Attentat du Bardo : le musée de l’horreur

Depuis 2012, les attaques jihadistes étaient circonscrites au centre et à l’ouest du pays. Mais ce 18 mars, les terroristes ont choisi de frapper le musée du Bardo, en plein coeur de Tunis. Feront-ils vaciller la démocratie ?

Le musée du Bardo rouvre ses portes mardi. © Mohamed Hammi/AP/SIPa

Le musée du Bardo rouvre ses portes mardi. © Mohamed Hammi/AP/SIPa

Publié le 24 mars 2015 Lecture : 6 minutes.

Mis à jour à 9 heures

Après avoir annoncé que le musée du Bardo allait rouvrir ses portes au public mardi 24 mars, les autorités tunisiennes ont finalement décidé de le maintenir fermé pour raisons de sécurité.

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"Ils ne nous auront pas, nous ne plierons pas", tonne Neila. La voix nouée par l’émotion, elle brandit une bougie devant le théâtre municipal sur l’avenue Bourguiba, où les Tunisiens se sont rassemblés ce 18 mars en fin de journée pour dire non au terrorisme. Quelques heures plus tôt, vers midi, le palais du Bardo était la cible d’une attaque jihadiste comme la Tunisie n’en avait encore jamais connu. Bilan : 23 morts (20 touristes étrangers, 1 policier et 2 assaillants), et 47 blessés. Depuis, le pays semble tétanisé.

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"Ces pratiques nous sont totalement étrangères. L’attentat au camion piégé de la Ghriba, en 2002, bien que revendiqué par Al-Qaïda, était un acte isolé", tente d’expliquer Mohamed Ali, un syndicaliste effaré par les tweets de félicitations diffusés par des fanatiques après le massacre du Bardo.

"Revenir manifester ici ravive des souvenirs douloureux. Après l’assassinat de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi – leaders de la gauche nationaliste abattus par des terroristes en 2013 -, nous espérions ne plus avoir à payer le tribut du sang à l’extrémisme", soupire Lakhdar, qui a répondu au mot d’ordre de rassemblement lancé par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), la principale centrale syndicale.

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D’autres sont venus spontanément ou à l’appel des messages routés sur les réseaux sociaux aussi bien par les islamistes du parti Ennahdha que par les organisateurs du Forum social mondial, qui se tient à Tunis du 24 au 28 mars. L’émotion est intense et réunit des personnes de tous âges et de tous bords : islamistes, modernistes ou citoyens lambda. Tous ont mis de côté leurs éventuels désaccords pour faire bloc contre la barbarie et soutenir "leur" Tunisie, espérant aussi trouver un certain réconfort dans la solidarité. Dans les mosquées, la prière du soir est consacrée aux victimes. Du jamais vu. "On savait que la menace terroriste était à prendre au sérieux, mais là, ils ont frappé au Bardo, au coeur de la capitale. Jusqu’où iront-ils ?" s’alarme une jeune institutrice voilée, tandis qu’un entrepreneur français de passage à Tunis tente de la réconforter : "Cela aurait pu avoir lieu n’importe où, dans n’importe quel pays."

Mosaïques.

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Depuis avril 2012, les embuscades jihadistes étaient circonscrites au centre et à l’Ouest, dans des zones limitrophes de l’Algérie, et visaient les représentants des forces de l’ordre, qualifiés par les terroristes de Taghout (terme coranique désignant tout autre pouvoir que celui d’Allah, et par extension le tyran). Ce 18 mars, les extrémistes ont franchi une étape en agissant en milieu urbain et en choisissant une cible emblématique. Le complexe que les Tunisiens appellent couramment le Bardo est un ancien palais des beys dont une aile a été transformée en musée, célèbre pour ses collections de mosaïques, et l’autre en siège du Parlement, aujourd’hui l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Les lieux ne sont pas seulement chargés d’histoire ; depuis la révolution de 2011, ils ont été témoins de toutes les revendications du peuple, prenant ainsi une valeur symbolique.

