Égypte : la dernière tentation des Frères

Traqués et privés de leurs chefs, lourdement condamnés, les cadres de la confrérie ont choisi l’exil ou la clandestinité. Tandis que les plus jeunes basculent dans la violence. Reportage.

Les leaders du mouvement des Frères musulmans. Au centre, Mohamed Badie, qui a écopé de la prison à vie. © Ahmed Ramadan/Anadolu Agency/AFP

Les leaders du mouvement des Frères musulmans. Au centre, Mohamed Badie, qui a écopé de la prison à vie. © Ahmed Ramadan/Anadolu Agency/AFP

Publié le 21 mars 2015 Lecture : 6 minutes.

Les condamnations pleuvent sur les cadres des Frères musulmans et leurs partisans. Le 28 février, quatorze membres de la confrérie, dont le Guide suprême, Mohamed Badie, l’idéologue et homme d’affaires Khairat al-Chater – qui avait brigué la présidence en 2012 avant que sa candidature ne soit invalidée – et l’influent Mohamed al-­Baltagy, ont écopé de la prison à vie.

C’est la première fois que Chater, qui avait échappé à la répression après l’assassinat d’Anouar al-Sadate, en 1981, est condamné à une peine aussi lourde. Toutes les figures importantes de la confrérie – classée terroriste en décembre 2013 – ou de son émanation politique, le Parti de la liberté et de la justice (PLJ), sont aujourd’hui derrière les barreaux. À commencer par le président déchu Mohamed Morsi, démis et arrêté le 3 juillet 2013, après le soulèvement populaire du 30 juin.

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Selon les organisations des droits de l’homme, près de 20 000 personnes ont été emprisonnées et plus d’un millier tuées dans les mois qui ont suivi la destitution de Morsi. Abdallah al-Masry, 28 ans, fils d’un cadre des Frères musulmans de Kafr al-Cheikh, dans le delta du Nil, a été emprisonné pour "détention d’armes et utilisation de la religion à des fins politiques". Mais l’homme continue de clamer son innocence.

Son père, lui, a été plus "chanceux" et se terre dans un lieu secret. "Je ne peux pas rester plus de trente minutes dans un même endroit, confie Masry, calfeutré dans son appartement. J’évite de me déplacer en plein jour, je préfère attendre la tombée de la nuit pour rejoindre des amis au café." L’homme nous reçoit dans le salon d’une résidence qu’il occupait avant de se marier. À l’abri des regards et de la surveillance policière, considérablement renforcée au lendemain de la mort de 19 supporters de foot au Caire, ses traits se détendent. Abdallah sourit. Il peut raconter son histoire. Enfin.

Les Frères musulmans ne sont pas les seuls à subir la répression. Prisons et commissariats regorgent aussi de jeunes libéraux et d’activistes de gauche, fer de lance de la révolution de 2011. Abdallah a passé ses trois mois et demi de détention dans une cellule exiguë qu’il partageait avec une vingtaine de prisonniers de diverses obédiences. "Nous étions tellement nombreux qu’il fallait se relayer pour dormir, se souvient-il. J’ai perdu vingt-cinq kilos. Nous n’avions aucune intimité."

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L’une des structures, la Usra, est toujours active

Harcelés et traqués, les Frères sont aujourd’hui face à un dilemme : partir ou rester ? Des cadres mais aussi de simples militants ont opté pour l’exil, principalement en Turquie et au Qatar, deux alliés historiques du mouvement. Mais leur nombre est difficile à déterminer. "Pour moi, le moment n’est pas propice, affirme Ziad Ahmed, un cadre local de la confrérie. Beaucoup de membres de ma famille, dont mon frère, sont en prison. J’ai fait le choix de rester : nous sommes prêts à vivre vingt ans dans la clandestinité." Marié et père de cinq enfants, le frère de Ziad a écopé de dix ans de prison.

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"Lui rendre visite dans la prison de Wadi al-Natrun [dans le nord-ouest du Caire] est très compliqué", raconte sa femme, Mona, enveloppée dans un long niqab. Médecin de son état, elle regrette qu’une partie de ses compatriotes soutienne la répression. "Il est devenu difficile de discuter avec les voisins. Certains se sont éloignés. Ils écoutent ce que disent les médias et n’arrivent pas à penser par eux-mêmes."

Berceau des Frères musulmans – qui y ont vu le jour en 1928 -, l’Égypte a longtemps constitué la base principale du mouvement. Ce qui explique pourquoi, bien qu’amputée de ses cadres et d’une bonne partie de ses membres, la confrérie continue d’exister. L’une de ses structures, la Usra ("famille", en arabe), une cellule composée de cinq à dix personnes, est toujours active.

