Tunisie : des lendemains qui déchantent
Au-delà du problème sécuritaire tragiquement mis en évidence par l’attentat du Bardo, les difficultés politiques et sociales s’amoncellent en Tunisie. Un parti majoritaire en crise, un gouvernement sur la défensive, un front social en ébullition : trois mois après la présidentielle, censée marquer un retour à la normale, tout va à vau-l’eau…
Abdelmajid ne décolère pas. Comme bon nombre de ses amis, ce patron d’une PME sfaxienne spécialisée dans la distribution de matériel médical avait voté Nidaa Tounes aux législatives et Béji Caïd Essebsi à la présidentielle. Il avait même mis la main à la poche pour soutenir le parti qui lui paraissait le mieux armé pour tourner la page de la gouvernance catastrophique de la troïka. Trois mois après la présidentielle, rien n’a changé. Ou si peu.
"Je n’attendais pas de miracles, mais un semblant d’action et d’autorité. J’espérais que quelqu’un tiendrait fermement la barre du gouvernail. Or c’est l’inverse ! Le gouvernement est sur la défensive, acculé par les syndicats, et il multiplie les concessions avant même d’avoir commencé à négocier. L’autorité de l’État est défiée en permanence par les grévistes ou par les contrebandiers. La classe politique se donne en spectacle. Le pays se délite, inexorablement, depuis la révolution, et personne ne fait rien. Il ne faut pas s’étonner si ceux qui en ont les moyens cherchent à placer leur argent à l’étranger, anticipant une nouvelle dégringolade du dinar, au lieu d’investir. La confiance a disparu."
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Signe visible de ce malaise généralisé, l’inflation des paiements en espèces, qui traduit le poids grandissant de "l’économie parallèle" (estimé à au moins 50 % du PIB) et la peur des impayés. "Je refuse les chèques, sauf quand je suis absolument certaine de la solvabilité de mon client, explique Hadda, pharmacienne à Tunis. Sous Ben Ali, les choses étaient claires, et les sanctions injustes mais dissuasives ; un chèque sans provision pouvait vous conduire en prison. Aujourd’hui, vous êtes presque assuré de l’impunité. On est passé d’un extrême à l’autre."
Les difficultés de recouvrement ne se limitent pas aux particuliers : les "institutionnels" – mutuelles, assurances groupes, sociétés parapubliques – sont aussi de mauvais payeurs patentés. Les chiffres, il est vrai, donnent le tournis. Slim Chaker, ministre des Finances, vient d’admettre qu’il faudra trouver 7,5 milliards de dinars (3,5 milliards d’euros) pour couvrir le déficit du budget de l’État cette année. Les pertes cumulées des entreprises publiques se sont établies à 3 milliards de dinars en 2014.
Les caisses de prévoyance sociale ont accusé un trou de 400 millions de dinars l’an passé, qui s’élèvera à 700 millions fin 2015 si rien n’est fait pour inverser la tendance. En cause : le vieillissement de la population et le poids exorbitant des retraites. Le chômage, qui a été un des éléments déclencheurs du soulèvement de décembre 2010, se perpétue à un niveau historiquement haut (16 % de la population active et 33 % des diplômés du supérieur).
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Une prolifération des constructions anarchiques en zone inondable
Ce tableau alarmant souligne à la fois l’essoufflement du modèle économique tunisien et l’urgence de réformes profondes. Mais le gouvernement formé le 3 février par Habib Essid au terme de laborieuses tractations semble pour l’instant à court d’idées. Le Premier ministre s’est cantonné à des généralités dans son discours d’investiture et s’est octroyé un "sursis" de cent jours en demandant à ses ministres de lui présenter, à l’expiration de ce délai, une liste de cinq mesures prioritaires pour leurs départements. Cette approche "empirique" est-elle la plus appropriée ?
Peut-elle déboucher sur autre chose qu’une "agglomération de propositions disparates", pour reprendre les termes de l’éditorialiste Walid Bel Hadj Amor ? À la décharge d’Essid, celui-ci a hérité d’une situation explosive. Il a été fragilisé d’entrée de jeu par les violentes manifestations de Dehiba, à la frontière avec la Libye (un mort et plusieurs blessés), qui l’ont contraint à se déplacer dans le Sud et à annoncer la suspension de la taxe de sortie de 30 dinars, créée par l’équipe précédente, qui frappait les ressortissants étrangers. Destinée officiellement à renflouer les caisses, la mesure visait en réalité à mieux canaliser les flux sortants et à dissuader la contrebande.