À midi, au moins trois jeunes hommes portant un sac à dos tentent de s’approcher de l’escalier des lions, l’entrée réservée au président de l’ARP, mais après un bref échange de tirs avec des policiers, ils sont contraints de se replier vers le musée mitoyen. "J’étais dans le hall. J’ai entendu des coups de feu. J’ai vu des corps tomber et, sans chercher à comprendre, j’ai couru me réfugier dans les locaux de l’administration. Depuis, j’ai les jambes qui tremblent", raconte Emna, une employée du musée. D’autres témoins affirment qu’une dizaine de minutes auparavant, une voiture noire avait déposé trois jeunes gens aux abords du palais, au moment où la plupart des agents de la garde présidentielle affectés à la surveillance du portail commun du musée et de l’ARP étaient en pause déjeuner. Un laxisme étonnant signalé à de nombreuses reprises par des visiteurs.

"On nous avaient demandé de ne pas fouiller les voitures et les bus pour ne pas incommoder les touristes", se justifie un préposé. "Tout s’est passé très vite ; j’étais sur le parking, j’ai vu s’avancer un homme jeune en civil, une kalachnikov à la main. Il semblait avoir des difficultés à manipuler l’arme, puis il s’est mis à tirer en rafales", rapporte Mourad Belaïd, un guide touristique. Pendant qu’un homme qui tentait de prendre la fuite est arrêté, Saber Khachnaoui – dont le père, soupçonnant qu’il était en Libye, avait signalé la disparition aux autorités – et Yassine Laabidi – résident à la cité Ibn Khaldoun, à Tunis – s’engouffrent dans le musée, poursuivent leur course folle et continuent de tirer à tout-va. Les touristes se réfugient dans les salles ou se terrent sur les balcons. "C’était effrayant, mais personne n’a cédé à la panique", assure Rémi, un rescapé. Deux heures plus tard, les deux assaillants périssent dans l’assaut donné par la Brigade antiterroriste (BAT).

"Nous venions d’examiner la loi portant création du Conseil supérieur de la magistrature quand nous avons entendu des coups de feu très proches. Les services de sécurité ont réagi immédiatement, de manière très professionnelle. Ils ont même mis des véhicules blindés à disposition des élus ayant reçu des menaces de mort, mais aucun n’a accepté de quitter les lieux avant que tous les touristes aient été évacués. Nous nous sommes mis à l’abri et avons entonné l’hymne national. Le soir même, nous étions de nouveau au travail pour réaffirmer la souveraineté de la nation", résume le député Mondher Belhaj Ali. Comme beaucoup d’autres dirigeants, il estime que l’ARP était visée. Des explosifs retrouvés dans les sacs des terroristes étayent cette hypothèse.

Le choix des cibles – un symbole fort de l’État et un monument représentant un patrimoine civilisationnel qu’ils abhorrent – n’était assurément pas fortuit. "Ils ne pouvaient choisir meilleur jour. Tous les mercredis, les bateaux qui accostent au port de La Goulette déversent des centaines de touristes à Tunis. Pour ces croisiéristes, la médina et le musée du Bardo sont des étapes incontournables", précise un chargé d’accueil des croisières Costa.

Comme lui, tous les Tunisiens espèrent que l’année touristique n’est pas compromise… sans trop se faire d’illusions. Deux heures après l’attaque, la Bourse de Tunis chutait. À la crise économique va désormais s’ajouter la guerre contre le terrorisme, aggravant un peu plus la perte de confiance générale.

En ce 18 mars, sur les marches du théâtre municipal, pendant que les manifestants se dispersent tristement, beaucoup contiennent leur colère, s’inquiètent de l’avenir, mais assurent que le ver n’est pas dans le fruit. "Nous nous redresserons même sans l’aide étrangère", jure un groupe de jeunes, qui raillent le soutien international apporté à l’Égypte, laquelle a récolté, lors de la conférence de Charm el-Cheikh des 15 et 16 mars, des dizaines de milliards de dollars. D’autres s’interrogent aussi sur le laxisme des gouvernements précédents face à la menace jihadiste. "Il ne faut plus se contenter de constater la crise de confiance mais apporter des réponses concrètes à la crise d’autorité, de leadership et de représentativité", estime une retraitée du ministère des Affaires étrangères.

La Tunisie est en deuil mais la vie continue : le musée du Bardo rouvrira dès le 24 mars. Latifa Lakhdar, ministre de la Culture, y a tenu une conférence de presse, tandis que le conservateur du musée, en état de choc, se console en assurant que les collections n’ont pas subi de dégâts majeurs. Rien de bien grave en regard de ceux essuyés par le pays.

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