Turquie : goûteurs high-tech
Recep Tayyip Erdogan craignant d’être assassiné, cinq scientifiques sont mobilisés en permanence pour analyser tout ce qu’il mange et boit. Paranoïa ou précaution nécessaire ?
Lors de sa visite à Paris en octobre 2014, la rumeur circulait déjà. Elle vient d’être confirmée par Cevdet Erdöl, son médecin personnel : une équipe de cinq personnes mobilisée vingt-quatre heures sur vingt-quatre analyse tout ce que mange et boit Recep Tayyip Erdogan, y compris durant ses séjours à l’étranger. Car, assure Erdöl, "les hommes politiques ne sont plus assassinés par des armes à feu, mais par des substances introduites dans leur nourriture". Fini les goûteurs attachés au service des sultans ottomans ! Place aux techniques de pointe !
Dans le palais présidentiel qu’Erdogan vient de faire construire à Ankara, un laboratoire sera bientôt aménagé. Principale mission de ses experts, au premier rang desquels le microbiologiste Ibrahim Saraçoglu : détecter la moindre trace de poison, de bactéries, et même – l’assassinat au polonium de l’ex-agent russe Litvinenko ayant marqué les esprits – de substances radioactives. Ces spécialistes devront aussi veiller à ce que "les besoins nutritionnels" d’Erdogan soient satisfaits et vérifier que les fruits et légumes qu’on lui sert ne contiennent "aucun résidu de pesticide".
Question d’ego
Certains voient dans ces précautions le signe d’une paranoïa galopante alliée à une hypertrophie de l’ego : pour construire Ak Saray ("la maison blanche"), le président a dépensé plus de 600 millions de dollars (553 millions d’euros). Trente fois plus vaste que la résidence de Barack Obama, cette clinquante bâtisse de mille pièces s’inspire de l’architecture ottomane. Un style qu’Erdogan affectionne au point d’avoir choisi seize guerriers en armure et costume d’époque pour accueillir ses hôtes prestigieux.
Difficile de distinguer entre les goûts de luxe que l’on prête à l’homme et les indispensables mesures de sécurité dont doit bénéficier un chef d’État vivant dans une région en guerre et entouré d’ennemis au premier rang desquels le Syrien Bachar al-Assad. En Turquie, où la famille de l’ancien président Turgut Özal est persuadée que ce dernier est mort empoisonné (en 1993), la peur du complot vire facilement à l’obsession. Hier, le danger qui guettait Erdogan venait de militaires putschistes ; aujourd’hui, le président voit dans le scandale de corruption qui, fin 2013, a éclaboussé son entourage la main de sa nouvelle bête noire, l’imam Fethullah Gülen. Il s’est donc lancé dans un combat à mort contre le Hizmet, la confrérie créée par ce dernier, qu’il accuse d’avoir infiltré la police et la magistrature pour créer un "État parallèle". Le mois dernier, plusieurs journaux progouvernementaux ont été jusqu’à affirmer qu’un journaliste proche du Hizmet et un député du CHP (opposition de centre gauche) tramaient un plan pour assassiner Sümeyye, la fille bien-aimée du président.
Depuis, tous les gardes du corps de la famille Erdogan ont été remplacés. Le patron du CHP tonne qu’il s’agit d’un prétexte pour interdire les partis d’opposition. Le pouvoir dément. C’est dans ce climat houleux que se profilent les législatives de juin, à la faveur desquelles Erdogan compte faire basculer le pays dans un régime présidentiel où il aurait toutes les cartes en main.
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