Le gouvernement s’est ensuite retrouvé sur la sellette après les pluies diluviennes qui se sont abattues sur le pays et qui ont provoqué des inondations catastrophiques à Jendouba et à Bou Salem, mettant en relief l’incurie des services de l’État. Ici encore, les aléas climatiques n’expliquent pas tout. Le laisser-aller, qui a engendré une prolifération des constructions anarchiques en zone inondable, est en partie à l’origine du problème. Enfin, le front social n’a offert aucun répit, avec une succession de conflits très durs, notamment dans l’enseignement secondaire, où la grève a entraîné le report des examens et tourné au bras de fer entre le syndicaliste Lassaad Yacoubi et le ministre de l’Éducation, Néji Jelloul.
Dans le bassin minier, la production de phosphate, la principale ressource du pays, reste paralysée par un énième conflit. "Le manque à gagner depuis la révolution équivaut pratiquement au total des emprunts que la Tunisie a été obligée de contracter à l’extérieur", se désole un ancien dirigeant de la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG). Partout, le dialogue social vire au dialogue de sourds entre des acteurs enfermés dans leur logique. Patrons et gouvernants en appellent au sens des responsabilités tant les marges de manoeuvre sont désormais limitées. Les syndicalistes rétorquent sans malice que leurs revendications de hausse des salaires sont justifiées, car l’inflation – 6 % par an – érode le pouvoir d’achat des travailleurs.
Une certaine absence de vision
Attendus sur le terrain de l’autorité, Essid et ses ministres se sont transformés en pompiers et ont multiplié les sorties sur le terrain et les visites d’inspection "inopinées". Une méthode, assimilée par leurs détracteurs à des "gesticulations", qui donne parfois l’impression que les responsables découvrent les problèmes au fur et à mesure qu’ils surviennent et souligne, en creux, une certaine absence de vision.
Mais que dire de la classe politique ? Entre ceux qui sont aux abonnés absents, comme Ennahdha, et ceux qui se déchirent à belles dents, à l’instar de Nidaa Tounes, le parti au pouvoir, miné par les luttes de clans et désormais au bord de l’implosion, le spectacle est pathétique. La polarisation idéologique entre islamistes et modernistes, qui prévalait entre 2011 et 2014, s’est presque entièrement estompée. Les clivages ont laissé place aux querelles intestines, aux revendications régionales et catégorielles et aux surenchères. Une autre forme de fitna ("division"), moins spectaculaire mais ô combien plus pernicieuse…
"La faiblesse de l’État, l’essoufflement du modèle productif et la crise sociale ne sont pas conjoncturels mais structurels, car aucun des maux qui ont engendré la révolution de 2011 n’a été réglé", souffle un des principaux conseillers du Premier ministre. La transition politique, saluée pompeusement comme une réussite exemplaire, a phagocyté les énergies et escamoté les problèmes de fond. Ils se rappellent maintenant au bon souvenir des dirigeants. Et le plus dur est peut-être à venir : l’avènement de la décentralisation, prévue par la Constitution de janvier 2014, risque de virer au cauchemar absolu en l’absence de véritables élites locales.
"Nous travaillons à bâtir un consensus social, propice aux réformes, poursuit notre conseiller, mais cela ne s’improvise pas. Les Tunisiens semblent parfois orphelins du régime autoritaire, dont ils ont conservé les réflexes et la mentalité. À l’époque, gouverner, c’était trancher. En démocratie, c’est d’abord négocier. Et cela prend du temps. Personne n’a de vision claire sur ce qu’il convient de faire, et sur comment le faire. Et personne ne contrôle grand-chose. Certains ont le sentiment que l’Union générale tunisienne du travail [UGTT] dicte sa loi. Mais c’est une illusion. Ses dirigeants sont à la remorque de leur base, et ils versent parfois dans la surenchère pour ne pas paraître déphasés. Le problème le plus aigu, aujourd’hui, et qui s’exprime à tous les niveaux, c’est la crise du leadership."
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