"On se réunit une fois par semaine dans différentes maisons pour parler des problèmes quotidiens et de la mobilisation", rapporte Abdel Rahman, médecin à Matareya, un quartier populaire dans le nord-est du Caire. D’après lui, c’est au sein de la Usra que se prennent de nombreuses décisions. En novembre 2014, des élections ont été organisées à Matareya pour désigner les représentants du bureau local : "Chaque famille s’est réunie pour élire son "délégué", puis nous avons choisi celui qui avait obtenu la majorité des voix." Se réunir dans un tel contexte n’est pas aisé. Le jeune médecin préconise la prudence : "Il y a certains mots que je ne prononce plus au téléphone, et je retire toujours ma puce lorsque la Usra se réunit. On pourrait nous localiser. J’ai appris qu’un autre quartier avait organisé le scrutin dans un bus en marche. Ce n’est pas l’imagination qui manque."

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Les Frères sont dans une logique de survie

Sur le terrain, les Frères disent espérer regagner la confiance des Égyptiens en revenant à leur mission première : l’interaction quotidienne avec la société. "La campagne médiatique est tellement féroce qu’il faut reconquérir le coeur des gens, soutient Masry. Si chaque membre parle à vingt personnes et qu’il les convainc de sa bonté, cela confortera l’influence de la confrérie."

Mais la fermeture des structures associatives et médicales du mouvement rend la tâche particulièrement difficile. L’organisation se concentre par ailleurs sur les dossiers les plus urgents. "Les blessés, les familles de martyrs et les prisonniers politiques sont la priorité, assure Abdel Rahman à voix basse. Chaque famille reçoit une aide mensuelle pouvant aller jusqu’à 2 000 livres [240 euros]." D’où vient l’argent ? "Des fonds internes de l’organisation", répond Abdel Rahman, qui rappelle fièrement que chaque membre fait don de 7 % de ses revenus. Pas un mot en revanche sur les financements étrangers…

Cette période de crise sera-t-elle l’occasion d’un aggiornamento à l’initiative de la jeune garde ? Selon Ziad Ahmed, le mouvement serait en cours. "Les jeunes ont davantage de responsabilités. L’absence des cadres leur a permis d’accéder à la représentation qu’ils revendiquaient depuis plusieurs années." "Le clivage générationnel n’est pas simple, nuance la chercheuse française Marie Vannetzel. Il y a des jeunes qui restent dans la ligne des cadres et pour lesquels il n’est pas nécessaire de réformer. Et des anciens peuvent ne pas être d’accord avec la gestion du Tanzim [organisation], mais ils ne communiquent généralement pas sur le sujet. Cela est d’autant plus vrai que les Frères sont dans une logique de survie."

Aujourd’hui, les médias et les responsables politiques égyptiens voient un "Frère" derrière tout manifestant ou dissident politique. Les derniers rassemblements de Matareya en sont l’illustration. Les chaînes de télévision ont décrit une mobilisation noyautée par les Frères, alors qu’une large partie des manifestants n’appartenait pas à l’organisation, les Frères musulmans n’ayant évidemment pas le monopole de la dissidence. Chaque semaine, depuis plus d’un an, les partisans de l’ex-président Mohamed Morsi organisent de petites marches à l’échelle d’un quartier pour prouver que la confrérie mobilise toujours. "Le pouvoir ne peut pas nous éliminer", assure Ahmed Ziad, qui veille soigneusement à éviter toute fausse note.

Reste qu’un courant interne appelle à des réformes profondes au sein d’une organisation jugée sclérosée. Mais pour Abdel, emprisonné pendant près d’un an, ces réformes ne suffisent pas. Il raconte que certains jeunes ont déjà pris les armes. Cet adolescent branché, veste de cuir kaki et jean délavé, dit qu’il ne croit plus en rien. Ni en la justice, qu’il dit à la botte du pouvoir, ni en l’armée, dont il ne se lasse pas de décrire les exactions. "On connaît les noms des policiers qui ont torturé, ils vont payer", lance-t-il, survolté. "Nous n’avons pas d’autres perspectives devant nous", renchérit Ahmed Ziad. Or, depuis l’éviction de Morsi, les forces de sécurité sont la cible d’attaques meurtrières à travers tout le pays. Sentant qu’il est allé trop loin, Ziad recule et déclare, contre toute évidence : "Jusqu’à présent, nos actions ont été pacifiques."

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