Unis. Présenté en compétition au Festival de Sundance, il a obtenu le prix spécial du jury l’année dernière. Et il a enregistré plus de 4 millions de dollars (3,7 millions d’euros) de recettes depuis sa sortie : un très joli score pour ce "petit" film indépendant qui a commencé son casting avec une enveloppe de seulement 50 000 dollars et qui a bouclé ses prises de vues en à peine vingt jours. Célébré comme "le nouveau Spike Lee" (alors qu’il se dit plus inspiré par Fritz Lang et Stanley Kubrick), le réalisateur voit son long-métrage programmé et acclamé par des populations métissées dans de nombreuses universités.

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Reste à savoir comment le film sera reçu au-delà des frontières américaines. Beaucoup de références peuvent paraître hors de portée d’un public qui n’a pas grandi avec CNN et MTV. Si vous ne savez pas qui est l’animatrice Oprah Winfrey ou que vous êtes incapable de citer le nom d’un défenseur de la cause noire américaine, vous risquez de passer à côté de nombreuses répliques de ce long-métrage assez bavard. Le genre même qui est abordé, le film de campus, peut paraître exotique.

Au-delà, c’est surtout une manière d’envisager la discrimination qui peut paraître curieuse. En France, par exemple, où l’idée même de communautarisme est rejetée, un film avec un casting majoritairement noir serait infaisable. Et l’intituler "Très chers Blancs" semble impensable. Tout juste peut-on rire de longs-métrages tels que Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu, qui empilent les clichés communautaires… mais avec la finesse d’analyse d’un Michel Leeb. Et surtout sans vrai questionnement sur l’identité comme le fait Dear White People.

Le nègre Banania

Pourtant, lors de l’avant-première française, la salle riait aux éclats. "Beaucoup de thématiques abordées dans le film nous parlent, commente une spectatrice noire. Nous non plus, nous n’aimons pas qu’on nous caresse le crâne comme si nous étions des animaux de zoo. Il y a une plus grande patience des Noirs français, parce que l’esclavage est peut-être plus loin de nous… Mais nous sommes victimes de préjugés souvent identiques."

Le film de Justin Simien se conclut par une soirée blackface : une fête durant laquelle les étudiants blancs se travestissent en caricatures de Noirs. Pantalons larges, chaînes en or, perruques afros, grosses lèvres… le moment met particulièrement mal à l’aise. Or ce type de soirée existe aussi en France… et en novembre 2013 une journaliste française du magazine Elle, Jeanne Deroo, avait déclenché un scandale en postant sur le réseau social Instagram une photo d’elle grimée en Noire à créoles qui n’aurait pas déparé au bras du nègre Banania. Les États-Unis ne sont finalement pas si loin…

Un film indépendant 2.0

"Justin Simien a mis en oeuvre une stratégie marketing particulièrement habile, souligne Olivier Kissita, un réalisateur français qui prépare actuellement un documentaire intitulé YouTuber, qui suit des artistes s’appuyant sur le web. Simien a d’abord présenté son projet à Hollywood, de façon traditionnelle… Mais après avoir essuyé des refus, il n’a pas baissé les bras. Il a fait connaître son projet sur Twitter, puis il a commencé à mettre des vidéos en ligne sur YouTube dans lesquelles des acteurs témoignaient face caméra de petits actes racistes ordinaires dont ils étaient victimes ou dénonçaient des clichés." De la taille supposée du sexe des Noirs à leur passion légendaire pour le poulet frit, Justin Simien flingue les poncifs en trente secondes maximum dans un style fin et grinçant qui ravit des centaines de milliers d’internautes. C’est d’ailleurs grâce à leur soutien financier qu’il réussit à amasser les premiers fonds pour le film.

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